Digitized by the Internet Archive in- 2011 with funding from University of Toronto _________________________________________________________ downloaded on : 2023-07-21 original file name : http ://www.archive.org/details/lachansonderolOOgaut redited as *-txt and also as *-rtf-file by willibrord oomen last update : 2023-08-30 20h57 any remarks form proofreaders welcome on dataplusplus @ free.fr _______________ INTRODUCTION I.- AVANT-PROPOS ET DÉDICACE A tous ceux qui ignorent notre vieille poésie nationale, à tous ceux qui ont souci de la connaître, nous dédions ces quelques pages. La France, qui est la plus épique de toutes les na- tions modernes, a jadis possédé deux cents Poëmes populaires consacrés à des héros chrétiens à des héros français. Ces poëmes étaient chantés, et se rattachaient par leur sujet à certaines familles héroïques, à certaines gestes. De là leur nom << Chansons de geste >>. Imaginez de longs récits poétiques où plusieurs mil- liers de de vers sont inégalement distribués en un certain nombre de tirades ou laisses. Et figurez-vous, dans chacun de ces couplets, tous les vers terminés à l'ori- gine par les mêmes assonances, et, plus tard, par les mêmes rimes. Telles sont les Chansons de geste ; tels sont ces chants épiques de la France que toute l'Europe a connus, imités et traduits, et qui ont fait le tour du monde avec nos traditions et notre gloire. Or, la plus antique, la plus célèbre, la plus belle de toutes les Chansons de geste, c'est la Chanson de Roland. vj INTRODUCTION Nous allons parler de Chanson de Roland. Notre voeu le plus cher, c'est qu'après nous avoir entendu, les femmes mêmes et les enfants connaissent, admirent et respectent le plus beau monument, le type le plus achevé de l'Épopée française. C'est notre voeu, parce qu'on ne saurait aimer Roland sans aimer plus vivement la France. II. - L'HISTOIRE Le 15 août 778, au fond d'une petite vallée des Pyré- nées qui est encore aujourd'hui connue sous le nom de Roncevaux, il se passa un drame terrible, dont le reten- tissement devait être incomparable, et qui allait, durant plusieurs siècles, inspirer les poëtes de toutes les nations chrétiennes. Le roi des Francs, Charles, revenait de cette expé- dition d'Espagne où il n'avait été qu'à moitié vainqueur. Attiré là-bas par les divisions des princes musulmans, il s'était généreusement proposé de délivrer l'Église du joug des Sarrazins ; mais il n'avait rien fait au delà de l'Èbre. Il avait réussi devant Pampelune, mais échoué devant Saragosse. Et il s'en revenait assez tristement, ayant mille projets en tête. Dans son arrière-garde se trouvaient Roland, le préfet de la Marche de Bretagne ; Anselme, le comte du palais ; 1 Cette date a été tout récemment établie. M. Dümmler a décou- vert (dans le manuscrit latin de la Bibliothèque Nationale 4841), l'épitaphe d'un des guerriers franks morts à Roncevaux, du séné- chal Eggihard Qui obiit die XVIII kalendas septembrias. V. l'article de Gaston Paris, dans la Romania, II, 146-148. INTRODUCTION vij Eggihard, le << prévôt de la table royale >> toute l'élite de sa cour, tous les chefs de son armée. La Grande Armée avait passé sans encombre. Mais tout à coup, au moment où l'Arrière-garde arrivait en ce passage étroit de la montagne qu'indique la petite chapelle d'Ibagneta, un bruit formidable se fit entendre dans les bois épais dont cette partie des Pyrénées est encore couverte. Des milliers d'hommes en sortirent et se et se jetèrent sur les soldats de Charles. Ces agresseurs inat- tendus, c'étaient les Gascons, que tentait l'espoir d'un gros butin, et qui, d'ailleurs, - comme tous les montagnards, - n'aimaient pas que l'on violât ainsi leurs montagnes. Ils précipitèrent les Francs dans le petit vallon qui est là tout près, afin de se donner la joie de les égorger tout à leur aise. Et de fait, ils les égorgèrent jusqu'au dernier. C'est ainsi que mourut Roland. L'histoire ajoute que les Gascons se dispersèrent, que leur crime demeura impuni, et que Charles en ressentit une longue et cruelle douleur. Tel est le fait que raconte Eginhard au chapitre neu- vième de sa Vie de Charlemagne. On en trouve égale- ment le récit dans les célèbres Annales qui ont longtemps attribuées à ce même Eginhard comme aussi dans les vers du Poëte saxon et dans la chronique de l'Astronome Limousin 1. 1 Voici les textes très-importants sur lesquels s'appuie toute notre légende et d'où notre Chanson est sortie : I. << Hispaniam quam maximo poterat belli apparatu adgreditur Karolus, saltuque Pyrinei superato, omnibus quoe adierat oppidis alque castellis in deditionem susceplis, salvo et incolumi exercilu revertitur, praeter quod, in ipso Pyrinei jugo, Wascon icam perfidiam parumper in redeundo contigit experiri. Nam cum, agmine longo, ut loci et angustiarum situs permittebat, porrectus iret exercitus Wascones, in summi montis vertice posilis insidiis [est enim locus ex opacitate silvarum, quarum ibi maxima est copia, insidiis po- viij INTRODUCTION Malgré les réticences de tous ces narrateurs, il est aisé de voir que ce désastre fut considérable. L'intensité de la légende prouve assez clairement que les historiens ont atténué l'importance de la défaite : un simple accident d'arrière -garde n'aurait jamais produit un tel engage- ment de poésie. Quoi qu'il en soit, voilà le fait oui a DONNÉ LIEU A TOUTE NOTRE LÉGENDE. Voilà le fait QUI EN A ÉTÉ LE GERME. Car toute légende a rigoureusement besoin d'un germe historique. Et la légende de Roland est sortie, tout entière, de ces huit mots d'Eginhard : In quo praelio Hruodlandus limitis Britannici praefectus, interfîcitur. O petits com- mencements d'une grande chose ! nendis opporlunus), extremam impedimentorum partera et cos qui, novissimi agminis inccdrntes, subsidio proecedentes tuebantur, desuper incursanles, in subjeelam vallem dejiciunt, consertoque cum cis proelio, usqite ad unum omnes inlcrficiunt ac, direptis im- pedimentis noctis beneficio quoe jam inslabal protecti, sumrna cum celeritate in diversa disperguntur. Adjucabat in hoc facto Wasco- nes t levitas armorum, et loci in quo res gerebatur situs ; econira Francos et armorum gravitas et loci iniquitas per omnia Wasco- nibus reddidit impares. In quo praelio Eggihardus, regiae menae proepositus, Anselmus, cum comes palatii, et HRUODLANDUS, BRITANICI LIMITIS PRAEFECTUS, cum aliis compluribus interfîciuntur. Neque hoc factum ad praesens vindicari poterat, quia hostis, re perpetrata, ita dispersus est, ut ne fama quidem remaneret ubinam gentium quaeri potuisset. >> (Eginhard, Vita Karoli, IX. Un certain nombre de manuscrits de la Vita Karoli ne renferment pas l'épisode de Ron- cevaux mais on estime que les quarante-sept manuscrits où ce fait est rapporté dérivent du véritable texte d'Eginhard.) II. << Tunc Karolus, ex persuasione Sarraceni, spem capiendarum quaruindam in Hispania civilatum haud frustra concipiens, congre- gato exercitu, profectus est, superaloque in regione Wasconum Pyrinei jugo, primo Pompelonem, Navarrorum oppidum, aggres- sus, in deditionem accepit. Inde, Hiberum amnem vado trajiciens, Caesaraugustam, prrecipuam illarum partium civilalem, accessit, acceptisque quos Ibinalarbi et Abuthaur quosque alii quidam Sarra- ceni oblulerant obsidibus, Pompelonerm revertitur. Cujus muros, ne INTRODUCTION ix III. - LA LÉGENDE Dès le lendemain de la catastrophe de Roncevaux, la Légende -- cette infatigable travailleuse et qui ne reste jamais les bras croisés, -- se mit à travailler sur ce fait profondément épique. Et nous allons assister, d'un oeil curieux, à ce long et multiple labeur. Elle commença, tout d'abord, par exagérer les pro- portions de la défaite. Le souvenir de la grande invasion des Sarrazins en 792 et des deux révoltes des Gascons en 812 et 824 se mêlèrent vaguement, dans la mémoire du peuple, aux souvenirs de Roncevaux et accrurent rebellare posset, ad solum usque destruxit ac, regredi statuens. Pyrinei saltum ingressus est. In cujus summitate Wascones, insi- diis collocati, extremum agmen adorti, totum exercitum magno tumultu perturbant. Et licet Franci Wasecnibus, tam armis quam animis, praetare viderentur, tamen et iniquitate locorum et génère imparis pugnaeinferiores effecll sunt. In hoc cer lamine plerique aulicorum quos Rex copiis proefecerat, interfecti sunt, direpta im- pedimenta, et hostis, propter notitiam locorum, statim in diversa dilapsus est. Cujus vulneris acceptio magnam partem rerum feli- citer in Hispania gestarum in corde Regis obnubilavil. >> (Annales longtemps attribuées à Eginhard et qui sont l'oeuvre d'Angilbert, ann. 778. Reproduites par le Poëte saxon, Historiens de France, V, 143.) III. << Karolus ... statuit, Pyrinaei montis superata difficultate ad Hispaniam pergere laborantique Ecclesice sub Sarracenorum acer- bissimo jugo, Christo fautore, suffragari. Qui mons cum altitudine coelum contingat asperitate cautium horreat, opacitate silvarum tenebrescat, angustia via vel potius semitae commeatum non modo tanto exercitui, sed paucis admodum pene intercludat, Christo tamen favente, prospero emensus est itinere ... Sed hanc felicitatem transitus,si dici fas est, foedavit infidus incertusque fortunae verti- bilis successus. Dura enim quae agi potuerant in Hispania peracta essent et prospero itinere reditum esset, infortunio obviante, ex- tremi quidam in eodem monte regii coesi sunt agminis. Quorum quia vulgata sunt, nomina dicere supersedi. >> (L'Astronome Li- mousin, Vita Hludovici, dans Pertz, Scriptores, III, 608.) x INTRODUCTION l'importance du combat, déjà célèbre, où Roland avait succombé. En second lieu, la Légende établit des rapports de parenté entre Charlemagne et ce Roland dont elle fit décidément le centre de tout ce récit et le héros de tout ce drame. Faisant alors un nouvel effort d'imagination, elle sup- posa que les Français avaient été trahis par un des leurs, et inventa un traître auquel fut un jour attaché le nom de Ganelon. Ensuite, elle perdit de vue les véritables vainqueurs, qui étaient les Gascons, pour mettre uniquement cette victoire sur le compte des Sarrazins, qui étaient peu à peu devenus les plus grands ennemis du nom chrétien. Et enfin, ne pouvant s'imaginer qu'un tel crime fût demeuré impuni, la Légende raconta tour à tour les représailles de Charles contre les Sarrazins et contre Ganelon. Car, dans toute épopée comme dans tout drame, il faut, de toute nécessité, que l'Innocence soit récompensée et le Vice puni. Tels sont les cinq premiers travaux de la Légende. Mais il en est encore deux autres, que nous ne saurions passer sous silence. Dès la fin du IXe siècle, les moeurs et les idées féodales s'introduisirent fort naturellement dans notre récit légen- daire, dont elles changèrent peu à peu la physionomie primitive. Puis, vers la fin du Xe siècle, plusieurs personnages nouveaux firent leur apparition dans la tradition ro- landienne. C'est alors, - pour plaire au duc d'Anjou Geoffroi et au duc de Normandie Richard 1, - c'est alors sans doute que les personnages de Geoffroi et de 1 Geoffroi Grise-Gonnelle mourut en 987, et Richard-Sans-Peur en 996. INTRODUCTION xj Richard furent imaginés par quelque poëte adulateur. Il est POSSIBLE qu'une Chanson de Roland antérieure à la nôtre (elle serait de la fin du Xe ou du commence- ment du XIe siècle) ait eu pour auteur un Angevin, et c'est ce qui expliquerait le rôle considérable de Thierry l'Angevin à la fin de ce récit épique. Mais ce n'est là qu'une hypothèse. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en ce qui concerne notre Roland, la Légende a modifié l'histoire à sept reprises et de sept façons différentes. Ce grand mouve- ment commencé vers la fin du VIIIe siècle, et il était achevé au commencement du XIe. C'est ce que nous appellerions volontiers les << sept Travaux de la Légende >>. Et nous venons de les faire successivement passer sous les yeux de nos lecteurs. IV. - LES PREMIERS CHANTS Que, dès le règne de Charlemagne, il ait existé des chants populaires spécialement consacrés à Roncevaux et à Roland, la chose ne paraît pas douteuse. Qu'aucun de ces chants ne soit parvenu jusqu'à nous, le fait n'est que trop certain. Mais quelle pouvait bien être la nature de ces chants primitifs ? Ici, les érudits se divisent en deux groupes. Les uns affirment que ces premiers chants ont été épiques ; les autres n'y voient que des cantilènes, ou, pour parler plus clairement, de vraies chansons populaires, sem- blables aux rondes de nos enfants ou à ces complaintes naïves que certains chanteurs font entendre dans les rues de nos villages ou de nos villes. Rien ne se ressemble moins que ces deux familles de poëmes, et leurs caractères n'ont rien de commun. xij INTRODUCTION L'épopée, qui présente toujours un certain développe- ment est toujours chantée par des gens du métier : tels furent les aèdes chez les Grecs ; tels furent ces chanteurs de nos vieux poëmes français qu'on appelle les jongleurs. Les cantilènes, au contraire, qui sont courtes et faciles à retenir, sont chantées par tout un peuple. Or, nous possédons deux textes historiques qui nous font voir, en effet, tout un peuple occupé en France à chanter certains poëmes rapides et brefs. En 620, saint Faron, qui devait être un jour évêque de Meaux, sauva la vie à certains ambassadeurs saxons que Clotaire voulait faire périr. Cette belle action se mêla fort naturellement, dans les souvenirs du peuple, à la grande victoire que ce même Clotairc remporta, deux ans plus lard, sur toute la nation saxonne. De là une chanson populaire dont Helgaire, le biographe de saint Faron, nous a transmis quelques fragments au IXe siècle, et dont il nous dit << qu'elle était sur toutes << les lèvres, et que les femmes la chantaient en choeur << en battant des mains 1. Certes, de tels mots ne sau- raient s'appliquer à un chant épique. 1 Voici ces huit vers et tout le passage d'Helgaire : << Ex qua Vic toria carmen publicum juxta rusticitatem per omnium pene volilabat ora ita canentium, feminaeque choros inde plaudendo componebant : De Chlotario est canere rege Francorum, Qui ivit pugnare in gentem Saxonum. Quam graviter provenisset missis Saxonum, Si non fuisset inclytus Faro de gente Burgundionum Et, in fine hujus carminis : Quando veniunt missi Saxonum in terram Francorum Faro ubi erat princeps, Instinctu Dei transeunt per urbem Meldorum Ne interficiantur a rege Francorum. Hoc enim rustico carmine placuit ostendere quantum ab omnibus celeberrimus habebatur. >> (Vita sancti Faronis, Meldensis episcopi ; Acta sanctorum ordinis sancti Bcnedicti, saecul. II, p. 617. - His- toriens de France, III, 505.) INTRODUCTION xiij Conteste-t-on la valeur de ce premier texte ? en voici un second qu'aucun juge ne saurait récuser. Il s'agit de cet autre Roland, de cet illustre capitaine de Charle- magne, de ce Guillaume qui a donné naissance à l'une de nos trois grandes gestes, de ce duc d'Aquitaine qui en 793 sauva la France des Sarrazins, de ce vaincu de Villedaigne dont la popularité se peut comparer à celle du vaincu de Roncevaux 1. Un biographe de Guillaume (il vivait au XIe siècle) nous apprend que son héros était l'objet de mille chants populaires : Quels sont les choeurs de jeunes gens, quelles sont les assemblées des peuples, quelles sont surtout les réunions des chevaliers et des nobles, quelles sont les veilles religieuses qui ne fassent doucement re- tentir, qui ne chantent son histoire en cadence, modu- latis vocibus 2 ? >> De ce texte si important on peut tirer deux conclu- sions. 1 Guillaume avait été nommé par Charles en 790 duc de Septi- manie, de Toulouse ou d'Aquitaine. En 793, Hescham, successeur d'Abd-Al-Raman II, proclama l'Algihad ou guerre sainte, et cent mille Sarrazins envahirent la France. Guillaume alla au-devant d'eux, les rencontra près de la rivière de l'Orbieux, à Villedaigne, leur livra bataille, fut vaincu malgré des prodiges de valeur, mais força par cette résistance les Sarrazins à repasser en Espagne. Ce même Guillaume se retira en 806 au monastère de Gellone, qu'il avait fondé, et y mourut en odeur de sainteté le 28 mai 812. 2 Le texte latin mérite d'être cité : << Quae enim regna, quae pro- vinciae, quae gentes, quoe urbes Willelmi ducis potentiam non lo- quantur, virtutem animi, corporis vires, gloriosos belli studio et frequentia triumphos ? Qui chori juvenum, qui conventus populo- rum, praecipue militum ac nobilium virorum, quae vigiliae sancto- rum dulce non resonant et modulatis vocibus decantant qualis et quantus fuerit ; quam gloriose sub Carolo glorioso militavit ; quam fortiter quamque victoriose barbaros domuit ... ; quanta ab iis per- tulit, quanta intulit ac demum de cunctis regni Francorum finibus crebro victos et refugas perturbavit et expulit. >> (Vita ab auctore gravi scripta soeculo XI, Acta Sanctorum Maii, VI, 811.) xiv INTRODUCTION La première, c'est qu'il ne s'agit point ici de chants épiques. Une épopée, en effet, n'a jamais été chantée en choeur par toute une nation. Elle est bien trop longue et bien trop compliquée. Et tous les termes du biographe de Guillaume ne conviennent réellement qu'à des chants courts, vifs, populaires, mélodiques, moitié narratifs et moitié lyriques, tels que nous en posséderons plus tard un si grand nombre. Notre seconde conclusion sera peut-être aussi rigou- reuse. Si Guillaume a donné lieu à des chants populaires, n'a pu en être autrement de notre Roland, dont la gloire était, à tout le moins, aussi considérable. Donc, nous pouvons textuellement appliquer à Roland tout ce que le biographe de Guillaume nous apprend ici de son héros. Roland, lui aussi, a été chanté par tout un peuple. Et nous ajouterons que ces premiers chants, ici encore, étaient nécessairement lyriques. L'Epopée n'est venue que plus tard. Nous avions autrefois pensé que les auteurs de nos plus anciens poëmes n'avaient guère eu qu'à souder ensemble ces cantilènes populaires pour en faire une seule et même chanson de geste. << Les premières chan- sons de geste, avions-nous dit, n'ont été que des bou- << quets ou des chapelets de cantilènes. >> Cette opinion était excessive. Nous sommes aujour- d'hui convaincu que nos premiers épiques n'ont pas soudé réellement, matériellement, des cantilènes préexistantes. Ils se sont seulement inspirés de ces chants populaires ; ils en ont seulement emprunté les éléments traditionnels et légendaires ; ils n'en ont pris que les idées, l'esprit et la vie. Et ils ont trouvé tout le reste. INTRODUCTION xv V.- LE POËME La Chanson de Roland, telle que nous la possédons aujourd'hui, n'est pas, sans doute, la première épopée qui ait été consacrée à la gloire de notre héros. Il est probable, comme nous disions tout à l'heure, qu'un Roland a été composé vers la fin du Xe ou le com- mencement du XIe siècle. C'est ainsi du moins que nous expliquons l'intercalation singulière dans notre légende de ces deux personnages, Geoffroi d'Anjou et Richard de Normandie. Dans le poëme que nous publions, il s'agit quelque part d'une prise de Jérusalem et d'un meurtre du Pa- triarche par les Sarrazins vainqueurs. Ces vers con- tiennent sans doute une allusion à des événements très réels de 969 et de 1012 et se trouvaient, sous une autre forme, dans cette première rédaction du Roland que l'on pourrait hypothétiquement placer entre les années 990 et 1020. _______________ Quant à la Chanson qui est parvenue jusqu'à nous il est difficile d'en préciser fort exactement la date. Mais il semble permis d'affirmer qu'elle est postérieure à la conquête de l'Angleterre par Normands (1066) et antérieure à la première croisade (1096). En d'autres termes la Chanson de Roland appartient au dernier tiers du XIe siècle. Mais les preuves ne sont pas aussi décisives que nous voudrions. _______________ Il est à peine utile de dire que le manuscrit ne peut être d'aucune utilité. Il appartient au milieu du xvj INTRODUCTION XIIe siècle, et est évidemment postérieur à la composition du poëme. Cherchons de la lumière ailleurs. _______________ De l'étude du manuscrit passons rapidement à celles des assonances. M. Gaston Paris, dans une longue dissertation qu'il a consacrée aux assonances de la Vie de saint Alexis comparées à celles du Roland, conclut à l'antériorité du premier de ces poëmes. Il montre en effet que dans le Saint-Alexis les notations ent et ant sont encore distinctes et ne peuvent << assonner >> : dans le Roland c'est tout le contraire, et ces assonances entrent souvent dans le même couplet. Il en de même de même de l'homo- phonie entre ai, et e devant deux consonnes : elle existe dans le Roland et n'est pas encore admise dans l' Alexis. << Telles sont, dit M. G. Paris, les raisons qui ne per- mettent pas de douter qu'entre l' Alexis et le Roland il ne se soit écoulé un intervalle de temps assez long. >> Or, la date que M. G. Paris attribue à l' Alexis est << le milieu du XIe siècle >>. Le Roland pourrait donc, comme il le dit lui-même ailleurs, être attribué à la fin de ce même siècle. _______________ Mais il en faut venir maintenant à un examen plus intime, à celui du poëme lui-même. A coup sûr, le Roland est l'oeuvre d'un Normand. Et ce fait nous paraît clairement prouvé par la place consi- dérable qu'occupent dans notre poëme la fête, l'invoca- tion et le souvenir de << saint Michel du Péril >>. Il s'agit ici, comme je l'ai démontré ailleurs, du fameux Mont Saint-Michel, près d'Avranches, et de INTRODUCTION xvij la fête de l'Apparition de saint Michel in monte Tumba qui se célébrait le 16 octobre. Cette fête a été, je le veux bien, solennisée jadis dans toute la seconde Lyonnaise et jusqu'en Angleterre. Mais il y a loin, il y a bien loin de cette simple célébration d'une fête liturgique à l'importance exceptionnelle que l'auteur du Roland a partout donnée à saint Michel du Péril. C'est le 16 octobre que, d'après notre Chanson, l'em- pereur Charles tient ses cours plénières. C'est << depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu'aux Saints >> que notre poëte trace les limites de la France, de l'Ouest à l'Est. Et enfin, près de Roland mourant, c'est saint Michel du Péril qui descend, comme un consolateur suprême. Ce dernier trait est décisif. Il n'y a qu'un Normand, peut- être même n'y a-t-il qu'un Avranchinais, - capable de donner tant d'importance à un pèlerinage, à une fête, j'allais dire à un saint de son pays. Toutefois, ce Normand me semble avoir séjourné en Angleterre. _______________ A deux reprises il parle de l'Angleterre avec une sorte de mépris qui trahit le conquérant. Il en attribue la conquête à Charlemagne : Vers Engletere passat il la mer salse 1. Et son héros lui-même, le comte Roland, quelques minutes avant sa mort, se vante de cette con- quête de l'Angleterre dont il n'est question nulle part ailleurs dans notre épopée nationale : Jo l'en cunquis Escoce, Guales, Islande, E Engletere, que Carles teneit sa cambre 2. Ce n'est pas tout. Le seul manuscrit du Roland qui soit parvenu jusqu'à nous est un manuscrit anglais, et ce 1 Vers 327. 2 Vers 2331, 2332. xviij INTRODUCTION n'est pas sans raison que Génin encore ces deux ma- nuscrits de Roncevaux qui étaient jadis conservés dans L'armoire aux livres de la cathédrale de Peterborough. Enfin, voici un dernier fait, qui semblerait indiquer que notre Roland a été écrit en Angleterre. On y lit trois ou quatre fois le mot algier 1, qui vient très-certainement du mot ategar, et désigne le javelot anglo-saxon. Or, ce dernier mot est d'origine germanique et, plus particuliè- rement, anglo-saxonne. Il se trouve, à notre con- naissance, qu'en des textes d'origine anglaise. Nous ne pensons pas, du moins, qu'il n'ait été latinisé ou, sur- tout, francisé ailleurs. Ce donc, à notre avis, un de ces vocables que les conquérants français auraient empruntés aux vaincus. Nous avouons, d'ailleurs, que ce fait est d'une impor- tance très -secondaire. Pour nous résumer, nous dirons que le Roland est CERTAINEMENT l'oeuvre d'un Normand, et PROBABLE- MENT l'oeuvre d'un Normand qui avait pris part à la conquête de 1066, ou qui avait vécu en Angleterre. _______________ Notre poëme paraît antérieur à la première croisade ; mais nous n'avons, pour le démontrer, que des probabi- dont nous ne saurions être entièrement satisfaits. Nous voudrions cent fois mieux. << La liste des peuples païens, que fournit quelque part le Roland 2, semble porter les caractères d'une rédac- tion antérieure aux croisades. La plupart de ces peuples sont de ceux qui à l'orient de l'Europe, ont été, pendant les IXe, Xe et XIe siècles, en lutte constante avec les chré- 1 Vers 439, 442, 2075. 2 Vers 3220 et ss. INTRODUCTION xix tiens. Ce sont, en partie, des Tartares et des Slaves. >> Cette observation est de M. Gaston Paris. Ajoutons que, dans notre vieille chanson, il est toujours question de Jérusalem comme d'une ville appartenant aux Sarrazins où ils exercent d'odieuses persécutions contre les chré- tiens. Notre poëte, enfin, attribue à Charlemagne la conquête de Constantinople, mais non pas celle de la Terre Sainte. On va peut-être nous objecter ici que le Roland est véritablement animé par le grand souffle des croisades A cela nous répondrons que l'esprit des croisades a été, dans la chrétienté du moyen âge, bien antérieur aux croisades elles-mêmes. Et il est trop vrai que le désir ardent dé se venger des Infidèles a été, durant la seconde moitié du XIe siècle, le sentiment le plus vif et le plus profond de toute la race chrétienne. _______________ L'Archéologie ne nous vient guère en aide pour déter- miner une date plus exacte. Il faut seulement observer que dans le costume de guerre, tel qu'il est décrit dans le Roland, on ne voit point encore paraître les chausses de mailles. Or, l'usage des chausses de mailles a com- mencé, sans doute, durant la seconde moitié ou le second tiers du XIe siècle. Et l'on en peut voir déjà quelques-unes dans la tapisserie de Bayeux. Somme toute, rien de net. _______________ En résumé, il n'est pas certain, mais il est probable que le Roland est antérieur à la première croisade. C'est toute notre conclusion ; Et nous souhaitons fort vivement qu'un autre érudit puisse un jour, au milieu de tant d'ombres, arriver à une certitude lumineuse. xx INTRODUCTION VI. - LE POËTE Comme nous l'avons montré tout à l'heure, l'auteur Chanson de Roland est un Normand, et c'est ce qui est presque mathématiquement prouvé par l'im- portance exceptionnelle donnée à << Saint Michel du Péril >>. Même il se pourrait que ce fût un Avranchinais à cause du voisinage de ce Mont Saint- Michel dont notre poëte fait tant d'estime. Mais ce n'est qu'une hy- pothèse. Quoi qu'il est très -probable en soit, que ce Nor- mand a vécu de l'autre côté du détroit, et c'est ce que laissent supposer l'origine topographique de notre ma- nuscrit, le mot algier qui est d'étymologie anglo- saxonne, et certaines allusions à l'Angleterre qui ne sont pas sans être empreintes de quelque dédain. Voilà ce que nous avions dit, et ce que nous devions répéter. Mais l'auteur de notre poëme est-il réellement ce Turoldus dont il est question dans notre dernier vers : Ci fait la geste que TUROLDUS declinet ? On ne saurait l'affirmer. La geste ! Ce mot est employé quatre fois dans notre Chanson, et le poëte en parle toujours comme d'un document historique qu'il a dû consulter et dont il in- voque le témoignage au même titre que celui des chartes et des brefs. Ce document, c'était peut-être quelque an- cienne Chanson ; ou bien encore quelque Chronique plus ou moins traditionnelle et écrite d'après quelque poëme antérieur. Donc, c'est de cette geste, et non pas de notre poëme, que Turoldus serait l'auteur. INTRODUCTION xxj Mais, en admettant que ce mot << geste >> s'ap- plique à notre propre chanson, faudrait encore expli- quer le mot declinet. Or, ce mot décliner signifie à la fois << quitter, abandonner, finir une oeuvre >>, et, par extension, << a raconter tout au long une histoire, une geste. >> La première de ces deux significations a paru la meilleure à quelques critiques. On peut donc admettre qu'un Touroude a achevé la << Chanson de Roland. >> Mais est-ce un scribe qui a achevé de la transcrire ? un jongleur qui a achevé de la chanter ? un poëte qui a achevé de la composer ? A tout le moins il y a doute. M. Génin, s'appuyant uniquement sur ce fameux der- nier vers, attribue notre chanson à un << Theroulde >>, bé- nédictin de l'abbaye de Fécamp, auquel le roi Guillaume donna l'abbaye de Malmesbury, qui fut transporté en 1069 à l'abbaye de Peterborough, et qui mourut en 1098. << Si ce n'est lui, c'est son père, >> dit M. Génin. Et le père de ce Theroulde fut, en effet, le précepteur de Guil- laume Conquérant. Mais ce ne sont là que des pro- babilités, et la seule présomption solide en faveur de cette opinion consiste dans la présence de ces deux exem- plaires du Roland dans l'armoire aux livres de la ca- thédrale de Peterborough : << Apparemment, dit M. Gé- << nin, ce n'étaient pas les moines saxons qui les y << avaient fait venir. N'est-il pas plus probable qu'ils y << avaient été placés par l'abbé Theroulde comme son << oeuvre, ou plutôt comme celle de son père, le précep- << teur de Guillaume le Conquérant ? >> Mais encore un coup, ce n'est là qu'une présomption, et non pas une preuve. En résumé, l'auteur du Roland est un Normand qui a séjourné en Angleterre. Mais il n'est pas certain qu'il ait porté le nom de Touroude xxij INTRODUCTION Et, encore moins, que ce soit le fameux abbé de Peterborough ou son père 1. VII. - LE MANUSCRIT Entrons à la bibliothèque Bodléienne, à Oxford, et demandons le manuscrit Digby 23. Le voilà devant nous. Nous ne le toucherons pas nous ne l'ouvrirons pas sans une certaine émotion, profonde et sincère. C'est un de ces petits volumes à l'usage des jongleurs, qu'ils portaient avec eux sur tous les chemins et où, sans doute, ils rafraîchissaient leur mémoire. Nous en placerions l'exécution entre les années 1150 et 1160. Il est l'oeuvre d'un scribe anglo-normand fort médiocre et sujet à de trop nombreuses distractions. Le pauvre hère a omis, plus d'une fois, des couplets tout entiers, que nous essaierons plus loin de reconstruire. Grâce à sa négligence, un certain nombre de vers sont boiteux, et il nous faudra aussi les remettre fortement sur leurs pieds. Enfin il a interverti l'ordre de quelques strophes, souvent tenu aucun compte de l'exactitude des assonances. Il pensait visiblement à autre chose. Cette besogne ne devait pas lui être bien payée. Le manuscrit, d'ailleurs, n'a vraiment pas été favorisé. Après le scribe, un correcteur est venu, qui a changé quelques termes trop archaïques, réparé quelques omis- sions, rectifié la mesure de quelques vers, complété ou ajouté quelques mots, effacé ou gratté çà et là quelques lettres. Ses additions (qui sont placées soit en interligne, 1 Nous ne croyons pas utile de discuter ici l'opinion relative à ce << bér Seint Gilie >> qu'on a voulu, sans aucune preuve, considérer comme l'auteur du Roland. V. notre note du vers 2086. INTRODUCTION xxiij soit en marge), ses suppressions et ses corrections sont généralement sans critique et sans valeur. Peut-être faut-il y voir l'œuvre d'un jongleur qui voulait rajeunir un texte vieilli. Quel que soit le correcteur, il est digne du scribe. Par bonheur, une rédaction antique de la Chanson de Roland nous a été conservée par un très-précieux ma- nuscrit de la bibliothèque Saint-Marc, à Venise 1 . Ce manuscrit a dû être exécuté entre les années 1230 et 1240. Il offre deux graves défauts. Tout d'abord, il a été écrit par un scribe fort- igno- rant et en un français déplorablement italianisé; Et, en second lieu , il ne nous offre la version primi- tive que jusqu'au vers 3682 de notre texte d'Oxford. A partir de là , le copiste italien n'a plus eu sous les yeux qu'un de ces remaniements dont nous aurons lieu de parler tout à l'heure, et qui était orné d'un long récit de la prise de Narbonne par Aimeri. Toujours est-il que nous possédons en double la ver- sion d'environ 3500 vers de notre poëme. Et telle est la plus précieuse ressource qui soit à notre disposition pour établir notre texte critique. Mais nous nous servirons aussi de ces remaniements où il est aisé de retrouver tant de vestiges du texte pri- mitif. Vienne le jour où quelque érudit déterrera, au fond de quelque bibliothèque de France, d'Espagne ou d'An- gleterre , le manuscrit original de notre Iliade. Bien que cette découverte puisse être une rude épreuve pour tous les faiseurs de textes critiques, nous l'appelons de tous nos vœux et la saluerions de lout notre cœur. Espérons 1 Mss. français, IV. xxiv INTRODUCTION VIII.- LA LANGUE Il faut ici, tout d'abord, faire une distinction fonda- mentale entre l'original de la Chanson de Roland, qui n'est certainement point parvenu jusqu'à nous, et le manuscrit d'Oxford, qui est évidemment la très -mau- vaise copie d'un ancien texte. S'il est vrai que le Roland ait été composé par un Normand, comme nous pensons l'avoir démontré, le manuscrit original devait être écrit en dialecte nor- mand. S'il est vrai que le Roland soit, comme nous l'avons supposé, l'oeuvre d'un Normand qui avait vécu en An- gleterre, le manuscrit original devait suivant nous, être écrit en un dialecte dont le vocabulaire très-nor- mand n'était pas sans offrir quelques éléments anglo- normands. Quant au manuscrit d'Oxford, il est l'oeuvre d'un scribe anglo-normand ; Et ce médiocre écrivain avait sous les yeux un modèle normand qu'il a fort mal copié. Nos lecteurs trouveront, dans notre édition classique, une Grammaire et un Glossaire complets de la langue de notre scribe, De sa langue, telle qu'il l'a parlée et écrite, et telle aussi qu'il aurait dû la parler et l'écrire. IX. - LA VERSIFICATION Il faut partir de ce fait que les vers du Roland étaient destinés à être écoulés, et non pas à être lus. Ils ne s'adressaient pas aux yeux, mais à l'oreille. INTRODUCTION xxv Des << jongleurs de gestes >> parcouraient alors toute l'Europe avec de petits manuscrits dans leurs poches. Arrivaient- ils dans une ville, ils ne prenaient point le temps de se reposer. Encore tout poudreux du voyage et essoufflés, ils attiraient la foule par quelques accords de leur grossier violon, de leur viele, par quelques cris, voire par quelques gambades. Puis, ils se mettaient à chanter quelques centaines de vers épiques. Je ne dis pas lire : je dis chanter. Une foule avide, enthousiaste, ardente, entourait ces chanteurs populaires et se suspendait à leurs chants. Très -souvent aussi, la scène se passait dans la salle principale des châteaux. Le seigneur invitait le jongleur, et le faisait boire. A la fin du repas, le chanteur se levait et donnait une séance épique. Mais, qu'il eût affaire à des chevaliers ou à des bourgeois, le jongleur avait toujours devant lui un au- ditoire qui NE SAVAIT PAS LIRE et qui en fait de ver- sification, était uniquement sensible au rhythme et à l'assonance. Or l'assonance n'est pas la rime. L'assonance porte sur la dernière voyelle sonore, et la rime, à tout le moins, sur la dernière syllabe tout entière. A s'en tenir au système de l'assonance, Carles, guaste, pasmet, vaillet, pailes, barbe, remaignet peuvent en- trer, à la fin des vers, dans une seule et tirade. Ces mots << assonnent >> ensemble. Dans le système de la rime, remaigne ne serait admis- sible qu'avec muntaigne, graigne, altaigne, etc. L'assonance est essentiellement populaire ; la rime est aristocratique. Encore aujourd'hui, en 1875, le peuple des campa- gnes chante des vers assonancés. Il les comprend, il les aime, il les savoure. Écoutez plutôt, écoutez ce << Can- xxvj INTRODUCTION tique populaire sur saint Alexis >> qui circule dans nos villages : J'ai un voyage à faire Aux pays étrangers. Il faut que je m'en aille : Dieu me l'a commandé. Tenez, voici ma bague, Ma ceinture à deux tours, Marque de mon amour. Ailleurs, dans ce même chant, épousailles assonne avec flamme ; courage avec larmes ; richesses avec cachette ; embarque avec orage et dépêche avec con- naître. II en était ainsi aux XIe et XIIe siècles. Mais le jour où le nombre des lettrés devint plus con- sidérable au sein de la société laïque, le jour où il y eut beaucoup de chevaliers et de bourgeois qui surent vrai- ment lire, le jour où ils en vinrent à vouloir posséder et collectionner des manuscrits, tout changea. Il fallut dé- sormais s'adresser au regard des lecteurs, et non plus à l'oreille des auditeurs. De là, la nécessité absolue de remanier les anciens poëmes ; de là ces rifacimenti aux- quels nous allons tout à l'heure consacrer un de nos chapitres. A l'époque où fut compose le Roland, la versification peut se résumer en quelques règles qui sont des plus sages et des plus simples : Le Roland, comme nos plus anciens poëmes, est. écrit en déca- syllabes. == Ces décasyllabes ont une pause intérieure après leur quatrième syllabe sonore. == A la fin du premier comme du second hémistiche, les voyelles muettes ne comptent point : Damne Deu PerE, nen laiser hunir FrancE. == Sont assimilés à l'e muet, les e non accentués qui sont suivis d'une s, d'un I, d'un ni : Li empere- rEs est par malin levet. - Iço vus mandet reis Marsilius li ber. - Il nen est dreit que païens te baillisENT. == La seule lettre qui INTRODUCTION xxvij thèse générale, s'élide, est l'e muet (ou l'e suivi de t et de s). Il convient d'ajouter que cette élision elle-même est laissée à la liberté du poëte, qui élide ou n'élide pas. == Ces vers, ainsi rhythmés, sont distribués en un certain nombre de couplets, tirades ou laisses. Toute laisse forme une division naturelle du récit. == Le couplet se com- pose, en moyenne, dans le Roland, de douze à quinze vers. Il sera plus développé dans les poëmes postérieurs. == Le lien qui unit tous les vers dans un même couplet, c'est l'assonance : plus tard, ce sera la rime. Dans le Roland, les couplets ne sont donc pas monorimés, mais mono-assonancés. == Suivant que leurs vers se terminent ou non par un e muet, les laisses sont féminines ou masculines. Ces dernières sont les plus nombreuses. Nous avons traité ailleurs 1 les autres questions qui se rapportent à la rhythmique du Roland. X. - LE STYLE Que notre poëte ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c'est ce que nous ne croirons jamais, malgré tous les efforts de M. Génin pour nous en convaincre. L'auteur du Roland écrivait en toute simplicité, comme il pensait, et ne songeait pas à l'effet. Rien n'est plus spontané qu'une telle poésie. Cela coule de source, très-naturellement et placidement. C'est une sorte d'improvisation dont la sincérité est vrai- ment incomparable. Nulle étude du << mot de la fin >>, ni de l'épithète, ni enfin de ce que tous les modernes appellent le style. Rien qui ressemble aux procédés de Dante, même de très-loin. Notre épique, d'ailleurs, est un ignorant. Qu'il con- naisse la Bible, j'y consens, et le miracle du soleil arrêté par Charlemagne ressemble trop à celui que Dieu fit 1 V., dans l'édition classique, le Traité élémentaire de versifica- tion qui accompagne la Grammaire. xxviij INTRODUCTION pour Josué. Mais nous ne pouvons nous persuader qu'il ait jamais lu Virgile ou Homère. S'il est un trait qui rap- pelle dans son oeuvre le Dulces moriens reminiscitur Argos, c'est une de ces rencontres qui attestent seule- ment la belle universalité de certains sentiments hu- mains. L'épithète homérique est également un procédé commun à toutes les poésies qui commencent. On n'a pas assez remarqué qu'elle fleurit peu dans le Roland, et que, tout au contraire, elle abonde dans nos poëmes pos- térieurs, où elle tourne à la formule. En revanche, il est, dans notre Chanson, certaines répétitions qui sont déjà consacrées par l'usage et, pour ainsi dire, classiques. Un ambassadeur, par exemple, ne manquera jamais de répéter mot pour mot le discours que son roi lui a dicté. C'est encore là un trait primitif et presque enfantin. Tout est grave, du reste, en cette poésie << d'enfant sublime >>, et le poëte ne rit pas volontiers. Si par hasard le comique se montre, c'est un comique de garnison ; ce sont des plaisanteries de caserne. Tel est l'épisode de Ganelon livré aux cuisiniers de Char- lemagne, qui se jettent sur lui et le rouent de coups avec leurs gros poings. Sur ce, nos pères riaient à pleines dents, et j'avoue que ce rire n'était aucunement attique. Malgré ces éclats grossiers, il y a dans Roland une véritable uniformité de ton : c'est une oeuvre une à tous égards. Certains critiques n'en conviennent pas. << Le poëme, s'écrient-ils, devrait se terminer à la mort de Roland. >> Nous ne saurions partager cet avis, et ils se sont étrangement trompés ceux qui, par amour de l'u- nité, ont supprimé, dans leurs traductions, tout l'épi- sode de Baligant, toute la grande bataille de Saragosse, voire le procès de Ganelon. Non, non ; Roland est une trilogie puissante. La trahison de Ganelon en est le pre- INTRODUCTION xxix mier acte ; la mort de Roland en est la péripétie ou le noeud ; le châtiment des traîtres en est le dénoûment. Est-ce que le chef-d'oeuvre de Racine serait un sans la scène où est racontée la mort d'Athalie ? Mais de la forme il faut passer au fond, et du style à l'idée. Notre auteur n'est pas un théologien, et, s'il faut dire ici toute ma pensée, je ne crois même pas qu'il ait été clerc. Il ne sait guère que le catéchisme de son temps ; il a lu les vitraux ou les bas-reliefs des por- tails, et c'est par eux sans doute qu'il connaît les << His- toires >> de l'Ancien Testament. Mais ce catéchisme, qu'il possède très -profondément, vaut mieux que bien des subtilités, et même que bien des raisonnements. Roland est le premier des poëmes populaires, parvenus jusqu'à nous, qui ont été écrits dans le monde depuis l'avéne- ment de Jésus-Christ. On peut juger par lui combien le Christianisme a agrandi la nature humaine et dilaté la Vérité parmi nous. Et, en effet, l'unité d'un Dieu personnel est, pour l'auteur de notre vieille Épopée, le plus élémentaire de tous les dogmes. Dieu est, à ses yeux, tout-puissant, très-saint, très-juste, très-bon, et le titre que nos héros lui donnent le plus souvent est celui de père. L'idée de la Providence se fait jour dans tous les vers de notre poëte, et il se représente Dieu comme penché sur le genre humain et écoutant volon- tiers les prières des hommes de bonne volonté. Sous le grand regard de ce Dieu qui veille à tout, la terre nous apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer : d'un côté, les chrétiens, qui sont les amis de Dieu ; de l'autre, les ennemis mortels de son nom, les païens. La vie ne pa- raît pas avoir d'autre but que cette lutte immortelle. La terre n'est qu'un champ de bataille où combattent, sans xxx INTRODUCTION relâche et sans trêve, ceux que visitent les Anges, et ceux qui combattent à côté des Démons. Le Chef, le Sommet de la race chrétienne, c'est la France, c'est France la douce, avec son Empereur à la barbe fleurir. A La. tête des Sarrazins marche l'émir de Babylone. Quand finira ce grand combat ? Le poëte ne nous le dit point ; mais il est à croire que ce sera seulement après le Jugement suprême. L'existence humaine est une croi- sade. L'homme que conduisent ici -bas les anges et les saints s'achemine, à travers cette lutte pour la croix, jusqu'au Paradis où règne le Crucifié. On voit que notre poëte a un très-haute idée de l'homme. Sans doute ce n'est pas un observateur, et il ne connaît point les mille nuances très -changeantes de l'âme humaine ; mais il croit l'homme capable d'aimer son Dieu et son pays, et de les aimer jusqu'à la mort. On n'a encore, ce nous semble, rien trouvé de mieux. Il va plus loin. Si bardés de fer que soient ses héros ; si rudes guerriers qu'il nous les montre et si farouches, il les croit capables de flé- chir, capables de tomber, capables de pleurer : voilà de quoi nous le remercions. Il nous a bien connus, puisqu'il fait fondre en larmes les plus fiers, les plus forts d'entre nous, et Charlemagne lui-même. Ses héros sont naturels et sincères : leurs chutes, leurs pâmoisons, leurs san- glots m'enchantent. Ils nous ressemblent donc, ils sont donc humains. J'avais craint un instant qu'ils ne fussent des mannequins de' fer ; mais non, j'entends leur coeur, un vrai coeur, qui bat fort, et sous le heaume je vois leurs yeux trempés de larmes. Il faut, du reste, avouer que, s'ils se pâment aussi aisément, ce n'est jamais pour Me vulgaires amourettes, ni même pour des amours effé- minants : la galanterie leur est, grâce à Dieu, tout à fait étrangère. Aude, la belle Aude, apparaît une fois à peine dans tout le drame de Roncevaux, et ce n'est pas Ro- INTRODUCTION xxxj land qui prononce ce nom : c'est Olivier, et il parle de sa soeur avec une certaine brutalité de soldat. Roland, lui, est trop occupé ; Roland est trop envermeillé de son sang et du sang des Sarrazins ; Roland coupe trop de têtes païennes ! S'il est vainqueur, il pensera à Aude, peut-être. Mais, d'ailleurs, il a d'autres amours : la France, d'abord, et Charlemagne après la France. Pan- telant, expirant, râlant, c'est à la France qu'il songe ; c'est vers la France qu'il porte les regards de son sou- venir. Jamais, jamais on n'a tant aimé son pays. S'il est des Allemands qui lisent ces pages, je les invite à bien peser les mots que je vais dire : << IL EST ICI QUESTION DU XIe siècle. >> A ceux qui menacent aujourd'hui ma pauvre France, j'ai bien le droit de montrer combien déjà elle était grande il y a environ huit cents ans. Et, puisqu'ils parlent de ressusciter l'empire de Charlemagne, j'ajou- terai volontiers que jamais il n'y eut une conception de Charlemagne comparable à celle de notre poëte français. Ceux d'Outre-Rhin ont imaginé sur lui quelques fables creuses, oui, je ne sais quelles rêvasseries sans solidité et sans grandeur. Mais le type complet, le véritable type, le voilà. C'est ce Roi presque surnaturel, mar- chant sans cesse à la tête d'une armée de croisés, le regard jeune et fier malgré ses deux cents ans, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant. Un Ange ne le quitte pas et se penche souvent à son oreille pour lui conseiller le bien, pour lui donner l'horreur du mal. Autour de lui se pressent vingt peuples, Bavarois, Nor- mands, Bretons, Allemands, Lorrains, Frisons ; mais c'est sur les Français qu'il jette son regard le plus tendre. Il les aime : il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. Cet homme qui pourrait se croire tant de droits à commander despotiquement, voyez -le : il consulte ses barons, il écoute et recueille leurs avis ; il est humble, xxxij INTRODUCTION il hésite, il attend : c'est encore le Koenig germain, c'est déjà l'Empereur catholique. Les héros qui entourent Charlemagne représentent tous les sentiments, toutes les forces de l'âme humaine. Roland est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et, pour tout dire en un mot, français. Olivier, c'est le courage réfléchi et qui devient sublime à force d'être modéré. Naimes, c'est la vieillesse sage et. conseillère : c'est Nestor. Ganelon, c'est le traître ; mais non pas le traître -né, le traître- formule de nos derniers romans, le traître forcé et à perpétuité : non, c'est l'homme tombé, qui a été d'abord courageux et loyal, et que les passions ont un jour terrassé. Turpin, c'est le type brillant, mais déplorable, de l'évêque féodal, qui pré- fère l'épée à la crosse et le sang au chrême ... Je veux bien admettre que tous ces personnages ne sont pas en- core assez distincts l'un de l'autre, et que << la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l'Epopée fran- çaise 1 >>. Et cependant quelle variété dans cette unité ! Il est vrai que la fin des héros est la même ; mais ce n'est point là de la monotonie. Tous s'acheminent vers la région des Martyrs et des Innocents. Les Anges s'a- battent autour d'eux sur le champ de bataille ensan- glanté, et viennent recueillir les âmes des chrétiens pour les conduire doucement dans les << saintes fleurs >> du paradis ... Telle est la beauté de la Chanson de Roland. 1 Ces paroles sont de M. Gaston Paris, en son Histoire poétique de Charlemagne INTRODUCTION xxxiij XI.- LES REMANIEMENTS 1 Le jour vint où le Roland, tel que nous allons le publier, ne répondit plus aux besoins des intelligences. Le jour vint où le public, s'adressant à certains poëtes de bonne volonté, leur montra notre vieille chanson, et leur dit : << Rajeunissez-la. >> Et ce jour fut celui-là même où l'assonance ne suffit plus aux auditeurs de nos Chansons de geste. Disons mieux : ce fut le jour où le Roland eut des lecteurs plutôt que des auditeurs. La rime alors dut s'emparer de toute la dernière syllabe : la rime qui est une assonance perfectionnée, une assonance pour les yeux. 1 Ces Remaniements composent la seconde famille des manuscrits du Roland : == a. Manuscrit de Paris B. N., fr. 860, ancien 7223 5, seconde moitié du XIIIe siècle ; il y manque environ les 80 premiers couplets. - 6. Manuscrit de Versailles. Il est aujourd'hui à la Biblio- thèque de Châteauroux, et il en existe une copie moderne à la B. N. fr. 15,108.) Après avoir fait partie de la bibliothèque de Louis XVI. il fut acheté par le comte Germain Garnier. C'est celui dont s'est servi M. Bourdillon pour son édition critique (XIIIe s. ; - 8,330 vers.). M. F. Michel a publié, dans la seconde édition de son Roland, la version de Paris complétée par les 80 premiers couplets de celle de Versailles. - c. Manuscrit de Venise. (Bibliothèque Saint-Marc, manuscrits français, n° vu.) A une colonne, 138 folios, 8,880 vers ; exécuté vers 1200. Le texte, qui n'est pas italianisé, se rapproche beaucoup de celui de Versailles : nous avons eu l'occasion d'y pui- ser de très-bonnes variantes. - d. Manuscrit de Lyon (n° 964) XIVe s. Les 84 premières laisses y manquent. Dans le dernier couplet, on annonce << la guerre de Grifonel l'enfant >>. Ce texte n'a pas été uti- lisé par M. Th. Müller, et nous nous en sommes souvent servi. - << . Fragments d'un manuscrit lorrain, 351 vers du XIIIe siècle, publiés par Génin, Chanson de Roland, p. 491 et suiv. - f. Manuscrit de Cambridge (Trinity collège, R. 3-32), XVe siècle, sur papier, mau- vaise écriture. Les 17 premières strophes font défaut. Le dernier couplet, en vers de 12 syllabes, nous montre les barons de Charles retournant dans leurs fiefs ... xxxiv INTRODUCTION Voilà le point de départ de tous nos rajeunisseurs ; voilà la raison d'être et l'origine de tous les remanie- ments du Roland. TOUT EST SORTI DE LA. Dès que le plus ancien des remanieurs eut, pour la première fois, touché à une assonance du Roland dans le but de la transformer en rime, ce jour-là, tout fut perdu. Cette seule modification en entraîna cent autres, et toute la physionomie de notre vieille épopée fut irré- médiablement changée. Le premier travail du rajeunisseur porte sur le cou- plet épique. Il consiste à en changer toutes les asso- nances et à les remplacer par un système de rimes. Son second labeur a le vers pour objet. Il lui faut re- prendre en sous-oeuvre presque tous les vers de l'ancien couplet, et les refaire un à un pour leur donner la rime voulue. Longue, délicate et rude besogne ! Mais il n'est pas toujours aisé de remplacer un vers assonance par UN vers, par UN SEUL vers rimé. Le remanieur, en ce cas, écrit deux vers, et même trois, au lieu d'un seul. C'est là son troisième travail, qui, comme les précédents, lui est commandé par une néces- sité impérieuse. Une fois en si beau chemin, le rajeunisseur ne s'arrête plus. Il se donne fort gratuitement une quatrième mis- sion. Alors même qu'il n'y est aucunement contraint, il remplace un vers de l'original par deux ou trois vers de la copie. Hélas ! Il est à peine utile d'ajouter que notre remanieur, habitué à tant de privautés avec le texte original, n'hé- site plus à changer tous les hémistiches qui lui dé- plaisent et tous les mots qui lui semblent vieillis. Mais ce cinquième travail ne semble pas avoir été le plus malaisé. Désormais, plus de gêne. Les rajeunisseurs suppri- INTRODUCTION xxxv ment tels ou tels couplets qu'ils jugent inutiles, ou en ajoutent tels ou tels autres qui leur paraissent néces- saires. Ils intercalent certains épisodes de leur compo- sition, et rédigent a nouveau certaines parties de l'ancien texte. Même ils adoptent des vers d'une autre mesure, et voici que, dans l'épisode du procès de Ganelon, le vers alexandrin pénètre enfin dans notre Chanson, qui est décidément trop remaniée et mal rajeunie 1. Il ne reste plus qu'à modifier l'esprit général de nos vieux poëmes, et c'est à quoi nos remanieurs s'entendent merveilleusement. Dans la Chanson de Roland, telle qu'on la pourra lire tout à l'heure, c'était l'esprit du XIe siècle qui frémissait ; dans nos rifacimenti, c'est 1 La meilleure façon de donner une idée de ces Remaniements, c'est d'en citer un fragment. Voici les deux premières laisses du texte de Versailles : nous prions nos lecteurs de les comparer attentive- ment aux deux premières laisses de notre texte : I. Challes li rois à la barbe grifaigne - Sis anz loz plens a esté en Espaigne, - Conquist la terre jusque la mer alteigne ; - En meint estor fu véue s'enseigne ; - Ne trove bore ne caslel qu'il n'enplaigne, - Ne mur tant aut qu'à la terre n'enfraigne, - Fors Saragoze, au chief d'une montaigne : - Là est Marsille, qui la loi Deu n'en daigne ; - Mahomet sert, mot fait folle gaaigne. - Ne poit durer que Challes ne le taigne : - Car il n'a hom qu'à lui servir se faigne. - Fors Guenelon que il tint por engeigne. - Jamais n'ert jor que li rois ne s'en pleigne. II En Saragoze ert Marsille li ber ; - Soz une olive se sist por déporter, - Environ lui si demeine et si per. - Sor un peron que il fist tôt lister - Monte li rois, si comence à parler : - << Oiez. << signer, que je vos vel moslrer ; - Consiliez-moi cornent porai << esrer ; - Desfendez-moi de honte et d'affoler. - Bien a set anz, << ne sont mie à paser, - Li Empereres c'on puet tant redoter - << En cest païs entra por conquisler. - Ars a mes bors, mes terres << fait gaster ; - Cité n'avons qui vers lui peust durer. - Mais à << - vous loz consel vel demander : - Par quel enging porai vers lui << aler ? >> - Mal soit de cel qui ousast mot sonner, - Ne qui le- vassent son seignor conseiller, - Fors Blankandin. Cil ne se volt celer. - En tot le mont, si corn orez nomer, - N'en verez hom tant sage mesajer ... xxxvj INTRODUCTION celui du XIIIe. Les âmes y sont moins mâles. Tout s'al- languit, s'attiédit, s'efféminé. La guerre n'est, plus le seul mobile, ni la pensée unique. Le coup de lance, bien donné ou bien reçu, n'est plus le seul idéal. Ce n'est plus l'esprit des croisades populaires et enthousiastes comme le fut celle de 1096 : c'est le temps des croisades à moitié politiques et auxquelles il faut un peu contraindre les meilleurs barons chrétiens. Rome est moins aimée, et l'oriflamme de Saint-Denis fait un peu oublier l'enseigne de saint Pierre. Charlemagne est déjà loin ; Philippe le Bel approche. La Royauté, plus puissante, est cepen- dant moins respectée. La taille du grand Empereur est rapetissée : ce n'est plus un géant de quinze pieds qui domine tous les autres héros du poëme et dont la gloire n'est pas effacée par celle même de Roland. Les subti- lités d'une théologie médiocre remplacent les élans vigoureux d'une piété militaire. L'auteur se fait voir davantage dans ces oeuvres trop personnelles. Plus de proportions ; point de style, avec plus de prétentions. Des formules, des chevilles, et, comme nous le dirions aujourd'hui, des << clichés >> insupportables. Ces Rema- niements, nous les abandonnons volontiers à ceux qui nous accusent de trop aimer notre vieille poésie reli- gieuse et nationale. De ces oeuvres de rhéteurs ennuyeux, la Patrie et Dieu sont absents. Nous ne descendrons pas à les admirer 1. 1 Les Remaniements ne sont pas cependant la forme la plus mé- prisable qu'ait reçue la légende de Roland. Après avoir médio- crement inspiré Philippe Mousket, en sa Chronique rimée, au XIIIe siècle, et Girart d'Amiens, en son Charlemagne, au commen- cement du siècle suivant, cette très-glorieuse et très-antique légende fut, six fois au moins, mise en prose : dans Galien (XVe siècle) ; dans les Conquestes de Charlemagne, de David Aubert (1458) ; dans Morgant le Géant (imitation du Morgante maggiore, de Pulci, 1519) ; dans le Charlemagne et Anseïs du manuscrit 214 des B. L. F. à l'Arsenal (XVe siècle) ; dans le Fierabras de 1478 et dans la Con- INTRODUCTION xxxvij XI. - LA GLOIRE Roland est un des héros dont la gloire a été le plus oecuménique, et il n'est peut-être pas de popularité égale à sa popularité. Roland a été célèbre en Allemagne. Vers le milieu du XIIe siècle, un curé allemand, du nom de Conrad, - il était de la Bavière ou de la Souabe, - se mit à traduire en latin d'abord, puis en vers allemands, notre épopée nationale, notre vieille chanson. La traduc- tion est des plus exactes, avec une tournure plus clé- ricale ou plus mystique que dans l'original français. C'est le Ruolandes-Liet, et nous ne pouvons oublier, en le lisant, que le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent obligés de l'emprunter à la France. Et ils ne s'en tinrent pas là. Un poëte connu sous le nom de Stricker - ce nom signifie sans doute << rapsode >> ou << arrangeur >> - écrivit vers 1230 son Karl, qui est au Ruolandes- Liet ce que nos remaniements sont à notre ancien poëme. Ce n'est pas tout encore. Un compilateur ger- main du XIVe siècle, l'auteur du Karl-Meinet, a fait en- trer, dans sa vaste compilation, un autre remaniement de Roncevaux. Cependant, sur toutes les places des villes de la Basse-Saxe et ailleurs encore, se dressaient ces fameuses statues de Roland, ces Rolandssaülen qui ne représentent pas exactement notre héros, mais qui queste du grant roi Charlemagne des Espaignes, qui en est une nouvelle forme (1498, etc.), et enfin dans les Guerin de Montglave incunables. Ces deux derniers volumes et le Galien ont pénétré dans la << Bibliothèque bleue >>, et c'est par eux que Roland est, encore aujourd'hui, connu dans nos campagnes. xxxviij INTRODUCTION n'en attestent pas avec moins d'éloquence sa popularité très-glorieuse. Roland a été célèbre dans tous les pays néerlandais. L'autre jour M. Bormans publiait quatre fragments de poëmes << thiois >> des XIIIe et XVIe siècles, où il n'hé- site pas à voir une oeuvre originale, mais où il est aisé de reconnaître une imitation servile de notre chanson ou de ses remaniements. Un petit livre néerlandais du XVIe siècle, la Bataille de Roncevaux, répond bien à ces misérables versions en prose du Roland qui pullulent dans nos manuscrits et dans nos incunables. Ce n'est pas un chef-d'oeuvre, sans doute ; mais c'est l'irrécusable preuve d'une popularité très-sincère, très-étendue et très -profonde. Roland a été célèbre dans tous les pays Scandi- naves. La Karlamagnus Saga est une vaste compila- tion islandaise du XIIIe siècle, qui est empruntée littéra- lement à nos plus anciennes et à nos meilleures chansons de geste. Or, cette oeuvre se divise en dix branches, et notre chanson forme la huitième. Jusqu'à la mort du comte Roland, le compilateur islandais ne fait que suivre très-servilement le texte primitif du vieux poëme fran- çais, d'après un manuscrit fort semblable à celui d'Ox- ford. Mais, en cet endroit de son récit, il a trouvé sans doute que son modèle devenait un peu long, et il l'a vigoureusement abrégé. Quoi qu'il en soit, la Saga con- quit un rapide et incomparable succès. Un auteur danois du XVe siècle la résuma à l'usage du peuple en s'aidant de quelques autres poëmes français. De là cette Keiser Karl Magnus Kronike qui circule encore aujourd'hui dans les campagnes danoises. Rien n'égale la vogue de ce petit livre dont une édition nouvelle vient de pa- raître à Copenhague, et qui, jadis imité de l'islandais, a été récemment traduit en cette langue. Si vous allez INTRODUCTION xxxix à Rëykiavik, demandez au libraire la Kronike om Keiser Karlamagnus, et donnez-vous la joie, errant dans ce pays, d'entendre le nom de Roland sur les lèvres d'un paysan islandais. Roland a été célèbre en Angleterre, et il existe un Roland en vers anglais du XIIIe siècle. On en sera d'au- tant moins surpris que l'Angleterre est sans doute le pays où fut écrit notre vieux poëme par un Normand, qui était venu peut-être à la suite des envahisseurs de 1066. De toutes les excursions de notre légende, voilà celle qui s'explique le plus aisément. Nous l'avons vue, d'ailleurs, et nous allons la voir faire de plus lointains voyages. Roland a été célèbre en Italie. Les traditions sur Charlemagne et sur Roland ne s'y répandirent tout d'abord qu'oralement. Mais bientôt les monuments figu- rés, les pierres se mirent à parler, et l'on connaît ces statues de Roland et d'Olivier qui sont grossièrement sculptées au porche de la cathédrale de Vérone. L'Italie, alors, toute l'Italie est, à l'égal de la France, parcou- rue par des jongleurs de gestes. Ils s'arrêtent sur les places de ces belles villes, sur ces places tout entourées de grands palais féodaux ; ils y font retentir leurs vielles et chantent les héros français : Olivier, Roland, Charle- magne. La foule s'attroupe autour d'eux, frémissante. Des héros italiens on ne sonne mot : la France et ses chevaliers suffisent alors et suffisent largement à ali- menter l'enthousiasme de toute l'Europe. Toutefois, ce n'est encore là que la première période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie : il faut en venir à des documents écrits. Et voici, au XIIIe siècle, l'époque de ces romans franco -italiens dont nous trouvons aujour- d'hui les types les plus parfaits à la bibliothèque Saint- Marc de Venise. L'Italie, du reste, ne se borna point à xl INTRODUCTION faire un succès à des chansons françaises plus ou moins italianisées : leur popularité exigea davantage. Il fallut les traduire en italien, en véritable italien, et c'est ce que tentèrent, vers le milieu du XIVe siècle, les compila- teurs des Reali di Francia. Le huitième livre y est inti- tulé : la Spagna, et il est tout entier consacré à la grande expédition d'Espagne. Ces romans en prose, les Reali, conquirent à leur tour une éclatante popularité qu'at- testent un très-grand nombre de manuscrits et d'éditions imprimées. Mais les Italiens, race de poêles, n'étaient point faits pour aimer longtemps de telles histoires, dé- pouillées de la couleur et de l'harmonie poétiques. Dès le XIVe siècle, on éprouva le besoin très-vif de mettre en vers les Reali, et en particulier la Spagna : Sostegno di Zanobi se chargea de cette besogne. Si médiocre que soit sa Spagna istoriata, c'est un poëme, et ce poëme va devenir le prototype de toute l'Épopée italienne. D'au- tres poëtes surgissent, en effet, mais, ceux-là, vigou- reux et originaux. Ils regardent autour d'eux et cher- chent un sujet, un héros d'épopée. La Spagna frappe leurs oreilles et leurs yeux : << Roland, s'écrient-ils, il n'y a que Roland ! >> Et Pulci publie, en 14850, son Mor- gante maggiore ; et l'Aretin son Orlandino, auquel il prend soin de ne pas donner de date ; et l'Arioste, en 1516, son Orlando furioso. Toujours Roland, partout Roland. Certes, ce ne sont plus là des épopées popu- laires et spontanées. Les amours ardentes, les petites ja- lousies, le grand style ruisselant et coloré de l'Arioste ne ressemblent guère à la simplicité mâle et à la farouche chasteté du Roland. Mais enfin c'est là notre légende, ce sont là nos grandes figures nationales, et l'Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célébrité fût comparable à la gloire d'un Charlemagne ou à celle d'un Roland. INTRODUCTION xlj Roland a été célèbre en Espagne. L'Espagne, elle aussi, fut longtemps traversée par des jongleurs qui avaient la bouche pleine des noms de Charles et de son neveu, et qui racontaient à la française cette légende très-française. Mais, de très-bonne heure, une réaction se produisit là-bas contre ces récits qui parurent, à la fin, trop glorieux pour la France, trop oublieux du nom espagnol. La passion s'en mêla ; la jalousie nationale éclata. De là ces légendes toutes neuves qui ont trouvé place, au XIIIe siècle, dans la Cronica general d'Al- fonse X et dans la Chronica Hispaniae de Rodrigue de Tolède. Celui-ci raconte ingénument que Roland fut dé- fait à Roncevaux par Bernart del Carpio, et Alfonse X ajoute que Bernart était l'allié des Infidèles. Tel est le Roncevaux espagnol. Il est bon de ne s'y pas arrêter trop longtemps, et d'en venir bien vite à la troisième période de cette histoire rapide de notre légende en Es- pagne. C'est l'époque des Romances. Les unes sont fran- çaises, les autres espagnoles d'inspiration. Les unes dérivent de la Cronica general; les autres, de nos chan- sons de geste. Ce dernier courant finit par triompher. L'Espagne eut sa << Bibliothèque bleue >> << qui fut toute remplie de notre gloire, et son livre le plus populaire fut cette Historia del emperador Carlomagno, qui est naïvement empruntée à notre Fierabras. Mais ce long succès de nos romans va prendre fin : car nous sommes en 1605, et voici la première édition de Don Quichotte. Roland a été célèbre dans l'Église tout entière. Il y a été longtemps vénéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs Martyrologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à deux reprises 1. Ils l'ont avec raison rejeté du nombre des Saints, mais non sans 1 Le 31 mai et le 16 juin. xlij INTRODUCTION éprouver un certain regret d'être contraints à cette sé- vérité. Après avoir justement flétri les fables du faux Turpin, ils s'écrient : << Nous serions heureux de pos- séder sur Roland des documents plus sûrs. Certiora libenter acciperemnus. >> C'est une bonne parole de cri- tique chrétien, et nous la répéterons volontiers après les Bollandistes. Roland a été surtout célèbre, dans toute la France. Son nom, son souvenir faisaient en quelque manière partie de la vie publique de nos pères. Toutes les fois que la France était vaincue, on n'entendait que ce cri : << Ah ! si Roland était là ! >> Lorsque Raoul de Gaen, lorsque cet historien de la première croisade veut rendre hommage à Robert, comte de Flandre, et à Hugues le Grand, il s'écrie : Rolandum dicas Oliveriumque rena- tos y Et Ton connaît cette histoire mise assez mécham- ment sur le compte du roi Jean, qui se plaignait de ses chevaliers, et à qui l'on aurait insolemment répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot n'était pas nouveau. Adam de la Halle l'avait déjà prononcé au siècle précédent, et l'auteur de la Vie du monde lui avait donné sa forme définitive, lorsqu'il avait dit : Se Charles fust en France, encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlo- magne : on lui attribuait (sans aucun fondement d'ail- leurs) la fondation de l'église Saint- Marceau. Le voya- geur trouvait dans nos rues, dans nos maisons, partout, le nom et l'image de notre héros. C'étaient les enseignes, c'étaient les vitraux, c'étaient les jongleurs de gestes qui, au XVe siècle encore, chantaient Roncevaux aux grandes fêtes de l'année ; c'étaient ces livres popu- laires, ces grossières traductions en prose, qui devaient un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux XIVe et XVe siècles, la gloire de Roland paraissait à son INTRODUCTION xliij apogée. Mais, hélas ! l'heure de l'oubli et de l'ingrati- tude allait bientôt sonner. Voici la Renaissance : notre légende va mourir. XII. - LES QUATRE DERNIERS SIÈCLES Un grand peuple, certain jour, a reçu de Dieu le don, l'admirable don, d'une poésie nationale, d'une poésie sincère et forte, qui répond véritablement à toutes ses croyances religieuses comme à toutes ses idées politi- ques et militaires. Ce peuple a pu condenser, en un poëme supérieur à tous les autres, toute la mâle beauté de sa poésie épique. Il possède une sorte d'Iliade, dont la forme est moins parfaite que celle d'Homère, mais dont la pensée est plus haute. Toutes les nations se sont estimées heureuses d'imi- ter, de copier, de traduire ce maître-poëme. C'est un enthousiasme universel. Soudain ce peuple, dont tous les autres sont jaloux, se passionne uniquement pour les oeuvres d'une antiquité dont il est séparé par quinze siècles. Il se prend à aimer uniquement la poésie de certaines autres nations qui n'avaient pas sa foi, qui n'avaient pas ses idées, qui n'avaient pas sa vie. Et voici qu'en quelques jours, en quelques heures, il oublie sa propre histoire et sa propre épopée. Il oublie jusqu'à ce chef-d'oeuvre épique où sa vie s'était un jour si puissamment résumée. Oui, il l'oublie jusqu'au der- nier mot, et, si on lui en parle, il s'écrie : << Qu'est-ce donc que ces vers, et de quoi parlent-ils ? >> Or, ce que nous venons de raconter, c'est l'histoire même de la France dans ses rapports avec la Chanson de Roland. xliv INTRODUCTION Au seizième siècle, la France lettrée se passionna à ce point pour l'Enéide qu'elle oublia Roland. Rien n'eût été cependant plus facile que d'aimer à la fois ces deux chefs-d'oeuvre ; rien n'eût été plus beau que de rendre à la fois justice au style du premier et à la pensée du second. Mais on se contenta d'être ingrat, et de l'être avec une étrange rapidité. Cette ingratitude, d'ailleurs, fut si bien organisée, qu'elle ne dura pas moins de trois cents ans. Durant trois siècles, il n'y eut guère parmi nous à garder le souvenir de Roland que quelques pauvres paysans qui, le dimanche ou à la veillée, se délectaient clans la lecture de la Bibliothèque bleue. Quant aux lettrés, ils ne connaissaient même plus notre héros de réputation, et c'était une ignorance dont Boileau et Voltaire se montraient volontiers très -fiers. Encore un coup, cela dura trois siècles. Et il faut faire un bond de trois cents ans pour tomber au milieu d'une France qui se passionne de nouveau pour sa poésie nationale. Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, et Victor Hugo, dans sa Notre-Dame de Paris, enfiévrèrent leur génération pour le moyen âge. Après ces poëtes, vinrent les érudits. C'est la gloire de M. Monin d'avoir, en 1832, attiré l'attention du monde savant sur le Roman de Ronce- vaux. Le jeune élève de l'École normale ne connaissait, il est vrai, que le remaniement de Paris. Mais, pour s'égarer un peu, son enthousiasme ne fut ni moins méri- toire ni moins fécond. Cinq ans après, Francisque Michel arrivait à Oxford, s'installait à la Bodléienne, copiait le texte du vrai Roland, et donnait enfin une première édition de ce beau vieux poëme qui était depuis trop longtemps l'objet d'un trop INTRODUCTION xlv injuste oubli 1. Mais l'opinion publique ne s'émut point de cette découverte, et l'on peut dire que la seconde popularité de notre Chanson ne date vraiment chez nous que de l'édition et de la traduction de Génin 2. Ce n'est pas, d'ailleurs, que ce livre soit un chef-d'oeuvre ; mais c'est qu'il est plein d'enthousiasme et de foi. Génin a cru à Roland, et s'est passionné pour la beauté de cette Iliade dédaignée. Jusque-là notre Chanson n'avait été que connue : désormais elle fut aimée. Ce qui manquait encore aux érudits, c'était un bon texte. Un Allemand, M. Théodor Müller, le leur donna 3. Certes ce n'était pas une édition << critique >> ; mais on y trouvait déjà mille corrections et restitutions des plus ingénieuses, et elle peut encore aujourd'hui passer pour la base la plus solide de toutes les études sur le Roland. L'éditeur, du reste, nous promet depuis douze ans son texte critique : nous l'attendons avec une vive et sincère impatience. En France, le travail des traductions était celui qui séduisait le plus d'esprits. Je ne veux rien dire ici de celle de M. Alexandre de Saint-Albin, ni surtout de celles de Jônain et de Lehugeur. A coup sûr, la meilleure est celle du baron d'Avril ', qui s'est attaché à repro- 1 La Chanson de Roland ou de Roncevaux, du XIIIe siècle, publiée pour la première, fois d'après le manuscrit de la bibliothèque Bod- léienne d'Oxford, par Fr. Michel, Paris, 1837, in-8°. == Une seconde édition, accompagnée du texte combiné des remaniements de Ver- sailles et de Paris, a paru chez Didot en 1869. 2 La Chanson de Roland, poëme de Théroulde, texte critique accompagné d'une traduction et de notes, par F. Génin, Imprimerie nationale, 1830, in-8°. 3 La Chanson de Roland, nach der Oxforder Handschrift von neuem herausgegeben, erlaütert und mit einem vollstandigen Glos- sar versehen, von Theodor Müller, professor an der Universität zu Goetingen, Goetingen, 1863. Une première édition avait paru en 1805 4 La Chanson de Roland, traduction nouvelle, avec une Intro- duction et des notes, par le baron d'Avril. Il a paru deux éditions., xlvj INTRODUCTION duire le rhythme de l'original, et a traduit les décasyl- labes du XIe siècle en vers blancs de la même mesure. La tentative fui heureuse autant que hardie, et M. d'Avril, qui, dans sa belle Introduction, avait fait preuve de l'esprit le plus élevé et le plus philosophique, eut encore le rare mérite de vouloir donner à son livre une diffusion véritablement populaire. Grâce à lui, on a pu vendre enfin un Roland à bon marché, et il a pu pénétrer partout. En Allemagne, cependant, on ne rêve que d'éditions critiques, et nos voisins prennent l'heureuse habitude d'en publier une tous les ans. M. Boehmer nous a jeté la sienne sans introduction et sans notes, comme une sorte de défi l. Les bonnes feuilles de l'édition Hoffmann circulent depuis longtemps entre les mains de tous les érudits d'Europe : c'était notre conviction que cet excel- lent livre paraîtrait avant le nôtre, et nous avons pu lui emprunter plus d'une heureuse correction. Et, enfin, voici que nous avons entre les mains une lettre toute récente de M. Théodor Müller, nous annonçant décidé- ment son livre pour l'été de 1875 2 ... Après tant d'excellents travaux, une nouvelle traduc- tion, une nouvelle édition étaient-elles nécessaires ? A cette question très-légitime nous allons répondre très-simplement, en exposant ce que nous avons fait ou, du moins, ce que nous aurions voulu faire. la première, in-8°, chez B. Duprat, en 1865 ; la seconde, in-18, chez Albanel (pour la Société de Saint-Michel), en 1866. 1 Rencesval, édition critique du texte d'Oxford de la Chanson de Roland, par Edouard Boehmer, Paris, Frank, 1872, in-18. 2 En résumé, l'on possède aujourd'hui dix ou onze éditions du Roland : deux de Fr. Michel ; une de Génin ; deux de Muller ; une de Boehmer ; une d'Hoffmann et celles que nous avons publiées. == Quant aux traductions, il en existe trois en vers : celles de Jonain, de Lehugeur et du baron d'Avril ; et trois en prose : celles de Gé- nin, d'Alexandre de Saint-Albin et la nôtre. INTRODUCTION xlvij XIII.- QUELQUES MOTS SUR CETTE NOUVELLE EDITION -- CONCLUSION Notre rêve, depuis vingt ans, était de donner au public une édition sincèrement populaire de la Chanson de Roland. Quant à rêver une édition à l'usage des classes, notre ambition n'allait pas jusque-là. Mais la réaction en faveur du moyen âge a marché plus vite que les plus téméraires n'eussent osé le désirer, et il n'est pas aujourd'hui trop hardi d'espérer que le vieux poëme national sera bientôt entre les mains des élèves de se- conde et de rhétorique. Aussi n'avons -nous pas hésité à refondre et, pour parler plus exactement, à recommencer nos éditions an- térieures pour rendre celle-ci plus digne de son nouveau public. Il nous sera peut-être permis de dire que ce livre est un livre nouveau. Dans cette Introduction, nous avons eu pour but de faire, en quelques pages, tout l'historique et, pour ainsi dire, toute la biographie de la Chanson. Ces vingt pages, ce sont les éléments de la question ; c'est ce que tout Français est obligé de connaître ; c'est ce que des femmes et des enfants seront aisément capables de com- prendre. Ce qui nous a coûté les plus longs, les plus pénibles labeurs, c'est le Texte critique. Il y a cinq ou six ans que nous y travaillons sans relâche. Or, trois systèmes s'offraient à nous : le système paléographique, qui con- sisterait à reproduire exactement le manuscrit d'Oxford en se contentant d'en corriger les plus grossières erreurs ; le système hypercritique, d'après lequel on ramènerait la Chanson de Roland au dialecte de sa toute première et originale rédaction ; le système critique, qui se bor- xlviij INTRODUCTION fierait à rétablir le texte du vieux poëme, tel que notre scribe lui-même l'aurait écrit s'il avait toujours observé les lois de la phonétique, de la grammaire et de la ver- sification que l'on peut scientifiquement établir d'après son propre texte, et s'il avait été toujours fidèle aux notations qui nous sont très-exactement fournies par les assonances du poëme. M. Th. Müller a suivi le premier système dans son Roland ; M. Gaston Paris s'est attaché au second dans sa belle édition du Saint Alexis : nous avons préféré le troisième, qui n'est pas sans offrir de très-nombreuses et de très -graves difficultés. Nous avons donc commencé par établir les règles précises de la Phonétique, de la Grammaire et de la Rhythmique de notre poëme, en nous aidant au besoin des manuscrits du même dialecte à la même époque. Surtout nous avons dressé la Table de toutes les asso- nances du Roland : car les assonances, comme nous ve- nons de le dire, ont cela d'avantageux qu'elles nous présentent des formes absolument exactes et dont nous pouvons être sûrs. Tout texte critique d'un de nos vieux poëmes doit, s'il est sérieusement élaboré, s'appuyer sur les assonances. Le Vocabulaire complet est, d'ail- leurs, d'une véritable nécessité pour mener à bonne fin une telle besogne. Mais, une fois armé de ces cinq outils de travail (Phonétique, Grammaire, Rhythmique, Table des assonances et Vocabulaire), nous pouvons très-har- diment nous mettre à l'oeuvre et corriger impitoyable- ment toutes les erreurs de notre scribe. Nous en avons ainsi corrigé plusieurs milliers. Et comme la plupart de ces erreurs sont dues aux habitudes anglo-normandes du copiste 1, nous sommes arrivés, suivant le témoi- 1 Notre scribe n'a pas tous les défauts des scribes anglo-normands. Il n'emploie jamais le th au lieu du d (fetheil) ; il n'emploie pas INTRODUCTION xlix gnage de M. Theodor Müller, << à restituer la Chanson de Roland normande, si misérablement défigurée sur la recension anglo-normande. >> Mais nous avons été plus loin. Ayant toujours considéré le Roland comme l'Iliade de la France, et, par conséquent, comme le plus classique de tous nos textes du moyen âge, nous n'avons pas craint de le ramener à l'unité orthographique. Mais qu'on ne se méprenne point sur un tel travail. Jamais, dans notre édition, jamais UN SEUL MOT n'a reçu une forme orthographique QUI N'EST PAS FOURNIE PAR LE MANUSCRIT D'OXFORD. Si ce manuscrit nous fournit plu- sieurs formes, nous choisissons la meilleure au double point de vue phonétique et grammatical, et nous main- tenons cette forme toujours et partout. En réalité, nous nous sommes dit que la Chanson de Roland est véri- tablement un texte exceptionnel, et qu'elle méritait ce labeur. Avant que l'Iliade ait revêtu sa forme définitive, elle a dû subir, dans sa forme originale, bien des correc- tions analogues ou semblables. Et nous ne croyons point avoir témoigné moins de respect envers le granit du Roland que tant de correcteurs envers le marbre d'Ho- mère 1. Ce n'est pas tout encore. Le texte d'Oxford présente des lacunes considérables : lacunes de mots, de vers ou l' m devant l' f (emfes) ; il ne se sert pas de la notation er pour les verbes issus des verbes latins de la 2e conjugaison (aver) ; il n'a pas les notations en aunt, etc. Mais son texte offre ces deux traits caractéristiques de tous les ouvrages copiés en Angleterre : l'alté- ration des règles de la déclinaison romane et la confusion perpé- tuelle entre les notations é et ié, etc. V., dans notre édition classique, les Notes pour l'établissement du texte. 1 Les véritables leçons du manuscrit d'Oxford sont partout données dans les Notes pour l'établissement du texte qui font partie de notre édition classique. l INTRODUCTION de couplets. Nous les avons partout comblées à l'aide de nos Remaniements, et surtout du plus ancien ma- nuscrit de Venise. Le plus difficile était ici de restituer un texte conforme aux lois de notre dialecte. Nous avons tenté cette restitution pour plus de trois cents vers, que nous avons ajoutés au texte de la Bodléienne et intercalés dans notre texte en les traduisant. Mais nous avons très-soigneusement distingué du texte au- thentique ces additions, dont nous entendons bien de- meurer responsable. Il y a là tout un système, qu'on n'avait pas encore appliqué, semble-t-il, aux éditions de nos vieux textes. Nous avons revu notre Traduction. Il y a, dans l'in- terprétation de toute oeuvre poétique, deux qualités qui sont difficilement conciliables ? le Rhythme et la Cou- leur. Les traductions en vers conservent aisément le rhythme de l'original ; les traductions en prose le sacri- fient, mais peuvent au moins prétendre à conserver le coloris de leur modèle. C'est ce que nous aurions voulu faire. Au bas des pages, nous avons placé un Commen- taire qui est réservé à toutes les observations histo- riques, archéologiques et littéraires. Nous en avons banni la philologie, afin de le rendre accessible à toutes les intelligences. Pour être ici plus facilement populaire, nous n'avons pas craint de faire appel à l'image : de petites gravures, exécutées avec la plus rigoureuse pré- cision, reproduisent les principales pièces du costume de guerre aux XIe et XIIe siècles. C'est la première fois peut-être qu'on attribue cette place à une sorte d'il- lustration, et peut-être serait-il à désirer que cet exemple fût suivi pour les classiques latins et grecs. Cependant il était de ces Commentaires qui pré- sentaient trop de développements pour être ainsi placés INTRODUCTION lj au bas des pages : nous les avons publiés à part, sous le nom à : Éclaircissements. Ces Éclaircissements sont au nombre de quatre, et ont pour objet la Légende de Charlemagne, l'Histoire poétique de Roland, le Cos- tume de guerre et la Géographie. Nous avons, dans les deux premiers, offert à nos lecteurs le résumé de plus de trente Chansons de geste, dont un grand nombre sont encore inédites : il n'est pas un seul fait, il n'est pas un seul personnage de notre vieux poëme qui n'y soit mis suffisamment en lumière. Et c'est ici que s'arrête l'édi- tion destinée aux gens du monde, aux enfants et aux femmes : l'ennui en a été aussi soigneusement écarté que les épines d'un bouquet. Néanmoins, nous ne pouvions oublier que nous nous étions surtout proposé de faire une << édition classique >>. C'est pour cette édition que nous avons spécialement écrit nos Notes pour l'établissement du texte, où nous avons fourni toutes les leçons du manuscrit avec toutes les variantes des autres textes, avec la raison de tous nos changements. C'est pour cette édition encore que nous avons écrit une Phonétique, une Grammaire et une Rhythmique élémentaires. C'est pour cette édition enfin que nous avons de nouveau publié notre Glossaire, après lui avoir fait subir une très-sévère révision. Une Table générale des matières termine ce gros livre, et y facilite les recherches. Telle est notre oeuvre 1. Elle ne nous satisfait qu'à moitié, et nous la souhaiterions encore plus vulgarisa- trice. Nous ne serons heureux que le jour où nous ver- rons le Roland circuler entre les mains de nos ouvriers, de nos paysans et de nos soldats. 1 Nous devons ici des remerciements à tous ceux qui ont voulu nous aider en notre lourde tâche. M. Bonnardot a revu avec le plus lij INTRODUCTION Rien n'est plus sain que cette lecture de la plus an- cienne de nos Chansons de gestes, et, comme nous l'a- vons dit ailleurs 1, rien n'est plus actuel. Qu'est-ce après tout que le Roland, si ce n'est le récit d'une grande défaite de la France, d'où la France est glorieusement sortie et qu'elle a efficacement réparée ? La défaite ! Nous venons d'y assister. Mais nous sau- rons bien la réparer un jour par quelque grande et belle victoire. Il n'est vraiment pas possible qu'elle meure, cette France de la Chanson de Roland, cette France mal- gré tout si chrétienne. Elle ne mourra point, et c'est avec un espoir immense que je redis, depuis cinq ans, ce beau vers de la vieille chanson : Tere de France, mult estes dulz païs. Et je m'empresse d'ajouter : Damnes Deus Père, nen laissier hunir France ! grand soin notre texte, notre Grammaire et notre Glossaire. M. Bauer a également consenti à revoir cette dernière partie de notre travail. MM. Boucherie et Bartsch nous ont envoyé une longue liste de rec- tifications dont nous avons tenu le plus grand compte. MM. Qui- cherat, Demay et Robert de Lasteyrie sont les auteurs de ces des- sins qui forment la parure scientifique de nos Éclaircissements et de notre Commentaire. Enfin MM. Gaston Paris et Paul Meyer ont mis fort aimablement à notre disposition les manuscrits de Lyon, de Versailles et de Cambridge. 1 Dans l'Introduction de notre première édition, à laquelle nous avons dû faire ici plus d'un emprunt, et où l'on trouvera le déve- loppement de tout ce qui précède. _______________ LA CHANSON DE ROLAND TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE ; ________________ PREMIERE PARTIE LA TRAHISON DE GANELON A SARRAGOSSE. - CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE I 1 Carles li reis, nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i ad castel ki devant lui remaignet 5 Murs ne citet n'i est remés à fraindre Fors Sarraguce, k' est en une muntaigne. Li reis Marsilies la tient, ki Deu nen aimet ; COMMENTAIRE HISTORIQUE ET LITTÉ- RAIRE. Les mots, vers ou couplets qui seront Imprimés es Italiques ne se trou- vent pas dans le manuscrit d'Oxford, maIs ont été restitués par nous d'après le plus ancien manuscrit de Venise, on d'après Les Remaniements de Paris, de Versailles, etc. V., dans l'édition classique, les Notes Pour l'établisse- ment du texte. 1. Carles. V. l'Éclaircissement I, où est exposée toute l'Histoire poétique de Charlemagne. == Au moment où s'ouvre l'action du Roland, le Char- lemagne de la légende est maître de toute l'Espagne du nord : et c'est la seule que connaissent nos épiques. Un poëme (du commencement du XIVe siècle, mais qui a des racines dans la tradition), la Prise de Pampelune, nous raconte la prise par les Français de cette ville, de Logroño et d'Estella ; puis celle de Tudela, de Cordres, de Charlon, de Saint-Fagon, de Masele, de Lion et d'Astorga.Un autre poëme (du XIIe siècle, mais moins traditionnel et qui n'a aucun lien avec le Roland), Gui de Bourgogne, nous fait assister à la conquête Imaginaire de Carsaude, de Montorgueil, de Montesclair, de la Tour d'Augorie, de Maudrane et de Luiserne. Bref, il ne reste alors devant Charlemagne qu'un seul adversaire en Espagne, c'est Marsile, et une seule ville à emporter, c'est Sara- gosse.== L'histoire est plus modeste que la légende. En 778 Charles con- duisit, en effet, une expédition en Espagne. Il passa les Pyrénées, s'em- para de Pampelune ; mais échoua semble-t-il, devant Saragosse et con- quit seulement le pays jusqu'à l'Eure. C'est au retour de cette expédition qu'eut lieu le grand désastre de Ron- cevauz. (Eginhard, Vita Caroli, IX ; Annales faussement attribuées à Egin- hard, année 778 ; l'Astronome limou- sin, Vita Hludovici, dans les Scrip- tores de Pertz, m, 608, etc.) 2. Set anz. Suivant l'auteur du Gui de Bourgogne, de ce poëme du XIIe siècle c'est VINGT-SEPT ans que Charles aurait passés en Espagne ; mais cette version ne fut jamais populaire, et Génin a eu raison de citer Ici la farce de Pathelin, où maître Pierre dit à sa femme : << Je suis aussi savant que si << j'avais passé à l'école le temps que << Charles a passé en Espagne. >> == La Keiser Karl Magnus's Kronike (livre danois du XVe siècle, d'origine Islan- daise, encore populaire aujourd'hui, et qui reproduit assez exactement notre vieux poëme), dit Ici : << L'Empereur avait soumis l'Espagne et le Galice. >> A SARAGOSSE.- CONSEIL TENU PAR LE ROI MARSILE I Charles le roi, notre grand empereur. Sept ans entiers est resté en Espagne : Jusqu'à la mer, il a conquis la haute terre. Pas de château qui tienne devant lui, Pas de cité ni de mur qui reste encore debout Hors Saragosse, qui est sur une montagne. Le roi Marsile la tient, Marsile qui n'aime pas Dieu 6. Sarraguce. << Il restait un châ- teau que l' Empereur n'avait pu réduire on l'appelait Saragus, et il était sur une montagne élevée. >> (Keiser Karl Magnus's kronike.) On voit avec quelle exactitude le petit livre danois calque parfois le Roland. 7. Marsilies. Ce personnage n'a rien d'historique mais son rôle est consi- dérable dans la légende. Un Marsile figure dans le récit des << enfances >> de Charlemagne c'est le frère de cette Galienne qui fut la première femme du grand Empereur (Charlemagne de Gi- art d'Amiens, compilation du com- mencement du XIVe siècle, etc.). Dans le Karl du Stricker (poëme allemand d'environ 1330), ce même Marsile est présenté, tout au contraire, comme l'allié du jeune Charles. Mais ce n'est point là le véritable Marsile, et les poëtes du moyen âge ont usé, ici comme ailleurs de ce procédé qui consiste à donner le même nom à des personnages de même physionomie. Voici maintenant ce qui concerne réel- lement le héros païen du Roland ... D'après l'Entrée en Espagne (poëme du XIVe siècle, mais renfermant des fragments du XIIIe), c'est contre Mar- sile qu'est dirigée la grande expédi- tion de Charles au delà des Pyrénées. Le fameux géant Ferragus contre le- quel luttent les douze Pairs et dont le seul Roland triomphe, n'est autre que le neveu de Marsile. Sous les murs de Pampelune, le roi de France trouve de- Vant lui le même ennemi, et l'auteur de la Prise de Pampelune (commence- ment du XIVe siècle) nous fait assister à la fin de ce siège célèbre c'est alors que Marsile ordonne la mort des deux am- bassadeurs de Charles, Basin et Basile, et qu'il perd dix de ses meilleures villes. C'est .Marsile encore qui, dans Gui de Bourgogne (XIIe siècle), résiste aux armées chrétiennes. Quant à la Chro- nique de Turpin (qui, sauf les cinq premiers chapitres a dû être ré-, digée vers 1109-1119), elle fait de Marsire un frère de Beligand, et nous les montre chargés tous deux par l'émir de Babylone de tenir tête aux Français. Le récit latin rapporte avec de grands détails, l'ambassade et la trahison de Ganelon, le désastre de Roncevaux et la mort de Marsile que Roland frappe d'an coup mortel quelques instants seulement avant de mourir lui-même (cap. XXI-XXIII). Tous les documents poétiques du moyen âge se divisent ici en deux groupes les uns racontent la légende de Marsile à la manière du Roland, les autres à la façon du faux Turpin. Nul doute, d'ailleurs, que la chronique latine 4 LA CHANSON DE ROLAND Mahummet sert e Apollin recleimet : Ne s' poet guarder que mais ne li ateignet. Aoi. II 10 Li reis Marsilies estcit en Sarraguce : Alez en est en un vergier suz l'umbre ; Sur un perrun de marbre bloi se culchet Environ lui plus de vint milie humes. Il en apelet e ses dux e ses cuntes : 15 Oez, seignurs, quel pecchiet nus encumbret << Li emperere Carles de France dulce << En cest pais nus est venuz cunfundre. << Jo nen ai osl ki bataille li dunget ; << Nen ai tel gent ki la sue derumprl. 20 << Gunseilliez mei, cume mi saive hume ; << Si m' guarisez e de mort e de hunte. >> N'i ad païen ki Un sul mot respundct Fors Blancandrin de l' castel de Val-Funde. Aoi. n'ait été écrite d'après nos traditions épiques, plus ou moins défigurées. -== ramé. Notre vieux poëme repré- sente ici le << noyau >> de la légende : autour de ce noyau se sont successive- ment agrégés (à peu près dans l'ordre où nous allons les énumérer) les réels du faux Turpin, ceux qui ont plus plus tard donné lieu à la Prise de Pam- pelune, à l' Entrée en Espagne, et, bien plus tard . ceux de Gui de Bour- gogne, qui n'ont rien de traditionnel. == V. une exposition plus développée de la légende de Marelle, dans notre grande édition, II, 8-12. 8. Mahummet. L'auteur du Roland ne connaissait pas l'islamisme et s'i- maginait, avec nos autres poëtes, que les Sarrasins adoraient des idoles, tout comme les Grecs et les Romains. Les principales idoles des infidèles auraient été, d'après nos Chansons de geste, Mahom (Mahomet ), Apollin (Apollon), Tervagan ( ?) ; et c'est ainsi que nos pères mettaient sur le compte du mahométisme toutes les erreurs des paganismes anciens. Néanmoins quel quels trouvères, plus instruits et plus modernes, n'ignorent pas qu'il y a dans l'islamisme et dans le christianisme cer- tains traits communs, assez nombreux et assez importants. C'est ce que l'au- teur de l'Entrée en Espagne (XIIIe - XIIVe siècle) fait dire au géant Ferragus après que Roland a exposé au Sarrasin les dogmes de l'unité de Dieu et de la création : << Par mon chef, tu dis vrai, << et nous trouvons la même chose en << notre histoire. (Usa. fr. de la bibl. Saint -Marc à Venise, XXI f° 69.) 9 AOI. Cette notation est demeurée inexpliquée. Il est inadmissible qu'aoi soit pour avoi, lequel viendrait d' ad viam et signifierait : << Allons , en route. >> Il suffit. pour renverser cette opinion de M. Génin , de remarquer qu'ad viam aurait donné dans notre dialecte, non pas avoi, mais à veie. C'est à tort que M Michel a d'abord assimile ce mot a notre eiwuae litur- gique (sieculorem, amen) et plus tard << au saxon abeg ou à l'anglais away, exclamation du jongleur pour avertit le ménétrier que le couplet finit. >> Alex, de Saint -Albin traduit AOI par << Dieu nous aide >> et y voit le LA CHANSON DE ROLAND 5 Qui sert Mahomet et prie Apollon ; Mais le malheur va l'atteindre : il ne s'en peut garder. II Le roi Marsile était à Saragosse. Il est allé dans un verger, à l'ombre Sur un perron de marbre bleu se couche Autour de lui sont plus de vingt mille hommes. Il adresse alors la parole à ses ducs, à ses comtes << Oyez, seigneurs, dit-il, le mal qui nous accable << Charles, l'empereur de France la douce, << Pour nous confondre est venu dans ce pays. << Plus n'ai d'armée pour lui livrer bataille, << Plus n'ai de gent pour disperser la sienne. << Donnez-moi un conseil, comme mes hommes sages, << Et préservez -moi de la mort, de la honte. >> Pas un païen, pas un ne répond un seul mot. Hors Blancandrin, du château de Val-Fonde. verbe << ajuder >> mais on ne trouve, dans la Chanson, que les formes aït et aiut venant du subjonctif adjuvet. Une troisième opinion de M. Michel vaut mieux que les deux premières : << Aoi, suivant lui , serait un neume. >> Les neumes sont, comme on le sait la notation musicale qui a précédé la notation sur portée ou notation gui- donienne. Mais n'y aurait-il pas un rude écart pour la voix entre la note désignée par a et celle indiquée par o ? Nous avions cru nous -même un in- stant que notre aoi était l'équivalent de cet aé ou ahé qui sert de refrain à plus d'une chanson lyrique. Cette opinion est aussi celle de G. Paris. (Histoire poétique de Charlemagne 22.) Mais cette notation oi reste tou- jours fort difficile à expliquer dans un poëme où triomphe la notation ei. 14. Dux e cuntes. Nos poëtes, qui n'avaient aucune connaissance réelle des institutions des peuples musulmans et qui, d'ailleurs n'avaient pas le moindre sentiment de la couleur locale, prêtent aux infidèles la même organi- sation politique qu'aux chrétiens. Ils leur attribuent les mêmes lois, les mêmes usages, les mêmes costumes, etc. 16. France dulce. Voilà bien l'épi- thète dite << homérique >>, qui est le ré- sultat d'une constatation une fois faite, mais que l'on généralise et que l'on ap- plique universellement, << Alors même qu'Achille serait blessé ou paralysé, Homère l'appellerait encore Achille aux pieds légers >>. Il en est ainsi dans nos Chansons de geste où fleurit l'épi- thète épique. La fiancée de Roland y est toujours appelée << Aude au vis cler >> ; la France y est toujours << France la douce >> ; Charles << l'emperere magne >> ; toutes les villes sont qualifiées << fort cité antie >> ; tous les héros ont la << chière hardie >>, etc. Ce n'est pas d'ailleurs le seul procédé homérique qu'on puisse constater dans nos anciens poëmes. On y trouve également les longs discours des ambassadeurs ou des combattants, les répétitions littérales d'un certain nom- bre de vers, les descriptions d'armures, etc. Cependant nos trouvères ne con- naissaient pas Homère : mais les allures de la poésie primitive sont partout et nécessairement les mêmes 6 LA CHANSON DE ROLAND III Blancandrins fut des plus saives païens 25 De vasselage fut asez chevaliers Produme i out pur sun seignur aidier. E dist à l' rei << Or ne vus esmaiez . << Mandez Carlun à l' orgoillus à l' fier, << Fedeilz servises e mult granz amistiez : 30 << Vus li durrez urs e leuns e chiens, << Set cenz cameilz e mil osturs muiers << D'or e d'argent quatre cenz mulz cargiez. << Cinquante cares qu'en ferat carier << Bien en purrat luer ses soldeiers. 35 << En ceste tere ad asez osteiet << En France ad Ais s'en deit bien repairier << Vus le sivrez à feste seint Michel << Si recevrez la loi de chrestiens, << Serez sis par honur e par bien. 40 << S'en voell ostages e vus l'en enveiez << O dis o vint pur lui afiancier. << Enveium i les filz de noz muilliers : << Par num d'ocire enveierai le mien. << Asez est mielz qu'il i perdent les chiefs 31. Osturs muiers. Les faucons ont plus de prix après avoir fait leur mue qui est une véritable maladie, par- fois mortelle. Cf. Frédéric II, Liber de Veaotione, XLVI, et Ducange au mot Muta 36. En France ad Ais. Le nom de France est donné CENT SOIXANTE-DIX FOIS dans le Roland, à tout l'empire de Charlemagne, lequel, en dehors de la France proprement dite, renfermait, d'après notre Chanson, la Bavière, l'Al- lemagne, la Normandie, la Bretagne, le Poitou, l'Auvergne, la Flandre, la Frise, la Lorraine et la Bourgogne. C'est ainsi qu' Aix-la-Chapelle est en France, et qu'on se trouve également en France au sortir des Pyrénées. Il est vrai qu'en plu- sieurs autres passages de notre poëme, ce même mot << France >> est employé dans un sens plus restreint et pour dé- signer le pays qui correspondait au do- maine royal avant Philippe-Auguste. (V. la nomenclature des dix corps d'ar- mée de Charlemagne, vers 3014 et suiv.) Mais il ne faut pas perdre de vue le sens général qui est, à beaucoup près, le plus usité. En résumé, le pays tant aimé pur le neveu du grand empereur, c'est notre France du nord avec ses frontières naturelles du côté de l'est et ayant pour tributaire toute la France du midi. (L'Idée politique dans les Chansons de geste, par L. G., p. 84.) 37. A feste seint Michiel. Cf. le v. 152 A la grant feste seint Michiel de l' Péril. Saint Michel occupe dans le Roland une place dont il convient de tenir compte. C'est le jour de la Saint-Michel LA CHANSON DE ROLAND 7 III Blancandrin, parmi, les païens, était l'un des plus sages. Chevalier de grande vaillance Homme de bon conseil pour aider son seigneur : << Ne vous effrayez point, dit-il au roi. << Envoyez un message à Charles à ce fier, à cet orgueilleux << Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié. << Faites-lui présent de lions, d'ours et de chiens. << De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué << Donnez-lui quatre cents mulets chargés d'or et d'argent, << Tout ce que cinquante chars peuvent porter << Le roi de France enfin pourra payer ses soldats. << Mais assez longtemps il a campé dans ce pays << Et n'a plus qu'à retourner en France à Aix. << Vous l'y suivrez, -- direz-vous -- à la fête de saint Michel << Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne. << Vous serez son homme en tout bien, tout honneur. << S'il exige des otages, eh bien vous lui en enverrez << Dix ou vingt, pour avoir sa confiance. << Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes. << Moi tout le premier, je lui livrerai mon fils dût-il y mourir. << Mieux vaut qu'ils y perdent la tête que Charles donne une grande fête à l'occasion de la soumission de Mar- sile et de la fin de la guerre. (V. 37 et 53. ) Au moment où Roland va mourir, un tremblement de terre agite le sol de toute la France, et l'un des quatre points extrêmes que le poëte indique est Saint-Michel-du-Péril. (V. 1428.) Enfin quand Roland meurt, c'est saint Michel du Péril qui de- scend près de lui. (V. 2394.) Or, Saint- Michel-du-Péril, c'est le Mont-Saint- Michel, près d'Avranches, et la << feste seint Michiel >>, dont il est ici ques- tion, tombe le 16 octobre. D'anciens Martyrologes attestent que l'on célé- brait ce jour-là l'apparition en 708 du glorieux archange à saint Anbert évêque d'Avranches. Et c'est cette ap- parition qui donna sujet à ce prélat de bâtir in monte Tumba la fameuse abbaye du Mont-Saint-Michel. == Cette fête du 16 octobre a été célébrée dans toutes les églises de la seconde Lyonnaise et jusqu'en Angleterre, (Synode d'Oxford en 1222, etc.) Quant au nom même de saint Michel du Péril, il est des plus populaires, et dans les textes des XIe - XIIe siècles, on voit souvent figurer le récit de cer- tains pèlerinages ad sancti Michaelis periculum ou ad montem sancti Mi- chaelis de periculo maris. == Quoi qu'il en soit, saint Michel du Péril et la fête du 16 octobre jouent dans le Roland un rôle trop important pour que notre poëte n'ait pas à tout le moins connu tout particulièrement l'abbaye normande et son pèleri- nage. 8 CHANSON DE ROLAND 45 << Que nus perdium l'honur ne la deintiet, << Ne nus seium cunduit à mendeier. >> Aoi. IV Dist Blancandrins << Par ceste meie destre << Et par la barbe ki à l' piz me venttelet, << L'ost dos François verrez sempres desfere : 50 << Franc s'en irunt en France la lur tere. << Quant cascuns iert à sun meillur repaire, << Carles serat ad Ais, à sa capele. << A seint Michiel tiendrat mult halte feste. << Viendrat li jurz, si passerat li termes. 55 << N'orrat de nus paroles ne nuveles. << Li reis est fiers, e sis curages pesmes << De noz ostages ferat trenchier les testes : << Asez est mielz que les chiefs il i perdent << Que nus perdium clere Espaigne la bele. 60 << Ne nus aium les mal ne les suffraites. >> Dient païen : << Issi poet-il bien estre. >> Aoi. V Li reis Marsilies out sun cunseill finet : 52. Ad Aïs à sa capele. D'après nos vieux poëmes, le palais d'Aix-la-Cha- pelle se composait de douze palais splendldes, groupés autour d'un châ- teau plus magnifique encore. (Karla- Magnus Saga, histoire islandaise de Charlemagne, XIIe siècle, première bran- che, 12-20, et Richeri Historia, lib. III § 71.) Quant à la chapelle elle-même, l'architecte l'avait bâtie trop petite ; mais Dieu fit un miracle et l'élargit surnaturellement.(Karlamagnus Saga, I, 12, et Girart d'Amiens, Charlemagne, commencement du XIVe siècle, B. N. 778, f° 105.) Devant le palais était ce fameux perron, cotte masse d'acier sur laquelle let chevaliers essayaient leurs épées. La légende ajoute que c'était là l'antique résidence de Gra- nus, père de Néron, et l'auteur de notre chanson racontera tout à l'heure que Dieu y fit jaillir une source d'eaux chaudes pour en faire présent à Charlemagne. Cf. Philippe Mousket, Chronique rimée, v. 2410 et suiv., et surtout le faux Diplôme présenté par les chanoines d'Aix à Frédéric Barbe- rousse. V. l'Histoire poétique de Charle- magne, p. 109, et nos Épopées fran- çaises, II, 113-115. 58. Les chiefs. Tous les mots en ita- liques sont, comme nous l'avons dit, ajoutés ou suppléés par nous d'après le plus ancien manuscrit de Venise et les Remaniements. Nous ne répéterons plus cette observation 62. Les laisses V et VI peuvent passer pour l'un des types les plus parfaits des LA CHANSON DE ROLAND 9 << Que de nous voir enlever notre seigneurie et notre terre << Et d'être réduits à mendier. IV << Par ma main droite que voici, dit Blancandrin << Et par cette barbe que le vent fait flotter sur ma poitrine << Vous verrez soudain les Français lever leur camp << Et s'en aller dans leur pays en France. << Une fois qu'ils seront de retour en leur meilleur logis, << Charles, à sa chapelle d'Aix, << Donnera pour la Saint- Michel une très-grande fête. << Le jour où vous devrez venir arrivera, le terme passera, << Et Charles ne recevra plus de nos nouvelles. << L'Empereur est terrible, son coeur est implacable ; << Il fera trancher la tête de nos otages. << Mais il vaut mieux qu'ils y laissent leur tête << Que de perdre claire Espagne la belle << Et de souffrir tant de maux et de douleurs. << - C'est peut-être vrai, >> s'écrient les païens. V Le conseil de Marsile est terminé. << Couplets similaires >>. Nous appelons de ce nom plusieurs strophes consécu- tives, OÙ LES MÊMES IDÉES SONT RÉPÉ- TÉES A PEU PRÈS DANS LES MÊMES TERMES, MAIS SUR DES ASSONANCES DIF- FÉRENTES. Il en existe au moins neuf exemples dans le Roland, et ces répéti- tions peuvent être doubles, triples, qua- druples ou même quintuples. M. Fau- riel ne les regarde que comme des leçons diverses d'un même passage, copiées à la suite l'une de l'autre par un scribe Inintelligent. M. G. Paris les considère comme autant de version remontant à des époques différentes, et cite à l'appui de son opinion le texte si précieux de l'oraison funèbre de Roland ; dans une première laisse, l'Empereur dit : Quand je serai à Laon ; et dans une seconde : Quand je serai à Aix. Donc, le premier de ces couplets aurait sa source dans une tradition du Xe siècle, et le second, plus antique, remonterait à la tradi- tion des VIIIe - IXe siècles. Tout autre est l'opinion de M. Génin, qui voit dans ces répétitions << l'oeuvre d'un artiste, d'un poëte >>, ou, en d'autres termes, un effet littéraire, un moyen dramatique. C'est également le senti- ment de M. d'Avril. Nous avons montré ailleurs comment on ne pouvait adop- ter d'une façon absolue aucun de ces systèmes (première édit., Introduc- tion, p. LVI et suiv.). Parmi les groupes de Couplets similaires, il en est où, comme ici, la répétition est presque littérale, et il faut, en ce cas, donner 10 LA CHANSON DE ROLAND . Si'n apelat Clarin de Balaguet, Estramarin e Eudropin sun per, 65 E Priamun e Guarlan le barbet, E Machiner sun uncle Maheu. E Joïmere Malbien d'ultre-mer, E Blancandrin, pur la raisun cunter. Des plus feluns dis en ad apelez 70 Seignurs baruns, à Carlemagne irez : << Il est à l' siège à Cordres la citet. << Branches d'olive en voz mains porterez : << Ço senefiet pais e humilitet. << Par voz saveirs se m' puez acorder. 75 << Jo vus durrai or e argent asez, << Teres e fieus tant cum vus en vuldrez. Dient païen << De ço avum asez >> Aoi. VI Li reis Marsilies out finet sun cunseill. Dist à ses humes << Seignurs, vus en ireiz ; 80 << Branches d'olive en voz mains portereiz : << Si me Carlemagne, à l' rei << Pur le soen Deu qu'il ait mercit de mei. << Einz ne verrat passer cest premier meis << Que jo l' sivrai od mil de mes fedeilz. 85 << Si recevrai la chrestiene lei << Serai sis hum par amur e par feid. << S'il voelt ostages, il en avrat par veir. >> Dist Blancandrins : << Mult bon en avreiz. >> Aoi. raison à la théorie de M. G. Paris ; mais lien est d'autres où lei laisses, loin de faire double emploi, SE COMPLÈTENT L'UNE L'AUTRE (V. les couplet XL, XLI, XLII etc.) Ce ne sont donc pas là ces variantes entre lesquelles on pouvait faire un choix ad libitum. Ici, c'est Génin qui est dans le vrai, et nous avons affaire à un procédé artis- tique. 63. Balaguet, Balaguer, en Cata- logne (Ballegaerium, Valagmaria), à trois lieues de Lerida. C'est << le point le plus lointain qu'aient atteint les armes de Roland >>. (G. Paris, Revue critique, 1869, n° 37, p. 173.) Roland se vante, en effet, dans un autre pas- sage de notre poëme, d'avoir conquis cette ville à Charlemagne. (V. 200.) 71. Cordres. Plusieurs de nos devan- ciers sont traduit ce mot par << Cordoue. >> Or, Marsile, qui est à Saragosse, envoie des messagers à Charlemagne, qui est à Cordres, et les messagers font la route EN UN JOUR. S'il s'agissait de Cordoue, il leur aurait fallu traverser toute l'Espagne, et c'eût été un voyage de plusieurs semaines. Il est donc certain LA CHANSON DE ROLAND 11 Le roi mande alors Clarin de Balaguer, Avec Estramarin et son pair Eudropin Priamon avec Garlan le barbu, Machiner avec son oncle Matthieu Joïmer avec Maubien d'outre-mer, Et Blancandrin, pour leur exposer son dessein. Il fait ainsi appel à dix païens, des plus félons : << Seigneurs barons, vous irez vers Charlemagne, << Qui est en ce moment au siège de la cité de Cordres. << Vous prendrez dans vos mains des branches d'olivier, << En signe de soumission et de paix. << Si vous avez l'art de me réconcilier avec Charles, << Je vous donnerai or et argent << Terres et fiefs autant que vous en voudrez. << - Eh ! répondent les païens, nous en avons assez. >> VI Le conseil de Marsile est terminé : << Seigneurs, dit-il à ses hommes, vous allez partir << Avec des branches d'olivier dans vos mains. << Dites de ma part au roi Charles << Qu'au nom de son Dieu il ait pitié de moi : << Avant qu'un seul mois soit passé. << Je suivrai avec mille de mes fidèles, << Pour recevoir la loi chrétienne << Et devenir son homme par amour et par foi. << S'il veut des otages, il en aura. << - Bien, dit Blancandrin. Vous aurez là un bon traité. >> que la ville désignée par Cordres est près des Pyrénées. Dans notre << carte du Roland >> (première édit., t. II, frontispice), nous avons dû la placer entre Valtierra et Tudela. == Malgré tout, Cordres, dans plusieurs autres Chansons et notamment dans la Prise de Cordres (B. N. 1448), paraît avoir signifié Cordoue.== En somme nos épiques avaient dans la mémoire un certain nombre de noms de lieux cé- lèbres qu'ils décernaient un peu au hasard. L'auteur du Roland est à coup sûr le plus sérieux de tous, et néan- moins il n'est pas incapable d'avoir complètement ignoré la situation de dont il ne savait que le nom et qu'il se figurait sans doute au nord de l'Espagne. 72. Branches d'olive. Ces branches d'olive sont un symbole de paix em- prunté à l'antiquité. On les retrouve plus d'une fois aux mains des ambas- sadeurs dans nos autres Chansons de geste : Porterent rains d'olive : c'est seneflement De pais, d'umilité, que il la vont querant. (Renaus de Mon- tauban, édit. Michelant, p. 37.) 12 LA CHANSON DE ROLAND VII Dis blanches mules fist amener Marsilies, Que li tramist icil reis de Sezilie. Li frein sunt d'or, les seles d'argent mises. Cil sunt muntel Ici le message firent : Enz en lur mains portent branches d'olive. Vindrent à Carle ki France ad en baillie 95 Ne s' poet guarder que alques ne l' engignent ... Aoi. _______ A CORDRES. CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE VIII Li Emperere se fait e balz e liez : Cordres ad prise e les murs peceiez. Od ses caables les turs en abatiet. Mult grant eschec en unt si chevalier 100 d'or e d'argent e de guarnemenz En la citet nen ad remés païen Ne seit ocis, o devient chrestiens. Li Emperere est en un grant vergier. Ensembl' od Rollanz e Oliviers, 98. Od ses caables les turs en aba- tiet. Le siège des châteaux et villes fortes se faisait avec << de grandes pe- rières que l'on nommait chaables. >> Ainsi parle un vieux traducteur de Guillaume de Tyr VI, 1.1), et l'on trouve dans Guillaume le Breton (Histoiria de vita et gestis Phillppi Augusti lib. VII) : << Tribus lapidibus magna petrarla, quae chadabula vocabatur, emissis. >> V. Ducange, au mot Cabulus. 101. Rollanz. Voir à l'Éclaircisse- ment II, le résumé de toute l'histoire poétique de Roland, Oliviers. Olivier est Fils de Kenierde Sennes Vus fustes filz à l' bon cunte Renier. (V. 2208.) Le premier de nos poëmes où il apparaisse avec nu rôle Important, c'est Girars de Viane (commencement du XIIIe siècle). Il y figure parmi les adversaires de Char- lemagne, et on l'y voit lutter avec Ro- land (pp.106-155 de l'édition P.Tarbé). Après un duel gigantesque, les deux héros finissent par tomber aux bras LA CHANSON DE ROLAND 13 VII Marsile fit alors amener dix mules blanches Que lui envoya jadis le roi de Sicile. Les freins sont d'or, les selles d'argent : Les dix messagers y sont montés, Portant des branches d'olivier dans leurs mains. Et voici qu'ils arrivent près du roi qui tient la France en son pouvoir. Charles a beau faire : ils le tromperont. _______________ A CORDRES. - CONSEIL TENU PAR CHARLEMAGNE VIII L'Empereur se fait tout joyeux et est de belle humeur. Il a pris Cordres, il en a mis les murs en pièces, Avec ses machines il en a abattu les tours ; Ses chevaliers y ont fait un butin très-abondant D'or, d'argent, de riches armures. Dans la ville il n'est pas resté un seul païen Qui ne soit forcé de choisir entre la mort et le baptême ... Le roi Charles est dans un grand verger ; Avec lui sont Roland et Olivier, l'un de l'autre (Ibid.,pp. 155, 156), et tel est le commencement de cette ami- tié touchante qui fait d'Olivier et de Roland le Pythias et le Damon de notre épopée nationale. Dans le même temps, la soeur d'Olivier est fiancée à Roland, et nous allons bientôt la ren- contrer dans notre drame. == Une chanson du XIIe siècle, le Voyage à Jérusalem (ce n'est, à vrai dire, qu'un fabliau épique), nous montre Olivier à Constantinople, où il a de la fille du roi Hugon un fils qui sera le Galien de nos romans de la décadence. == Mais le poëme où la gloire d'Olivier jette le plus d'éclat, son poëme, c'est Fierabras (XIIIe siècle) : il en est le héros. C'est lui qui, dans un combat interminable, lutte contre le géant sarrasin ; c'est lui qui convertit Fiera- bras. (V. 369-1691 de l'édit. Kroeber et Servois.) Cependant le vainqueur tombe lui-même entre les mains du roi païen Balant (v. 1692-1862), et il fût mort très- 14 LA CHANSON DE ROLAND 105 Sansun li dux e Anseïs li fiers, Gefreiz d'Anjou le rei gunfanuniers, E si i furent e Gerins e Geriers : Là ù cist furent des altres i out bien. De dulce France i ad quinze milliers. 110 Sur pâlies blancs siéent cil chevalier, As tables juent pur els esbaneier,' misérablement, s'il n'avait été délivré par la fille de Balant, par Floripas (v. 2713-5861). == Dans l'Entrée en Espagne XIIIe - XIVe siècle), Olivier est vaincu par Ferragus, fait prisonnier par les païens et délivre par Roland. (Ms. XXI de Venise, f° 27, et 80, 81.) Il combat avec son ami sous les murs de Pampe- lune, le suit à Nobles (Ibid., f° 177- 202), tue le Sarrasin Polquenor (f° 202- 211) et plaide tendrement pour son cher compagnon, pour son Roland que l'Empereur insulte. == La Chro- nique du faux ïtupin (écrite en 1100-1119) ne donne pas tant d'impor- tance à Olivier, et se contente de ra- conter qu'il fut enseveli à Belin. == Un poëme de la décadence, et dont il ne nous reste qu'une version en prose (Arsenal, B. L. F. 226, XVe siècle), nous montre le fils de notre Olivier, Galien, cherchant son père sur toute la surface de la terre, et le trouvant enfin sur le champ de bataille de Roncevaux, où Olivier a le temps de le reconnaître ; et il expire en le mon- trant à Roland. == Parmi tous ces éléments de la légende d'Olivier, il en est de fort anciens, et ce sont ceux qui se trouvent dans notre Roland. Les plus dignes d'attention sont en- suite ceux que nous offre Girars de Viane, et néanmoins ils noua semblent postérieurs d'un ou de deux siècles. le Voyage à Jérusalem, l'Entrée en Espagne et Galien n'ont rien de tra- ditionnel, et quant à la lutte d'Olivier contre Fierabras, dans le poëme de ce nom, il n'y faut voir qu'une des formes de ce sujet banal : << Combat d'un héros français contre un géant païen, >> qui a été traité tant de fois par nos épiques. 105. Sansun li dux. Ce personnage est compté au nombre des douze Pairs : 1° par la Chanson de Roland, 2° par la Karlamagnus Saga (histoire islan- daise de Charlemagne, XIIIe siècle), 3° par les Remaniements de notre Ro- land (manuscrits de Paris, de Venise, de Cambridge, etc.), 4° par Gui de Bour- gogne (XIIe siècle), 5° par la Chronique de Weihenstephan (le manuscrit est du XVe siècle, et l'original du XIVe), et 6° par l'Entrée en Espagne (XIIIe - XIVe siècle). Il est partout représenté comme duc de Bourgogne, et c'est le père de Gui de Bourgogne. L'auteur de notre Roland le fait mourir à Ron- cevaux (v. 1535) de la main du païen Valdabrun. V. une Notice plus détail- lée dans notre première édition, II, 53. * Anseis. Il s'agit ici d'Anseïs << le Vieux >> (v. 796). Il est mis au nombre des douze Pairs par la Chanson de Roland, par les Remaniements de Pa- ris, de Venise, de Cambridge, etc., par la Chronique de Weihenstephan, par l'Entrée en Espagne et par Otinel (XIIIe siècle). Il ne faut pas le confondre avec Anseïs le Jeune ou Anseïs de Car- thage, personnage purement imagi- naire et qui n'a rien de traditionnel. Ce dernier est le héros d'un poëme de notre décadence épique où il est repré- senté comme le successeur de Roland et comme le premier roi d'Espagne après les grandes représailles de Charles contre les Sarrasins. 106. Gefreiz ... le rei gunfanuniers, Geoffroi d'Anjou est un personnage historique qui a été introduit dans la légende de Roland vers la fin du Xe siècle : c'est Geoffroi Grise -Gonellle, mort en 987. Il était contemporain de Richard le Vieux, duc de Normandie, dont il sera question plus loin. De l'Introduction de ces deux héros dans l'épopée rolandienne, on peut con- clure qu'une partie de notre légende LA CHANSON DE ROLAND 15 Le duc Samson, le fier Anséis, Geoffroi d'Anjou, qui porte le gonfanon royal. Gerin et son compagnon Gerier Et, avec eux, beaucoup des autres : Car il y avait bien là quinze mille chevaliers de la douce France. Ils sont assis sur des tapis blancs, Et, pour se divertir, jouent aux tables : s'est formée sous les derniers Carlovin- giens et les premiers Capétiens, et il faut admettre qu'il a pu dès lors exis- ter certains poëmes consacrés à Ro- land : notre Chanson n'est pas la pre- mière dont il ait été le héros. D'un autre côté, l'importance des Angevins dans notre légende a permis de re- garder le Roland comme l'oeuvre d'un poëte de cette province, lequel aurait voulu flatter le comte Geoffroi ou ses premiers successeurs. On en arrive ainsi à supposer que le dialecte de la PREMIERE REDACTION de notre poëme aurait été celui d'Anjou, lequel ne se distinguait pas nettement de celui de France. == Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, Geoffroi l'Angevin joue un grand rôle dans tous nos vieux poëmes. Il fait partie de cette expédition de Charles en Italie, qui se termine par la défaite du sarrasin Agolaut. (Chanson d'As- premont, XIIIe siècle.) Dans la guerre des Saxons, il tue le roi Caloré (Chan- son des Saisnes, XIIe siècle, couplets 107 et suiv.), et nous est offert comme un des chefs des barons Hérupois, soulevés contre l'Empereur. (Ce sont les Normands, les Manceaux, les Bre- tons, les Tourangeaux et les Ange- vins, toute l'ancienne Neustrie.) == Geoffroi est compté au nombre des douze Pairs par Renaus de Montau- ban (XIIIe siècle), la Chronique de Weihenstéphan (XIVe - XVe siècle) et Fie- rabras (XIIIe siècle). == C'est Geoffroi enfin qui, dans les Remaniements du Roland, a la charge, avec Girart d'Orléans et Guion de Saint-Omer (couplets 339 et suiv. du ms. de Paris, édition Fr. Michel), de se rendre en message auprès de Girart de Viane et d'amener la belle Aude à l'Empereur.== Thierry, qui doit vaincre Pinabel à la fin de notre chanson, est repré- senté dans le Roland comme le frère du duc Geoffroi (v. 3819). Dans Gai- don (XIIIe siècle), dans ce poëme de la décadence, il nous est offert comme son fils, et c'est lui qui, sous le nom de Gaidon, devient duc d'Angers. * Gunfanuniers. Le gonfanon de Charlemagne n'est autre que la ban- nière de saint Pierre ou des Papes. De là son nom de Romaine : Seint Piere fut ; si aveit num Romaine ; mais, de- puis la grande bataille de Saragosse, elle s'appela Montjoie. V. la note du v. 3094, et surtout les Recherches sur les drapeaux français, de Gustave Desjardins, 1875, pp. 8, 9. 107. Gerins ... Geriers. Ils sont com- pris au nombre des douze Pairs par la Chanson de Roland, par les Rema- niements de Paris et de Cambridge, etc., par la Karlamagnus Saga. == Gerin seul est conservé par Otinel et le Voyage à Jérusalem. 111. As tables juent. Le jeu des tables (c'est le tric-trac et, plus encore, celui des échecs tiennent une très- grande place dans nos romans : c'est, par excellence, le jeu des barons. Une partie d'échecs est la péripétie prin- cipale d'une de nos plus anciennes chansons, d'Ogier le Danois. Le fils d'Ogier, Beaudoninet, joue aux échecs avec Charlot, le fils de Charlemagne ; il gagne la partie. Charlot, furieux d'avoir été échec et mat en quelques coups, se précipite sur son adversaire et d'un coup d'échiquier le tue sur place. De là toute la guerre de Char- lemagne contre Ogier. Dans Renaus de Montauban, même épisode. La lutte entre les fils d'Aimon et le grand empe- reur a pour cause ou pour prétexte une partie d'échecs, à la suite de laquelle le neveu de l'Empereur, Bertolais, est tué par Renaud. (Édit. Michelant, p. 51.) 16 LA CHANSON DE ROLAND E as eschecs li plus saive e li viell : E escremissent cil bachcler legier. Desuz un pin, delez un eglentier, 115 Un faldestoel i out, fait tut d'or mier : Là siet li rois ki dulce France tient : Blanche ad la barbe e tut flurit le chief, Gent ad le cors e le cuntenant fier. S' est ki l' demandet, ne estoet enseignier. 120 E li message descendirent à pied. Si l' saluèrent pur amur e par bien. Aoi. IX Blancandrins ad tut premereins parlet. dist à l' rei : << Salvez seiez de Deu, << Le Glorius, que devez aürer ! 125 << Iço vus mandet reis Marsiliesli ber : << Enquis ad mult la loi de salvetet ; << De sun aveir vus voelt asez duner. << Urs e leuns e veltres caeignez, << Set cenz cameilz e mil ostufs muez, 130 << D'or e d'argent quatre cenz mulz trussez. << Cinquante cares que carier ferez : << Tant i avrat de besanz esmerez << Dunt bien purrez voz soldeiers luer. << En cest païs avez èstel asez, 135 << En France ad Ais bien repairiez devez ; << Là vus sivrat, ço dit mis avoez. 118. Gent ad le cors, s'il faut in croire la Chronique de Turpin, le grand empe- reur avait huit pieds de haut. Sur ses deux mains il élevait un chevalier armé et brisait aisément trois ou quatre fers à cheval. Tous nos poëtes ont célébré la barbe blanche de Charles, ses yeux extra- ordinalrement ardents et sa terrible ré- gardcüre. Et tout le moyen âge a eu peur de ce regard, semblable à cet évêque dont parle le moine de Saint-GalL, sur lequel l'Empereur jeta seulement un coup d'oeil et qui fut soudain foudroyé. Cf. nos Épopées françaises, II, 106-1 10. 124. Le Glorius. On pourrait ai- sément composer une théodicée d'après les seuls textes de nos Chansons de geste. La spiritualité de Dieu tous ses attributs, celui que nos poëtes ont mis le plus volontiers en lumière, et l'épithète qu'ils accolent le plus sou- vent au mot << Dieu >> est celle-ci : << Dieu qui est un pur esprit, Deus l'espirital. >> C'était là une protestation très nécessaire contre la pluralité des anciens dieux et contre leur maté- rialité grossière. == Dans le Roland et dans la plupart de nos autres poëmes, LA CHANSON DE ROLAND 17 Les plus sages, les plus vieux jouent aux échecs, Et les bacheliers légers à l'escrime ... Sous un pin, près d'un églantier, Est un fauteuil d'or massif : C'est là qu'est assis le roi qui tient douce France. Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ; Son corps est beau, et fière est sa contenance. A celui qui le veut voir il n'est pas besoin de le montrer Les messagers païens descendent de leurs mules, Et saluent Charles en tout bien, tout amour. IX Blancandrin, le premier, prend la parole, Et dit au roi : << Salut au nom de Dieu, << Du Glorieux que vous devez adorer ! << Voici ce que vous mande le roi Marsile, le vaillant : << Après s'être bien enquis de votre loi, qui est la loi du salut. << Il veut largement partager ses trésors avec vous. << Vous aurez des lions, des ours, des lévriers enchaînés, << Sept cents chameaux, mille autours après la mue, << Quatre cents mulets chargés d'argent et d'or, << Cinquante chars que vous remplirez de ces richesses. << Vous aurez tant et tant de besants de l'or le plus fin, << Que vous pourrez payer tous vos soldats. << Mais il y a trop longtemps que vous êtes en ce pays. << Et vous n'avez plus qu'à retourner en France, à Aix. << Mon maître vous y suivra, c'est lui-même qui vous le promet, Dieu est encore qualifié de glorieux, et par ce mot il faut à la fois en- tendre la suprême béatitude, la su- prême puissance, la suprême invisi- bilité. - On peut rapprocher de cette expression les suivantes, qui sont à peu près synonymes : << Le Dieu de majesté, le Roi du monde, le Dieu du paradis, le Roi très-grand qui est au-dessus de nous. >> == Les autres attributs de Dieu ne sont pas, d'ailleurs, exprimés avec moins de clarté. Le Dieu de nos épo- pées est tout-puissant. Il est éternel, et à tout instant nos poëtes s'écrient : Cil Damedex qui fut, est et qui iert. Mais le titre que les trouvères se plaisent sur- tout à lui décerner, c'est celui de << créa- teur >> : Par Deu le creator. - Par Deu qui tout forma.- Qui fîst pluie et gelée. - Qui fîst la rose en mai. - Qui nos fisi à s'image, etc. etc. Rien n'était en réalité plus utile que de telles épi- thètes si souvent répétées, puisque le dogme de la création avait été mé- connu de toute l'antiquité païenne. Et tel est le point de vue pratique et éle- vé auquel on doit surtout considérer nos anciens poëmes. 18 LA CHANSON DE ROLAND << Si recevrat la loi que vus tenez ; << Juintes ses mains, ieri vostre cumandez ; << De vus tiendrai Espaigne le regnet. >> Li Emperere en tent ses mains vers Deu ; Baisset sun chief, si cumencet à penser. Aoi. X Li Emperere en tint sun chief enclin : 140 De sa parole ne fut mie hastifs, Sa custume est qu'il parolet à leisir. Quant se redrecet, mult par out fier le vis. Dist as messages : << Vus avez mult bien dit. << Li rois Marsilies est mult mis enemis. 145 De cez paroles que vus avez ci dit << En quel mesure en purrai estre fiz ? << - Voelt par ostages, ço dist li Sarrazins, << Dunt vus avrez o dis o quinze o vint. << Par num d' ocire i métrai un mien filz. 150 << É si'n avrez, ço quid, de plus gentilz. << Quant vus serez el' palais seignurill, << A la grant feste seint Michiel de l' Péril. << Mis avoez là vus sivrat, ço dit, << Enz en voz bainz que Deus pur vus i fist ; 155 << Là vuldrat il chrestiens devenir. >> Carles respunt : << Uncor purrat guarir. >> Aoi. XI Bels fut li vespres e li soleilz fut clers. Les dis muiez fait Carles establer. El' grant vergier fait li reis tendre un tref ; 160 Les dis messages ad fait enz hosteler ; Duze serjant les unt bien cunreez. La noit demurent tresque vint à l' jur cler. Li Emperere est par malin levez : Messe e matines ad li reis escultet. 165 Desuz un pin en est li reis alez, LA CHANSON DE ROLAND 19 << El il y recevra votre loi. << Il y deviendra, mains jointes, votre vassal << Et tiendra de vous le royaume d'Espagne. >> L'Empereur élève alors ses deux mains vers Dieu ; Il baisse la tête et commence à penser. X L'Empereur demeurait là, tête baissée ; Car jamais sa parole ne fut hâtive, Et sa coutume était de ne parler qu'à loisir. Quand enfin il se redressa, très-fier était son visage : << Vous avez bien parlé, dit-il aux messagers. << Il est vrai que le roi Marsile est mon grand ennemi. Mais enfin, ces paroles que vous venez de prononcer, << Dans quelle mesure puis-je m'y fier, << - Vous aurez des otages, répond le Sarrasin ; << Nous vous en donnerons dix, quinze ou vingt. << Mon fils sera du nombre, dut-il y périr. << Et vous en aurez, je pense, de plus nobles encore. << Lorsque vous serez de retour en votre palais seigneurial. << A la grande fête de saint Michel du Péril, << Mon maître, c'est lui qui vous le promet, vous suivra << A vos eaux d'Aix, que Dieu a fait jaillir pour vous. << Là, il consentira à devenir chrétien. << - C'est ainsi, répond Charles, qu'il peut encore se sauver. >> XI Le soir fut beau, le soleil clair. Charles fait conduire les dix mules dans ses étables, Puis, dans le grand verger, fait tendre un pavillon Et y donne l'hospitalité aux dix messagers : Douze sergents les servent et leur font fête : Jusqu'au jour clair ils y passent la nuit ... L'Empereur se lève de grand matin. Charles entend messe et matines ; Puis va s'asseoir sous un pin, 20 LA CHANSON DE ROLAND Ses baruns mandeT pur sun cunseilL fîner : Par cels de France voelT il de l' tut errer. Aoi. XII Li Emperre s'en vail desuz un pin. Ses baruns mandet pur sun cunseill fenir : 170 Le duc Ogier, l'arcevesque Turpin Richard le Viell e sun nevuld Henri, 166. Sun cunseill. Près de l'empereur ou du roi Frank se tient toujours, dans dog chansons, on conseil dont l'ori- gine est germaine. Les cours plénières de nos romans rappellent 1es champs de mal. Mais il faut distinguer entre la << cour plénière >> et le << conseil >> proprement dit. Dans le conseil, l'Em- pereur prend encore l'avis de ses ba- rons, mais n'est aucunement forcé de le suivre. En d'autres termes, les con- seillers n'ont ici qu'une autorité toute consultative, et c'est au roi seul qu'ap- partient la décision. Le conseil, d'ail- leurs, semble se transformer plus d'une fois en haute cour, quand il s'agit de juger un des hommes du roi : c'est l'ancien placitum palatii ; c'est le tri- bunal qui, à la lin de notre poëme, jugera le traître Ganelon. 170. Ogier. Ogier le Danois, un des pins célèbres héros de notre épopée nationale. Il est fils de Geoffroi, roi de Danemark, qui est forcé de le lais- ser en otage à la cour de Charlemagne. Les ambassadeurs du roi de France ayant été insultés par Geoffroi,Ogier et condamné à mort el va périr, lors- qu'on se décide soudain à une grande expédition en Italie. Le Danoois de- vient rapidement le héros de l'armée française : il est vainqueur, dans un double Combat, de Caraheu et de Bruna- mont, et, grâce à lui, Charles peut faire son entrée a Rome, (Chevalerie Ogier, poëme de XIIe siècle, attribué Raim- bert de Paris, vers 174-3102.) Ogier est devenu le favori du roi de France, lorsqu'un jour, dans une de ces par- ties d'échec dont no- épiques ont tant abusé, son fils, Baudoninet, est tué par le fils de l'Empereur, par Charlot (v. 3152-3180). De là une haine irré- conciliable du Danois contre le roi de France. Il veut tuer Charlot, et, sur le point de tomber aux mains de ses enne- mis, se réfugie à la cour du roi Didier, à Pavie. Charles déclare la guerre au Lombard, et lui livre une formidable bataille où Ogier fait en vain des pro- diges de valeur (v. 3181 -5838). C'est alors qu'a lieu ce fameux siège de Castelfort, qui a été si populaire du- rant tout le moyen âge. Ogier, affamé et tout près de succomber, parvient a s'ouvrir an chemin ; mais, de nou- veau poursuivi, il est fait prisonnier, et le voilà captif à Reims (v. 5834- 9424). Charles l'y veut laisser mourir de faim ; mais une invasion des Sarra- sins le force on jour à faire un nouvel appel au courage du Danois, qui se bat contre le géant Bréhus et sauve la France (v. 9425-12969). Il reçoit en récompense le comté de Hainaut, et y meurt eu odeur de sainteté (v. 12970-13042). == Toute cette légende d'Ogier s'est formée EN MÊME TEMPS que celle de Roland, et remonte par conséquent aux VIIIe et IXe siècles. == Ajou- tons qu'Ogier n'est pas mis dans notre poëme au rang des douze Pairs, mais qu'il reçoit cet honneur dans le Voyage à Jérusalem, Gui de Bourgogne, Re- naus de Montauban, Fierabras, Otinel et l'Entrée en Espagne. == M. Barrois, éditeur du vieux poëme que nous avons tout à l'heure analysé, prétend qu'Ogier était un Ardennais, et non pas un Danois. Cette opinion nous semble suffisamment réfutée par ces vers de la Chevalerie Ogier : Mult es LA CHANSON DE ROLAND 21 Et mande ses barons pour tenir son conseil : Car il ne veut rien faire sans ceux de France. XII L'Empereur va sous un pin, Et mande ses barons pour tenir son conseil C'est le duc Ogier et l'archevêque Turpin : C'est Richard le Vieux et son neveu Henri : quvers et plains de grant outrage. - Bien le dois estre : tu es de Danemar- che ... - AINC N'APARTINS DE FRANCE A NUL BERNAGE (v. 4800 et suiv.). * Turpin. Il y a eu un véritable ar- chevêque de ce nom, lequel vécut sur le siège de Reims, depuis 756 (ou 753, suivant le Gallia christiana), jusqu'en 811 ou 788 (ou 791, suivant le Gallia). Il a donc été réellement contemporain du grand désastre de Roncevaux, qui eut lieu en 778. Mais le Turpin de nos épopées présente des traits que l'his- toire n'a point fourni.-. Il est né à Rome, si l'on en croit la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle), ou en France, suivant la Chanson d'Aspremont (XIIIe siècle). L'auteur de ce dernier poëme ajoute que Turpin fut abbé de Jumiéges avant d'être élevé au siège de Reims. Quoi qu'il en soit, il est partout le type de l'évêque militaire. Dans Aspremont on le voit porter au front de l'armée chrétienne le bois de la vraie croix, qui devient entre ses mains éblouis- sant comme le soleil. Dans Ogier (XIIe siècle ), c'est lui qui livre à Charlemagne le Danois endormi ; mais il a pitié de cet illustre vaincu, et ne permet pas qu'il meure de faim dans sa prison. Après s'être couvert de gloire dans tous les combats que ra- content l'Entrée en Espagne (XIIIe - XIVe siècle) et Gui de Bourgogne (XIIIe siè- cle), l' Archevêque-soldat meurt à Ron- cevaux (v. 2252 ).== La Chronique qui porte son nom se garde bien de le faire ainsi succomber dans la grande bataille, et le fait survivre au désastre qu'il raconte. C'est lui qui, d'après ce document antitraditionnel, célébrait la messe des morts auprès de Charles, lorsque l'Empereur vit passer dans le ciel les anges qui emportaient l'âme de Roland. == Turpin est compté au nombre des douze Pairs par les Rema- niements du Roland (XIIIe siècle, etc.), le Voyage à Jérusalem (XIIe siècle), la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle), Otinel (XIIIe siècle). l'Entrée en Es- pagne (XIIIe - XIVe siècle) et la Chro- nique de Weihenstephan (XIVe - XVe siècle ). En résumé, c'est dans notre poëme qu'il faut chercher les éléments les plus antiques de sa légende. == Il est nécessaire de dire ici deux mots de la célèbre << Chronique de Turpin >>. Dans sa thèse De pseudo-Turpino, M. G. Paris est arrivé à cette conclu- sion scientifique << que les cinq pre- miers chapitres ont été écrits, vers le milieu du XIe siècle, par un moine de Compostelle, et les chapitres VI et sui- vants, entre les années 1109-1119, par un moine de Saint-André - de- Vienne >>. Cette dernière partie est la moins sincère. Rédigée par un faus- saire d'après quelques-unes de nos Chansons de geste et de nos traditions épiques qui y sont étrangement défi- gurées, ce document apocryphe n'a d'autre valeur que de nous montrer la forme cléricale de la légende de Ro- land. V. Épopées françaises, I, 70, etc. 171. Richard. Il s'agit ici (comme le prouvent les v. 3050 et 3470) de Richard, duc de Normandie. Que ce Richard soit un personnage histo- rique, c'est ce qui semble hors de doute, et le poëte qui l'a introduit dans notre légende a pensé à Richard I, duc de Normandie, dit le Vieux ou 22 LA CHANSON DE ROLAND E de Guascuigne le prud cunte Acelin, Tedbald de Reims e Milun sun cusin. E si i furent e Geriers e Gerins. 173 Ensembl' od els li quens Rollanz i vint E Oliviers, li pruz e li gentilz ; Des Francs de France en i ad plus de mil ; Guenes i vint, ki la traïsun fist. Dès or cumencet le cunseill que mal prist. Aoi. XIII 180 << Seignurs baruns, dist l' emperere Carles, << Li reis Marsilies m'ad tramis ses messages : << De sun aveir me voelt duner grant masse, << Urs e leuns e veltres caeignables, << Set cenz cameilz e mil osturs muables, sans Peur (+ 996). Nous avons, dans son nom comme dans celui de Geoffroi d'Anjou, un précieux clément de cri- tique, et il devient par là très-pro- bable qu'une autre Chanson de Roland a existé avant la nôtre vers la fin du Xe ou le commencement du XIe siècle. Il est, à tout le moins, permis d'affirmer que les chants populaires lyriques étaient depuis longtemps consacrés à notre héros. == La légende épique de Richard est d'ailleurs assez riche. Dans Renaus de Montauban (XIIIe siècle), il se refuse énergiquement à faire périr son homo- nyme, Richard, fils d'Aimon, qui a été, très injustement condamné par Charlemagne. Au commencement de l'Entrée en Espagne (XIIIe - XIVe siècle), il nous est présenté comme le chef du parti de la paix. Mais le poëme où il tient le plus de place est la Chanson des Saisnes, et il devait certainement remplir un plus grand rôle dans ce poëme, perdu qui avait, pour titre : Les Barons Hérupois. Dans la Chanson des Saisnes (XIIIe siècle), Richard est, en effet, avec Geoffroi d'Anjou, Salomon de Bretagne et Huon du Mans, un des chefs des Hérupois révoltés contre le grand empereur, Charles est obligé de traiter avec eux et d'aller, pieds nus, faire amende honorable à ces rebelles. == Richard est placé dans le collège des douze Pairs par Gui de Bourgogne (XIIe siècle), Renaus de- Montauban (XIIIe siècle), Fierabras (XIIIe siècle), etc. 172. Acelins est nommé, une autre fois, au vers 2852, où l'on voit qu'il ne faisait point partie de l'arrière- garde. Il est un de ceux qui soutien- nent l'Empereur dans leurs bras, alors qu'il tombe en pâmoison devant le corps inanimé de Roland. 173. Tedbalz de Reins est un des comtes qui seront plus tard chargés par l'Empereur de garder les corps des héros morts à Roncevaux. Alors, comme lui, son nom est associé à celui de Milou (v. 2433). C'est à lui qu'est confié, lors de la grande bataille contre Baligant, le commandement du sixième corps (v. 3058). == Ce nom de << Thibaut DE REIMS >> a-t-il pénétré dans la légende de Roland à l'époque où régnait le premier comte de Cham- pagne de ce nom (ann. 1063) ? Nous ne le pensons pas, parce que Reims ne faisait point partie du comté de Cham- pagne. == Milun est un de ceux qui sont chargés de conduire sur des ca- rettes les corps d'Olivier, de Turpin et de Roland (v. 2971). Dans les Rema- niements du Roland, il est un des LA CHANSON DE ROLAND 23 C'est le brave comte de Gascogne, Acelin ; C'est Thibaud de Reims et son cousin Milon. Gerier et Gerin y sont aussi, Et le comte Roland y est venu avec eux, Suivi du noble et vaillant Olivier. Il y a là plus de mille Français de France. On y voit aussi Ganelon, celui qui fit la trahison. Alors commence ce conseil de malheur. XIII << Seigneurs barons, dit l'empereur Charles, << Le roi Marsile vient de m'envoyer ses messagers. << Il me veut donner une large part de ses richesses, << Des lions, des ours, des lévriers enchaînés, << Sept cents chameaux, mille autours après leur mue. messagers Charles envoie à sa soeur Gilles. 178. Guenes. Ganelon a-t-il été un personnage historique ? Faut-il voir ici le souvenir encore vivace de ce fa- meux archevêque de Sens . Wenilo, lequel trahit, pour Louis le Germa- nique, la cause de Charles le Chauve qui l'avait comblé de bienfaits, et se réconcilia, en 859, avec son bienfai- teur ? Cette assimilation nous paraît d'autant plus contestable, qu'au XIe siècle le nom de Wenilo est encore porté assez communément, et sans qu'au- cune idée de honte paraisse y être attachée. Nous ne saurions davan- tage adopter le système de Hertz et du baron d'Avril, d'après lequel Ga- nelon dériverait du Hagen des Nibe- lungen, et nous pensons que Ganelon est uniquement dans notre poëme un personnage idéal, fictif, << le type du traître. >> == Quoi qu'il en soit, Ga- nelon n'a dans le Roland qu'une vie individuelle, et sa famille n'y est pas constituée à l'état de geste. Il en est de même de l'Entrée en Espagne, où il est encore montré sous les traits d'un ba- ron courageux et loyal, et de la Prise de Pampelune, où il est déjà, au con- traire, dénoncé comme un traître. C'est à son instigation que, d'après ce poëme traditionnel, Basin et Basile sont envoyés comme ambassadeurs à la cour du roi Marsile, et c'est lui qui tente de faire assassiner par les païens un troisième messager, nommé Guron. == Mais quand nos épiques furent atteints de la monomanie cy- clique ; en d'autres termes, quand ils voulurent classer tous leurs per- sonnages en des familles distinctes, ils imaginèrent de faire de Ganelon le fils de Grifon d'Hautefeuille, qui lui-même fut présenté comme le troisième fils de Doon de Mayence. Voilà donc Ganelon installé dans cette geste de Doon qui, avec celles du Roi et de Garin de Montglane, est une de nos trois grandes Gestes : et de là vient ce nom de Mayen- çais qui fut donné aux traîtres de nos romans. On ne s'arrêta pas en si beau chemin : l'auteur de Jourdain de Blaives (XIIe siècle) alla jusqu'à créer décidément une quatrième geste, << celle des traîtres >>, et l'auteur de Parise la duchesse (XIIe siècle) énuméra avec quelque complaisance les << douze traîtres >> de la race de Ganelon. V. Gaufrey, édit. Guessard . v. 3999 et suiv. ; Renaus de Montauban, édit. Michelant, pp. 421 - 442, etc. Cf. la Note de notre première édition, II, pp. 78-81. 24 LA CHANSON DE ROLAND 185 << Quatre cenz mulz cargiez de l'or d'Arabe, << Avec iço plus de cinquante cares : << Mais il me mandet que en France m'en alge : << Il me sivrat ad Ais à mun estage. << si recevrai la nostre Lei plus salve ; 190 << Chrestiens iert, de mei tiendrat ses marches : << Mais jo ne sai quels en est sis curages. >> Dient Franceis : << Il nus i euvient guarde. >> Aoi. XIV Li Emperere out sa raisun fenie. Li quens Rollanz, ki ne l'otriet mie. 195 En piez se drecet, si li vint cuntredire, Il dist à l' rei : << Ja mar crerez Marsilie. << Set anz ad pleins qu'en Espaigne venimes << Jo vus cunquis e Noples e Commibles : << Pris ai Vallerne e la terre de Pine. 200 << E Balaguet e Tuele e Sebilie. << Li reis Marsilies i fist mult que traître : << De ses païens il vus enveiat quinze : << Cascuns portout une branche d'olive ; << Nuncierent vus cez paroles meïsmes. 205 << A voz Franceis un cunseill eu presist 185. Or d'Arabe ou << or Arabiant >>. C'éatit un or de provenance orientale, recommandé par le moine Théophile, et plus d'une fois vanté par nos poëtes. Le texte de Théophile mérite d'être cité : << CAP. XLVI. DE AURO ARABICO, Est et aurum Arabicum pretioslssi- mum et eximii coloris. >> (Glossaire des émaus, par L. de Laborde 198. Ce n'est pas Constan- tinople, comme l'a cru Génin : ce n'est point Grenoble, comme le suppose en des continuateurs du faux Turpin ; et nous ne saurions davantage admettre, avec M. P. Raymond, qu'il s'agisse d'Orthez, dont l'ancien château a porté le nom de Nobile. A coup sûr, Nobles ou Noples est en Espagne. Le plus ancien réclt auquel ait donné lien la prise de cette ville, et qui soit parvenu jusqu'à nous, est celui de la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle) : Olivier et Roland s'em- parent de Nobles sur l'ordre exprès de Charlemagne ; mais ils mettent à mort le roi Fouré, que l'Empereur leur avait commandé d'épargner, et cherchent, mais en vain, à effacer la trace de ce sang injustement répandu. Charles, malgré tout, s'aperçoit de la désobéissance de son neveu, et lui donne alors ce coup de gant sur le visage, qui est resté si célèbre dans notre légende épique (1re branche de la Saga, 51, 52). Cette version est la seule qui nous permette de saisir le sens des vers 1775-1779 de notre Roland ; Ja prist il Noples seinz le vostre cumant : -- Puis od les cucs lavat les prez de l' sanc : Pur ço le fist ne fust aparis- sant. == Un autre récit nous est fourni LA CHANSON DE ROLAND 20 << Quatre cents mulets chargés d'or arabe, << Plus de cinquante chars tout chargés. << Mais il y met cette condition : c'est que je retourne en France. << Il s'engage à me rejoindre dans mon palais d'Aix. << Pour y recevoir notre loi, qui est la loi du salut. << Il se fera chrétien et tiendra de moi ses Marches. << Mais en a-t-il vraiment l'intention, c'est ce que je ne sais pas. << - Prenons bien garde. >> s'écrient les Français. XIV L'Empereur a fini son discours. Le comte Roland, qui point ne l'approuve. Se lève, et, debout, parle contre son oncle : << Croire Marsile, ce serait folie, dit-il au roi. << Il y a sept grandes années que nous sommes entrés en Espagne. << Je vous ai conquis Commible et Nobles ; << J'ai pris Valtierra et la terre de Pine. << Avec Balaguer, Tudele et Sébile. << Mais, quant au roi Marsile, il s'est toujours conduit en traître. << Jadis il vous envoya quinze de ses païens. << Portant chacun une branche d'olivier. << Et qui vous tinrent exactement le même langage. << Vous prîtes aussi le conseil de vos Français. par l'Entrée en Espagne (XIIIe - XIVe s.) : nous y voyons Roland abandonner son oncle an milieu d'une grande bataille contre les Sarrasins et s'échapper avec les onze autres Pairs, pour s'en aller conquérir Nobles. C'est au retour de cette équipée qu'il est frappé par Charles, quitte le camp français et fait son voyage en Orient. (V. le ms. XXI de Venise, f° 177-217.) Cf. un autre récit, dans la cinquième branche de la Karlamagnus Saga, et aussi les Chro- niques de Saint-Denis où l'on voit les murs de Nobles tomber soudain devant Charles, comme ceux de Jéricho devant Josué, etc. == Commibles. La version islandaise et les Remaniements de Versailles et de Venise nous donnent Merinde ou Morinde. Aucun de ces noms n'a encore été identifié. 199. Valterne, c'est Valtierra. == Quant à ta terre de Pine, ce ne peut être le castel de Pinhoo, que M. Ray- mond nous montre tout près de Ron- cevaux, dans la commune de Saint- Michel et le canton de Saint -Jean- Pied-de-Port. Comme le dit G. Paris. << ce pays doit se laisser trouver dans les environs de Tudela et de Val- tierra. >> 200. Balaguet. V. la note du v. 63. == Tuele. C'est Tudela, en Navarre. sur les confins de l'Aragon, de la Navarre et de la Castille. == Sebilie. Nous avons traduit << Sébile >> d'après la Karlamagnus Saga, qui nous donne Sebilia. ( ?) M. G. Paris fait observer avec raison (Revue critique, 1869. n° 39, p. 129) qu'il ne saurait être ici question de Séville. 26 LA CHANSON DE ROLAND << Loerent vus alques de legerie. << Dous de voz cuntes à l(païen tramesistes, << L'uns fui Basanz e li altre Basilies : << Les chiefs en prist es puis suz Haltoïe. 210 << Faites la guère cum vus l'avez enprise, << En Sarraguce menez vostre ost banie, << Metez le siège à tute vostre vie, << Si vengiez cels que li fel fist ocire. >> Aoi. XV Li Emperere en tint sun chief enbrune, 215 Si duist sa barbe, afaitai sun gernun. Ne bien ne mal sun nevuld ne respunt. Franceis se taisent, ne mais que Guenelun : En piez se drecet, si vint devant Carlun, Mult fièrement cumencet sa raisun, 220 E dist à l' rei : << Ja mar crerez bricun . << Ne mei ne altre, se de vostre prud nun. << Quant ço vus mandet li reis Marsiliun << Qu'il deviendrat juintes ses mains tis hum << E tute Espaigne tiendrat par vostre dun, 225 << Pois recevrat la lei que nus tenum, << Ki ço vus loet que cest plait degetium, << Ne li calt, sire, de quel mort nus moerium. << Cunseill d'orgoill n'est dreiz que à plus muni. << Laissum les fols, as sages nus tenum. Aoi. XVI 230 Après iço est Naimes venuz, Blanche out la barbe e tut le peil canut ; 207. Dons de voz cuntes, etc. Le récit détaillé de l'ambassade de Basin et de Basile se trouve dans la Prise de Pampelune, poëme du commence- mentdu XIVe siècle, mais écrit d'après des données traditionnelles. Nous en avons donné l'analyse dans nos Épo- pées françaises, II, :366-376, et M. Mus- safia en a publié le texte (Vienne, 1864). LA CHANSON DE ROLAND 27 << Qui furent assez fous pour être de votre avis. << Alors vous envoyâtes au païen deux de vos comtes : << L'un était Basan, l'autre Basile. << Que fit Marsile ? Il leur coupa la tète, là-haut, dans le montagnes au-dessous de Haltoïe. << Faites, faites la guerre, comme vous l'avez entreprise ; << Conduisez sur Saragosse votre armée ; << Mettez-y le siège, dût-il durer toute votre vie : << Et vengez ceux que le félon Marsile a fait mourir. >> XV L'Empereur tient la tête baissée. Il tourmente sa barbe et tire sa moustache ; A son neveu ne répond rien, ni bien ni mal. Tous les Français se taisent, tous, excepté Ganelon. Ganelon se lève, s'avance devant Charles, Et très-fièrement commence son discours : << N'en croyez pas les fous, dit-il au roi ; << N'en croyez ni les autres ni moi ; n'écoutez que votre avantage. << Quand le roi Marsile vous fait savoir << Qu'il est prêt à devenir, mains jointes, votre vassal ; << Quand il consent à tenir toute l'Espagne de votre main << Et à recevoir notre foi, << Celui qui vous conseille de rejeter de telles offres << Ne se soucie guère de quelle mort nous mourrons. << C'est là le conseil de l'orgueil, et il ne doit pas l'emporter plus longtemps. << Laissons les fous, et tenons -nous aux sages. >> XVI Naimes alors s'avance à son tour ; Il eut la barbe blanche et tout le poil chenu : . 230. Naimes. C'est dans une Chan- son dn XIIe siècle, c'est dans Aubri le Bourgoing que nous trouvons le récit de la naissance et des enfances de Naimes. Fils de Gasselin, roi de Ba- vière, et de la reine Seneheult, il n'échappe qu'à grand'peine à la haine d'un usurpateur, nommé Cassile (c'est le Tassillon de l'histoire). Charlemagne vient au secours de l'héritier légitime, 28 LA CHANSON DE ROLAND Meillur vassal n'aveit en la curt nul. E dist à l' rei : Bien l'avez entendut : << Guenes li quens ço vus ad respundut : << Saveir i ad . mais qu'il seil entenduz. 230 << Li reis Marsilies est de guere vencuz, << Vus li avez luz ses castels toluz, << Od voz caables avez fruisiet ses murs. << Ses citez arses e ses humes vencuz. << Quant il vus mandet qu'aiez mercit de lui. 240 << Pecchiet fereit ki dune li fesist plus, << U par ostages vus voelt faire soür : << De voz baruns vus li manderez un. << Ceste grant guère ne deit munter à plus. >> Dient Franceis : << Bien ad parlet li dux. >> Aoi. XVII << Seignurs baruns, ki enveier purrum 245 << En Sarraguce àl l' rei Marsiliun ? >> Respunt dux Naimes : << J'irai par vostre dun ; << Livrez m'en ore le guant e le bastun. >> Respunt li reis : << Vus estes saives hum : << Par ceste barbe e par cest mien gernun. 250 << Vus n'irez pas uan de mei si luign ; << Alez seeir quant nuls ne vus sumunt. >> Aoi. XVIII Seignurs baruns, ki purrum enveier << A l' Sarrazin ki Sarraguce tient ? >> Respunt Rollanz : << J' i pois aler mult bien. >> -- Ne l' ferez certes, dist li quens Oliviers. << Vostre curages est mult pesmes e fiers : qu'il rétablit : de là cette profonde affection du Bavarois pour l'Empereur. Il joue un grand rôle dans Aspremont, mais surtout dans Acquin (XIIe siècle), où son duel avec le roi norois met fin à la guerre de Bretagne. Sa mort est racontée dans Anseïs de Carthage. méchant poëme de la décadence, et qui n'a rien de traditionnel. (B. N. 798, f° 92.) En résumé, c'est dans Aubri, et surtout dans Roland, que se trouvent les meilleurs éléments de sa légende.==Il est le Nestor de nos Chan- sons de geste, et nos poëtes le repré- LA CHANSON DE ROLAND 29 << Dans toute la cour il n'est pas de meilleur vassal : << Vous Pavez entendu, dit-il au roi ; << Vous avez entendu la réponse du comte Ganelon. << Sage conseil, pourvu qu'il soit suivi ! << Le roi Marsile est vaincu clans la guerre. << Vous lui avez enlevé toutes ses forteresses ; << Vos machines ont brisé tous ses murs ; << Vous avez brûlé ses villes, vous avez battu ses hommes. << Or il ne vous demande aujourd'hui que d'avoir pitié de lui : << Ce serait péché que d'exiger davantage, << D'autant que par ses otages il vous offre toute garantie. << Vous n'avez plus qu'à lui envoyer un de vos barons ; << Car il est temps que cette grande guerre prenne fin. >> << Tous les Français de dire alors : << Le duc a bien parlé. >> XVII << Seigneurs barons, quel messager enverrons- nous << Vers le roi Marsile à Saragosse ? << - J'irai, si vous le voulez bien, répond le duc Naimes. << Donnez-moi sur-le-champ le gant et le bâton. << - Non, répond le roi, vous êtes un homme sage. << Par la barbe et les moustaches que voici, << Vous n'irez pas à cette heure aussi loin de moi. << Personne ne vous appelle : rasseyez-vous. >> XVIII << Seigneurs barons, quel messager pourrions-nous envoyer << Vers le Sarrasin qui règne à Saragosse ? << - J'y puis fort bien aller, s'écrie Roland. << - Non, certes, répond le comte Olivier. << Vous avez un coeur trop ardent et farouche ; sentent partout sous les traits d'un vieillard prudent et sage. Tel con- seillier n'orent onques li Franc : ce vers d'Aspremont résume tout son portrait. 256. Vostre curages est mult pes- mes. Le caractère d'Olivier et celui de Roland sont ici mieux dessinés que dans tous nos autres poëmes. Oli- vier y est le type du courage réfléchi, et Roland nous offre celui du cou- rage sans calcul et sans modération : Rollanz est pruz e Oliviers est sages (v. 1093). 30 LA CHANSON DE ROLAND << Jo me crendieie que vus vus meslisiez. << SQe li reis voelt, j' i puis aler mult bien. >> << Respunt li reis : Ambdui vus en laisiez, 260 << Ne vus ne il n'i porterez les piez. << Par ceste barbe que veez blancheier, << Li duze Per mar i serunt jugiet. >> Françeis se taisent : as les vus aqueisiez. Aoi. XIX Turpins de Reins en est levez de l' rene, 265 E dist à l' rei : << Laissez ester voz Francs. << En cest païs avez estet set anz, << Mult uut oüt e peines e ahans. << Dunez m'en. Sire, le bastun e le guant. << E jo irai à l' Sarrazin Espan : 270 << Si li dirai alques de mun semblant. >> Li Emperere respunt par maltalant : << Alez seeir desur cel palie blanc ; << N'en parlez mais, se jo ne l'vus cumant. >> Aoi. XX << Franc chevalier, dist l' emperere CarLes, 275 << Kar m'eslisez un barun de ma marche, << Qu'à l' rei Marsilie me portast mun message. 263. Li duze Per. L'origine des douze Pairs n'est pas simple, mais complexe. D'une part, il est certain que le compagnonnage militaire est essentiellement une idée germanique, et les douze Pairs ne sont en réalité que les membres d'un compagnonnage de ce genre : on les appelle même << les douze Compagnon- >>. Mais, d'autre part, le chiffre douze, bien qu'il soit consacré parmi les tribus germani- ques, nous semble d'origine chrétienne, Bref, on a donné à Charles douze Pairs, parce que le Christ avait eu douze apôtres. == M. G. Paris dit quelque part (Histoire poétique de Charle- magne, p. 417) que la conception des douze Pairs n'apparaît pas dans notre poésie primitive. Cette opinion nous semble excessive, puisque nous trou- vons les douze Pairs dans le Roland, dans le Voyage à Jérusalem, dans la Karlamagnus Saga et même dans Ogier, quoique avec moins de préci- sion. Il n'est pas plus exact de dire qu'ils figurent uniquement dans la guerre d'Espagne, puisque nous les trouvons dans Renaus de Montauban, dans le Voyage, dans Fierabras et dans Simon de Pouille. == Nous avons LA CHANSON DE ROLAND 31 << Vous vous attireriez quelque bataille. << J'irai plutôt, s'il plaît au roi. << - Taisez-vous tous les deux, répond l'Empereur ; << Certes, vous n'y mettrez les pieds ni l'un ni l'autre. << Par cette barbe blanche que vous voyez, << J'entends qu'on ne choisisse point les douze Pairs. >> Les Français se taisent ; les voilà cois. XIX Turpin de Reims se lève, sort de son rang : << Laissez en paix vos Francs, dit-il au roi. << Vous êtes depuis sept ans dans ce pays, << Et vos barons n'y ont eu que travaux et douleurs. << C'est à moi, Sire, qu'il faut donner le gant et le bâton. << J'irai trouver le Sarrasin d'Espagne, << Et lui dirai un peu ma façon de penser. >> L'Empereur, plein de colère, lui répond : << Allez vous rasseoir sur ce tapis blanc, << Et ne vous avisez plus de parler, à moins que je ne vous l'ordonne. >> XX << Chevaliers francs, dit l'empereur Charles. << Élisez -moi un baron de ma terre, << Qui soit mon messager près de Marsile. >> donné (première édit., II. pp. 73-73 ; seize listes des douze Pairs ; niais nous voulons seulement reproduire ici les plus antiques ou les plus spéciales. I. Chanson de Roland. 1. Roland. 2. Olivier. 3. Gérin. 4. Gérier. 5. Bé- rengier. 6. Othon. 7. Samson. S. En- gelier. 9. Ivon. 10. Ivoire. 11. Anseïs. 12. Girart. - II. Roncevaux. (C'est le titre sous lequel on désigne les Rema- niements du Roland : textes de Paris, de Versailles, etc.) 1. Roland. 2. Oli- vier. 3. Turpin. 4. Estoult. 5. Haton. 6. Gérin. 7. Gélier. 8. Samson. 9. Girart. 10. Anseïs. 11. Bérengier. 12. Hue. - III. Karlamagnus Saga, Les mêmes que dans le Roland, si ce n'est que Turpin et Gautier remplacent ici An- seïs et Girart. - IV. Voyage à Jéru- salem. 1. Roland. 2. Olivier. 3. Guil- laume d'Orange. 4. Naimes. 5. Ogier. 6. Gérin. 7. Bérengier. 8. Ernaut. 9. Aï- mer. 10. Turpin. 11. Bernard de Bre- bant. 12. Bertrand. Il est aisé de voir que cette dernière énumération et le poëme d'où nous la tirons sont dus à un cyclique de la geste de Guillaume : dans cette liste, en effet, on ne trouve pas moins de cinq membres de cette geste ... 32 LA CHANSON DE ROLAND Ço dist Rollanz : Ç' iert Guenes, mis parastre. << Se lui laissiez, n'i trametrez plus saive. >> Dient Françeis : Kar il le poel bien faire : << Se li reis voelt, bien est dreiz qu'il i alget, >> 280 E li quens Guenes en fut mult anguisables : De sun col getet ses grandes pels de martre E est remés en sun blialt de palie. Vairs out les oilz e mult fier le visage, Glent out le cors e les costez out larges ; 285 Tant par fut bels, luit si per l'en esguardent. Dist à Rollant : << Tut fols, purquei t'esrages ? << Ço set hum bien que,jo sui tis parastre ; << Si as jugiet qu'à Marsiliun alge. << Se Deus ço dunget que de là jo repaire, 290 << Jo t'en muvrai si grant doel e cuntraire << Ki durerai à trestut tun eage. >> Respunt Rollanz : << Orgoill oi e folage. << Ço set hum bien, n'ai cure de manace ; << Mais saives hum il deit faire message, 295 << Se li reis voelt, prez sui pur vus le face. >> Aoi. XXI Guenes respunt : Pur mei n'iras tu mie. << Tu n'ies mis hum ne jo ne sui lis sire. << Carles cumandet que face sun servise. << En Sarraguce en irai à Marsilie : 300 << Einz i ferai un poi de legerie << Que jo'n esclair ceste meie grant ire. - Quant l'ot Rollanz, si cumençat à rire. Aoi. XXII Quant ço veil Guenes qu'ore s'en rit Rollanz, Dune ad tel doel, pur poi d'ire ne fent. 283. Blialt. C'est un vêtement qui se porte en guerre sous la tunique de mailles, et en paix sous le manteau de fourrure. << On conserve au musée de Munich un bliaud des premières années du XIe siècle qui passe pour avoir appartenu à L'empereur Henri II. Il est de sole blanche damassée, bordé a toutes ses ouvertures d'une autre sole brochée dont la couleur paraît LA CHANSON DE ROLAND 33 << - Eh ! dit Roland, ce sera Ganelon, mon beau -père : << Si vous le laissez ici, vous n'en trouverez point de meilleur. >> << - Il s'en acquitterait fort bien, s'écrient tous les Français. << Si le roi le veut, il est trop juste qu'il y aille. >> Le comte Ganelon en est tout plein d'angoisse, Il rejette de son cou ses grandes peaux de martre, Et reste avec son seul bliaut de soie. Il a les yeux vairs ; sur son visage éclate la fierté ; Son corps est tout gracieux, larges sont ses côtés ; Ses pairs ne le peuvent quitter des yeux, tant il est beau. << Fou, dit-il à Roland, pourquoi cette rage ? << On le sait assez, que je suis ton beau-père. << Ainsi tu m'as condamné à aller vers Marsile ! << C'est bien ; mais, si Dieu permet que j'en revienne, << J'attirerai sur toi tel deuil et tel malheur, << Qui dureront autant que ta vie. << - Orgueil et folie, répond Roland. << On sait trop bien que je ne prends nul souci des menaces. << Mais, pour un tel message, il faut un homme sage, << Et, si le roi le veut, je suis prêt à le faire en votre place. >> XXI << - Tu n'iras point à ma place, dit Ganelon, << Tu n'es pas mon vassal, et je ne suis pas ton seigneur. << Charles ordonne que je fasse son service : << J'irai donc à Saragosse, vers Marsile. << Mais j'y ferai quelque folie, << Pour soulager la grande colère qui m'oppresse. >> Lorsque Roland l'entend, il commence à rire. XXII Quand Ganelon voit que Roland rit de lui. Il en a telle douleur que, de colère, son coeur est tout près de se fendre. avoir été violette. Tout le long des bordures est cousue de la ganse de soie verte. Ce vêtement n'a qu'un mètre huit centimètres de hauteur. Re- levé par la ceinture, il ne devait pas atteindre les II genoux. >> (J. Quicherat, Histoire du costume en France, 1876, p. 139.) Le même savant donne (Ibid. p. 118) le dessin d'un bliaud de l'année 1181. V. l'Éclaircissement III 34 LA CHANSON DE ROLAND 305 A bien petil que il ne pert le sens, E dit à l' cunte : << Jo ne vus aim nient ; << Sur mei avez turnel fais jugement. << Dreiz Emperere, ci m' veez en présent. << Aemplir voeill vostre cumandement. Aoi. XXIII 310 << En Sarraguce sai bien qu'aler m'estoet : << Hum ki là vait repairier ne s'en poet. << Ensurquetut m'uixur est vostre soer, << Si'n ai un filz . ja plus bels n'en estoet : << Ç' est Baldewins, ço dit, ki iert prozdoem. 315 << A lui lais-jo mes honurs e mes fieus. << Guardez le bien, ja ne l' verrai des oilz. >> Carles respunt : << Trop avez tendre coer. << Pois que l' cumant, âler vus en estoet. >> Aoi. XXIV << Bels sire Guenes, dist Carles, entendez : << De meie part Marsiliun direz << Que il receivet seinte chrestientet. << Demi Espaigne li voeill en fîeu duner : << L'altre meitiet avrat Rollanz li ber. << Se cesTe acorde il ne voelt otrier, << Suz Sarraguce le siège irai fermer : << Pris e liez serat par poestet, << Ad Ais le siet serai tut dreit menez ; << Par jugement serat iloec finez : << Là murrat-il à doel e à villet. << Tenez cest brief ki est enseellez, << Enz el' puign destre à l' païen le mêtez. Aoi. 318. Le couplet suivant n'est pas dans le manuscrit d'Oxford : c'est pourquoi nous l'avons imprimé en Italiques, et n'avons pas donné de nu- méros d'ordre aux vers qui le compo- sent. Il en sera ainsi pour toutes les additions que nous ferons an texte original, pour toutes les lacunes que nons comblerons. Et nous ne les com- blons Jamais qu'à l'aide du plus an- LA CHANSON DE ROLAND 35 Peu s'en faut qu'il n'en perde le sens : << Je ne vous aime pas, dit-il au comte Roland ; << Car c'est vous qui avez fait tomber sur moi le choix des Français. << Droit Empereur, me voici devant vous, << Tout prêt à remplir votre commandement. XXIII << Je vois bien, dit Ganelon, << qu'il me faut aller à Saragosse. << Qui va là-bas n'en revient point. << Sire, n'oubliez pas surtout que votre soeur est ma femme. << J'ai un fils ; il n'est pas de plus bel enfant. << C'est Baudouin, qui promet d'être un preux. << Je lui laisse mes terres et mes fiefs ; << Gardez-le bien ; car je ne le reverrai plus de mes yeux. << - Vous avez le coeur trop tendre, lui répond Charles. << Quand je vous l'ordonne, il y faut aller. >> XXIV << Beau sire Ganelon, lui dit Charles, écoutez : << Vous direz de ma part à Marsile << Qu'il ait à recevoir le saint baptême. << Je lui veux donner en fief la moitié de l'Espagne ; << L'autre moitié sera pour Roland le baron. << Si Marsile ne veut pas accepter cet accord, << Sous les murs de Saragosse j'irai mettre le siège, << Je le ferai prendre et lier de force. << On le mènera tout droit à Aise, siège de l'Empire ; << Un jugement y fuira sa vie, << Et il y mourra en grand deuil et grande honte. << Prenez donc cette lettre, qui est munie de mon sceau, << Et remettez -la, du poing droit, au païen. cien manuscrit de Venise, qui est notre source la plus précieuse, et de tous nos Remaniements (textes de Paris, de Versailles, de Lyon, de Venise et de Cambridge). V., dans notre première édition, les Notes et variantes, et, dans notre édition clas- sique, les Notes pour l'établissement du texte où nous donnons la raison de toutes ces additions. 36 LA CHANSON DE ROLAND XXV Ço dist li reis : << Guenes, venez avant ; 320 << Si recevez le bastun e le guant. << Oït l'avez, sur vus le jugent Franc << - Sire, dist Guenes, ço ad tut fait Rollanz : << Ne Tamerai à trestut mun vivant, << Ne Olivier pur ço qu'est sis cumpainz, 325 << Les duze Pers, pur ço qu'il l'aiment tant ; << Desfi les en, Sire, vostre veiant. >> Ço dist li reis : << Trop avez mal talant. << Or irez vus, certes, quant jo l'cumant. >> << -- J' i puis aler ; mais n'i avrai guarant ; 330 << Ne l' out Basilies ne sis frère Basanz. >> Aoi. XXVI Li Emperere li tent sun guant, le destre ; Mais li quens Guenes iloec ne volsist estre ; Quant le dut prendre, si li caït à tere. Dient Franceis : << Deus ! que purrat ço estre ? << De cest message nus aviendrat grant perte. << - Seignurs, dist Guenes, vus en orrez nuveles. Aoi. XXVII << Sire, dist Guenes, dunez mei le cungiel << Quant aler dei, n'i ai plus que targier. Ço dist li reis : << A l' Jhesu e à Y mien ! >> 340 De sa main destre l'ad asolt e seigniet : Pois, li livrât le bastun e le brief. Aoi. 320. Le bastun e le guant. Le gant était surtout employé comme symbole. Jeter son gant, c'était provocation ; le présenter, c'était soumission. >> (J. Qui- cherat, Histoire du costume, p. 144.) La principale mission de nos ambas- sadeurs épiques consiste à Jeter un défi solennel : de là, le gant qu'on leur confie. Cf. le récit de l'ambassade de Lohler dans Renaus de Montauban, édit. Michelant, p. 11 : Or li doués errant le gant et le baston, etc. LA CHANSON DE ROLAND 37 XXV << Ganelon, dit le roi, avancez près de moi, << Pour recevoir le bâton et le gant. << C'est la voix des Francs qui vous désigne : vous l'avez entendu : << - Non, répond Ganelon, tout cela est l'oeuvre de Roland. << Et plus jamais ne l'aimerai de ma vie. << Et je n'aimerai plus Olivier, parce qu'Olivier est son ami. << Et je n'aimerai plus les douze Pairs, parce qu'ils l'aiment. << Et là, sous vos yeux, Sire, je leur jette mon défi. << - C'est trop de colère, dit le roi. << Puisque je l'ordonne, vous irez. << - J'y puis aller, mais je cours à ma perte, << Comme Basile et son frère Basan. >> XXVI L'Empereur tend à Ganelon le gant de la main droite ; Mais le comte voudrait bien n'être point là. Comme il va pour le saisir, le gant tombe par terre. << Mauvais présage, s'écrient les Français. << Ce message sera pour nous la cause de grands malheurs. << - Vous en saurez des nouvelles, >> leur répond Ganelon. XXVII Ganelon dit à l'Empereur : << Donnez-moi congé, Sire ; << Puisqu'il y faut aller, je n'ai plus de temps à perdre. << - Allez, dit le roi, pour l'honneur de Jésus et pour le mien. >> Charles lève alors sa main droite ; il fait sur Ganelon le signe de la croix ; il lui donne l'absolution ; Puis lui remet le bâton et la lettre. 333. Caït à tere. D'après la version danoise de notre poëme, d'après ce petit livre populaire du XVIe siècle qui circule encore aujourd'hui sous ce titre : Keiser Karl Magnus's Kronike, ce n'est pas le gant, mais le bref qui tomba des mains de Ganelon : << Les douze Pairs sourient, et Roland dit : Si l'Empereur m'avait confié ces lettres, la peur ne me les aurait pas fait lâ- cher, et elles ne seraient pas tombées à terre. >> 38 LA CHANSON DE ROLAND XXVIII Guenes li quens s'en vait à sun ostel, De guarnemenz se prent à cuureer, De ses meillurs que il pout recuvrer : 345 Esperuns d'or ad en ses piez fermez. Ceinte Murglais s'espée à sun costel. En Tachebrun sun destrier est muntez : L'estreu li tint sis uncles Guinemers. Là veïssez tanz chevaliers plurer, 350 Ki tui l li dient : << Tant mare fustes, ber ! << En curt à rei mult i avez estet, << Noble vassal vus i soit hum clamer. << Ki ço jugat que doüssez aler, << Par Carlemagne niert guariz ne tensez. 355 Li quens Rollanz ne l' se doüst penser, << Que estrait estes de mult grant parentel. >> Enprès li dient : << Sire, kar nus menez. >> Ço respunt Guenes : << Ne placet damne Deu ! << Mielz est suls moerge que tant bon bob bacheler. 360 << En dulce France, seignurs, vus en irez : << De meie part ma muiller saluez, << E Pinabel mun ami e mun per, << E Baldewin, mun filz, que vus savez. << E lui aidiez, e pur seignur tenez. >> 365 Entret en sa veie, si s'est acheminez ... Aoi. _______________ L'AMBASSADE ET LE CRIME DE GANELON XXIX Guenes chevalchet suz une olive halte : Asemblez s'est as jarrazins messages. As Blancandrins, ki envers lui s'atarget LA CHANSON DE ROLAND 39 XXVIII Le comte Ganelon s'en va dans sa maison Et se prend alors à revêtir ses armes. Les meilleures qu'il y peut trouver. A ses pieds il attache les éperons d'or. A son côté ceint Murgleis, son épée, Et monte sur son destrier Tachebrun. Son oncle Guinemer lui tient l'étrier. Que de chevaliers vous eussiez vus pleurer ! Et tous : << baron, lui disent-ils, quel malheur pour vous ! << Il y a si longtemps que vous êtes à la cour du roi << Et que l'on vous y tient pour un noble vassal ! << Quant à celui qui vous a désigné pour aller là-bas. << Charlemagne lui-même ne saura le défendre. << Jamais le comte Roland n'eût dû avoir une telle pensée : << Car vous êtes tous deux d'un si haut parentage ! >> Puis : << Seigneur, lui disent-ils, emmenez-nous. << - A Dieu ne plaise, répond Ganelon. << Tant de bons bacheliers mourir ! non, plutôt mourir seul. << Vous, seigneurs, retournez en douce France. << Saluez ma femme de ma part ; << Saluez aussi Pinabel, mon ami et mon pair. << Et mon fils Baudouin, que vous savez. << Défendez -le bien, et tenez -le pour votre seigneur. >> Alors Ganelon entre en sa voie, et s'achemine vers Saragosse. _______________ L'AMBASSADE ET LE CRIME DE GANELON XXIX Voilà Ganelon qui chevauche sous de hauts oliviers. Il a rejoint les messagers sarrasins : Blancandrin, pour l'attendre, avait ralenti sa marche. 40 LA CHANSON DE ROLAND Par grant saveir parolet l' uns à l' altre. 370 Dist Blancandrim : << Merveillus hum est Carles, << Ki cunquist Puille e trestute Calabre. << Vers Engletere passai il la mer salse, << Ad oes seint Pierre en cunquist le chevage. << Que nus requiert çà en la nostre marche ? >> 375 Guenes respunt : << Itels est sis curages : << Jamais n'iert hum ki encuntre lui vaille. >> Aoi. XXX Dist Blancandrins : << Franc sunt mult gentil hume << Mult grant mal funt e cil duc e cil cunte << A lur seignur, ki tel cunseill H dunent ; 380 << Lui e altrui travaillent c cunfundent. >> Guenes respunt : << Jo ne sai veirs nul hume << Ne mais Rollant k' uncor en avrat hunte. << Hier main seeit l' Emperere suz l'umbre ; << Vint i sis niés, put vestue sa brunie, 385 << E out preiet dejuste Carcasunie. << En sa main tint une vermeille pume : << Tenez, bels sire, dist Rollanz à sun uncle, 372. Vers Engletere, etc. Ces deux vers méritent de fixer l'attention des critiques. Ils prouvent que l'auteur du Roland avait des raisons spéciales pour se préoccuper de l'Angleterre. A coup sûr, s'il n'y habitait pas, il n'é- tait pas étranger à la race des con- quérants de 1066. 373. Ad oes seint Pierre en cunquist le chevage. C'est une allusion évidente au denier de saint Pierre. Offa, roi de Mercle (+ 794), en fut le véritable insti- tuteur. Comme il attribuait ses victoires au prince des apôtres. Il lui promit, en son nom et en celui de ses Succes- seurs, un tribut annuel de trois cents marcs. Éthelwolf, père d'Alfred, re- nouvela la promesse d'Offa, pendant son séjour à Rome en 863. Alfred lui- même, dès qu'il eut soumis les Danois, envoya le tribut annuel rétabli par son père, et sous le règne d'Edouard (900- 924) on parlait du denier de saint Pierre comme d'une contribution ré- gulière. C'est donc à tort que notre poste attribue à Charles cette institu- tion célèbre ; mais, touchant la date originelle, il ne se trompe point, et Offa était, en effet, un contemporain de Charlemagne. 384. Brunie. La brunie, dans notre poëme, est absolument le même vête- ment que le haubert. == La breigne était, à l'origine, une tunique de peau ou d'étoffe de plusieurs doubles, sur laquelle on cousait des plaques métal- liques, des bandes de fer ou des an- neaux. C'est ce dont la figure ci- contre pourra donner une idée. == Quand la tunique de peau ou d'étoffe LA CHANSON DE ROLAND 41 Tous deux commencent l'entretien, tous deux y sont également habiles : << Quel homme merveilleux que ce Charles ! s'écrie Blancandrin. << Il s'est rendu maître de la Calabre et de la Pouille ; << Il a passé la mer salée, afin de mettre la main sur l'Angleterre. << Et il en a conquis le tribut pour saint Pierre. << Mais pourquoi vient- il nous poursuivre chez nous ? << - Telle est sa volonté, dit Ganelon, << Et il n'y aura jamais d'homme qui soit de taille à lutter contre lui. >> XXX << - Quels vaillants hommes que les Français ! dit Blancandrin ; << Mais vos comtes et vos ducs font très-grand tort << A leur seigneur, quand ils lui donnent tel conseil : << Ils perdront Charles, et en perdront bien d'autres avec lui. >> << - Pas un d'eux, dit Ganelon, ne mérite ce blâme, << Pas un, si ce n'est Roland ; et il n'en tirera que de la honte. << L'autre jour encore. l'Empereur était assis à l'ombre. << Son neveu vint devant lui, vêtu de sa broigne : << C'était près de Carcassonne, où il avait fait riche butin. << Dans sa main il tenait une pomme vermeille : << Tenez, beau sire, dit-il à son oncle . est recouverte de mailles de fer entre- [fig. 97-1] lacées, c'est le haubert. V. Demay, le Costume de guerre et d'apparat au moyen âge, 187 ;, p. 131. Le sceau que nous reproduisons ici est celui de Gui de Laval, 1105. 385. Carcasunie. La Prise de Car- cassonne semble n'avoir été racontée que dans certains Récits qui sont res- tés à l'état oral. On connaît la fable d'après laquelle une des tours de la ville, assiégée par Charlemagne, s'in- clina respectueusement devant lui, et la légende plus curieuse encore de << dame Carcas >>. qui sut défendre sa ville contre l'effort du puissant Empe- reur et de tout l'Empire. V. à la Biblio- thèque nationale, fr. 8648. p. 157 des << Antiquités de Rullmann >>. le dessin d'une tète représentant << dame Car- cas B, laquelle se trouvait à Béziers, au dehors de la porte de Carcassonne. 42 LA CHANSON DE ROLAND << De trestuz reis vu- present les curunes. >> << Li soens orgoilz le devreii bien cunfundre, 390 << Kar cascun jur à mort il s'abandunet : << Seil ki l' ociet, tute pais pois avrumes. >> Aoi. XXXI Dist Blancandrins : Mnli est pesmes Rollanz, << Ki tute gent voelt faire recreant << E tûtes teres me ! en calengement. 395 << E par quel gent quiet-il espleitier tant ? Guenes respunt : << Par la franceise gent ; Il l'aiment tant ne li faldrunt nient. << Or e argent lur met tant en présent, << Mulz e destriers . pâlies e guarnemenz ! 400 << Li reis meïsmes ad tut à sun talent. << Tut cunquerrat d'ici qu'en Orient. Aoi. XXXII Tant chevalchièrent Guenes e Blancandrins, Que l'uns à l'altre la sue feid plevit Que il querreient que Rollanz fust ocis. 405 Tant chevalchièrent e veies e chemins Qu'en Sarraguce descendent suz un if. Un faldestoel out suz l'unibre d'un pin. Envolupet d'un pâlie alexandrin : Là fut li reis ki tute Espaigne tint : 410 Tut entur lui vint milie Sarrazin ; N' ad celui ki mot sunt ne mot tint Pur les nuveles qu'il vuldreient oïr. Atant as vus Guenes e Blancandrin. Aoi. 399. Palies. Nous possédons (sans vouloir ici remonter plus haut), des textes du Ve siècle, ou le mot pallium a le sens de << tapisserie >> ou << tapie >>. Dans les plus anciens monuments de notre langue, et en particulier dans nos premières Chansons de geste, palie, signifie une étoffe de prix et, plus exactement, une étoffe de soie, 408. Palie alexandrin. La ville du monde la plus renommée pour ses étof- fes de prix était Alexandrie.<< Ses palies ou pailes sont devenus un lieu commun de nos Romans, où ils sont nommés à LA CHANSON DE ROLAND 43 << Voici les couronnes de tous les rois que je mets à vos pieds. >> << Tant d'orgueil devrait bien trouver son châtiment. << Chaque jour il s'expose à la mort. << Que quelqu'un le tue : nous n'aurons la paix qu'à ce prix. XXXI << - Ce Roland, dit Blancandrin, est bien cruel << De vouloir faire crier merci à tous les peuples << Et mettre ainsi la main sur toutes les terres ! << Mais, pour une telle entreprise, sur quelle gent compte-t-il ? << - Sur les Français, répond Ganelon. << Ils l'aiment tant qu'ils ne lui feront jamais défaut. << Il ne leur refuse ni or, ni argent. << Ni destriers, ni mules, ni soie, ni armures ; << A l'Empereur lui-même il en donne autant que Charles en désire. << Il conquerra le monde jusqu'à l'Orient. >> XXXII Ils ont tant chevauché. Ganelon et Blancandrin. Qu'ils ont fini par s'engager mutuellement leur foi Pour chercher tous deux la mort de Roland. Ils ont tant chevauché par voies et par chemins. Qu'ils arrivent à Saragosse. Ils descendent sous un if. A l'ombre d'un pin il y a un trône Enveloppé de soie d'Alexandrie. C'est là qu'est assis le roi maître de toute l'Espagne. Vingt mille Sarrasins sont autour de lui : Mais on n'entend, parmi eux, sonner ni tinter un seul mot, Tant ils désirent apprendre des nouvelles. Voici, voici venir Ganelon et Blancandrin. chaque vers. >> Et ces mentions ne sont pas moins fréquentes dans les écrivains arabes. << Alexandrie était en réalité l'entrepôt des marchandises de l'Orient et de l'Occident, le marché principal où venaient s'approvisionner les gros né- gociants du moyen âge. Les pâlies furent jusqu'au XVe siècle le principal objet de ce commerce. >> (Fr. Michel, Recher- ches sur le commerce, la fabrication >> l'usage des étoffes de soie, d'or et d'ar- gent, I, p. 279.) Il convient d'ajouter qu'Alexandrie recevait, par les carava- nes, des étoffes de la Perse et de l'Inde. 44 LA CHANSON DE ROLAND XXXIII Blancandrins vint devant Marsiliun. 415 Par le puign tint le cunte Guenelun, E dist à l' rei : << Salvez seiez d' Mahum << E d'Apollin, qui seintes leis tenum ! << Vostre message fesimes à Carlun : << Ambes ses mains en levat cuntremunt, 420 << Loat sun Deu, ne fist altre respuns. << Ci vus enveiet un soen noble barun, << Ki est de France, si est mult riches hum ; << Par lui orrez se avrez pais o nun. >> Respunt Marsilies : << Or diet, nus l'orrum. >> Aoi. XXXIV 425 Mais li quens Guenes se fut bien purpensez : Par grant saveir cumencet à parler Cume cil hum ki bien faire le set, E dist à l' rei : Salvez seiez de Deu, << Le glorius, que devum aürer ! 430 << Iço vus mandet Carlemagnes li ber : << Que recevez seinte chrestientet ; << Demi Espaigne vus voelt en fieu duner. << L'altre meitiet avrat Rollanz li ber ; << Mult orgoillus parçunier i avrez. << Se ceste acorde otrier ne vulez, << Suz Sarraguce vait le siège fermer, << Pris e liez serez par poestet : 435 << A l' siège ad Ais en serez amenez, << Par jugement serez iloec finez : << Là murrez vus à hunle e à viltet. >> Li reis Marsilies en fui mult esfreez : 430. Iço vus mandet, etc. l'insolence est le caractère particulier de tous les ambassadeurs de nos Chansons. On peut rapprocher de ce discours de Ga- nelon le fameux discours de Lohler au duc des Beuves d'Âlgremont, qui se lit au commencementde Renaus de Montau- ban : c'est un type. << Le Dieu qui fit la terre, le ciel et la rosée, le chaud, le froid et la mer salée, puisse ce Dieu LA CHANSON DE ROLAND 45 XXXIII Devant Marsile s'avance Blancandrin. Qui par le poing tient le comte Ganelon : << Salut, dit-il. au nom de Mahomet << Et d'Apollon, dont nous observons la loi sainte. << Nous avons fait votre message à Charles. << Il a levé ses deux mains vers le ciel, << A rendu grâces à son Dieu, et point n'a fait d'autre réponse. << Mais il vous envoie un de ses nobles barons. << Qui est un très-puissant homme de France. << C'est par lui que vous saurez si vous aurez la paix ou non. << - Qu'il parle, dit Marsile ; nous l'écouterons. >> XXXIV Ganelon, cependant, prend son temps pour réfléchir. Et commence à parler avec grand art, Comme celui qui très-bien le sait faire : << Salut, dit-il au roi, salut au nom de Dieu. << De Dieu le glorieux que nous devons adorer. << Voici ce que vous mande Charlemagne le baron : << Vous recevrez la sainte loi chrétienne, << Et Charles vous daignera laisser en fief la moitié de l'Espagne. << L'autre moitié sera pour Roland, le baron. << (L'orgueilleux compagnon que vous aurez là ! << Si vous ne voulez point de cet accord . << Sous Saragosse il ira mettre le siège : << Vous serez pris, vous serez garrotté de force, << Et l'on vous conduira à Aix, siège de l'Empire. << Un jugement y finira vos jours, << Et vous y mourrez dans la vilenie, dans la honte. >> Le roi Marsile fut alors tout saisi de frémissement : sauver Charles, roi de la terre honorée, et toute sa maison qui est vaillante et sage ! Et puisse ce même Dieu confondre le duc Beuve, avec toute sa chevalerie que je vois ici assemblée ! ... Si tu ne con- sens point à servir Charles, sache que tu seras pendu au haut d'un arbre ramé, comme un voleur. Et peu s'en faut que je ne te tue ici même de mon épée d'a- cier. >> (Édit. Michelant, pp. 14, 15.) 46 LA CHANSON DE ROLAND Un algier tint ki d'or l'ut enpenez. 440 Ferir l'en volt, se n'en fusl desturnez. Aoi. XXXV li reis Marsilies ad La culur muée. de sun algier ad la hanste crollée. Quant le vit Guenes, mist la main à l'espée, Cuntre dous deiz l'ad de l' fuerre getée ; 455 Si li ad dit : << Mult estes bele e clere ; << Tant vus avrai en curt à rei portée, << Ja ne l' dirat de France l' emperere << Que jo sulz moerge en l'estrange cuntrée ; << Einz vus avrunt li meillur cumperée. >> 450 Dient païen : << Desfaimes la meslée. >> Aoi. XXXVI Tant li preièrent li meillur Sarrazin Qu'el' faldestoel s'est Marsilies asis. Dist l'algalifes : << Mal nus avez baillit, << Que le François asinastes à ferir ; 455 << Vus F doüssez esculter e oïr. << - Sire, dist Guenes, me l' cuvient à suffrir. << Jo ne lerreie, pur tut l'or que Deus fist, << Pur tut l'aveir ki seil en cest pais, << Que ne li die, se tant ai de leisir 460 Que Carlemagnes, li reis poësteïfs, << Par mei li mandet sun mortel enemi. >> Afublez est d'un mantel sabelin, 439. Algier. (Cf. Agiers, 2076.) L'éty- mologie de ce mot est anglo-saxonne : ategar est le nom du Javelot saxon, et l'on ne trouve, en réalité, ce mot que Dans des textes d'origine anglaise, (Florent de Worchester ; Guilllaume de Malmesbury, De gest. Angl. cap. XII ; Hoveden. Cf. le Gloss, anglo-saxon de Somner ; Halilwell, au mot Algere et surtout Ducange au mot Ategar.) Le texte de Florent de Worchester est des plus précieux : << In manu sinistra clypeum cum umbonibus aureis et clavis deauratis ; in dextera lanceaam auream quae lingua Anglorum hategar nuncupatur. >> C'est tout à fait notre LA CHANSON DE ROLAND 47 Il tenait à la main une flèche empennée d'or ; Il en veut frapper Ganelon ; mais par bonheur on le retient. XXXV Le roi Marsile a changé de couleur Et brandit dans sa main le bois de la flèche. Ganelon le voit, met la main à son épée, Et en tire du fourreau la longueur de deux doigts : << Épée, lui dit-il, vous êtes très-claire et très-belle. << Tant que je vous porterai à la cour de ce roi, << L'Empereur de France ne dira pas << Que je serai mort tout seul au pays étranger. << Mais, avant ma mort, les meilleurs vous auront payée de leur sang. << - Empêchons la mêlée. >> s'écrient les Sarrasins. XXXVI Les meilleurs des païens ont tant prié Marsile. Que sur son trône il s'est enfin rassis. Et le calife : << Vous nous mettiez, dit-il, en vilain cas. << Quand vous vouliez frapper le Français. << Il fallait l'écouter et l'entendre. << - Sire, dit Ganelon, je veux bien souffrir et oublier cet affront ; << Mais jamais je ne consentirais, pour tout l'or que Dieu fit. << Ni pour tous les trésors qui sont en ce pays, << A ne pas dire, si l'on m'en laisse le loisir, << Le message que Charles, le roi très-puissant. << Vous mande à vous, son ennemi mortel. >> Ganelon était vêtu d'un manteau de zibeline. algier ki d'orfut enpenez. == Cette éty- mologie est des plus importantes : comme ce mot n'a jamais été usité qu'en Angleterre, il semble raison- nable de conclure que le poëme où il se trouve a été écrit en Angleterre. 450. Desfaimes la meslée. << Quand le roi eut lu la lettre, il vit que l'Empe- reur y prenait le titre de roi d'Espagne. C'est pourquoi il entra en colère et frappa Gevelon (Ganelon) avec un bâ- ton. Gevelon tira son épée, et dit : << L'Empereur demandera que ma mort soit vengée. >> Alors le conseil du roi intervint, et dit que le roi avait tort. >> (Keiser Karl Magnus's Kronike.) 48 LA CHANSON DE ROLAND Ki fui cuvera d'un pâlie alexandrin : Getel l' à tere, si l' receit Blancandrins 465 Mais de s'espée ne volt mie guerpir, En sun puign destre par l' oret punt la tint. Dient païen : << Noble barun ad ci ! >> Aoi. XXXVII Envers le rei s'est Guenes aproismiez . Si li ad dit : << A tort vus curuciez ; 470 << Kar ço vus mandet Carles ki Franco tient << Que recevez le lei de chrestiens ; << Demi Espaigne vus durrat il en fiet, << L'altre meitiet avrat Rollanz sis niés : << Mult i avrez orgoillus parçunier. 475 << Se ceste acorde ne vulez otrier, << En Sarraguce vus viendrai asegier ; << Par poestet serez pris e liez, << Menez serez tut dreit ad Ais le siet ; << Vus n'i avrez palefreid ne destrier, 480 << Ne mul ne mule que poissiez chevalchier. << Getez serez sur un malvais sumier ; << Par jugement iloec perdrez le chief. << Nostre emperere vus enveiet cest brief. >> El' destre puign l'ad livret à l' paien. Aoi. XXXVIII 48S Marsilies fut esculurez de l' ire, Freint le seel, getel en ad la cire, Guardet'l à l' brief, vit la raisun escrite : << Carles me mandet, ki France ad en baillie, << Que me remembre de l' grant doel e de l'ire : 465. L'espée. L'épée, qui est l'arme chevaleresque par excellence, présente quatre parties : 1° là lame, qui est à gouttière ; 2° le helz ou les << quli- lons >>, lesquels sont droits ou recourbés vers la pointe ; 3° la poignée, qui est grêle et étroite ; 4° le pommeau, qui [fig. p104.jpg] LA CHANSON DE ROLAND 49 Couvert de soie d'Alexandrie. Il le jette à terre, et Blancandrin le reçoit ; Mais, quant à son épée, point ne la veut quitter : En son poing droit la tient par le pommeau d'or. << Voilà, disent les païens, voilà un noble baron ! >> XXXVII Ganelon s'est approché du roi : << Vous vous emportez à tort, lui a-t-il dit. << Celui qui tient la France, Charlemagne vous mande << Que vous ayez à recevoir la loi chrétienne, << Et il vous donnera en fief la moitié de l'Espagne. << Quant à l'autre moitié, elle est pour son neveu Roland. << (L'orgueilleux compagnon que vous aurez là ) << Si vous ne voulez accepter cet accord, << Charles viendra vous assiéger dans Saragosse. << Vous serez pris, vous serez garrotté de force, << Et mené droit à Aix, siége de l'Empire. << Pour vous pas de destrier ni de palefroi ; << Pas de mulet ni de mule où l'on vous laisse chevaucher. << On vous jettera sur un méchant cheval de charge ; << Et un jugement vous condamnera à perdre la tête. << Voici la lettre que vous envoie notre Empereur. >> Du poing droit, il la tend au païen. XXXVIII Marsile, de fureur, est tout décoloré ; Il brise le sceau, il en fait cheoir la cire. Jette un regard sur la lettre, et voit tout ce qui y est écrit << Celui qui a la France en son pouvoir. Charles me mande << De me souvenir de la colère et de la grande douleur ; [fig. 105a.jpg] est creux et sert de reliquaire. == V. notre Éclaircissement III, sur le cos- [fig. 105b.jpg] tume de guerre, et les figures ci-contre, d'après cinq sceaux des XIe - XIIe siècles. 50 LA CHANSON DE ROLAND 490 << Ç' est de Basan e sun frère Basilie, << Dunt pris les chiefs as puis de Haltoïe. << Se de mni cors voeill aquiter la vie, << Dune li enveie mun uncle, l'algalife, << Kar altrement ne m'amerat il mie. >> 495 Apres parlat sis filz envers Marsilie, E dist à l' rei : Guenes ad dit folie. << Tant ad erret nen est dreiz que plus vivet ; << Livrez le mei . j' en ferai la justise. Quant l'oït Guenes, l'espée en ad brandie ; 500 Vait s'apuier suz le pin à la tige. Aoi. XXXIX ? A Sarraguce meinent mult grant irur. Iloec i out un noble puinneür, Ki riches fust, fiz à un almaçur ; Mult saivement parlât pur sun seignur : << Bels sire reis,jà n'en seis en poür : << Vei de l' felun cume il muet culur. Aoi. XL Enz el' vergier s'en est alez li reis. Ses meillurs humes enmeinet ensembl' od sei : E Blancandrins i vint à l' canut peil, E Jurfalez k' est sis filz e sis heirs. 505 E l'algalifes sis uncles e sis fedeilz. Dist Blancandrins : << Apelez le Franceis, << De nostre prud m'ad plevie sa feid. >> Ço dist li reis : << E vus, l'i ameneiz. >> Guenelun prist par la main destre as deiz. 510 Enz el' vergier l'enmeinet jusqu'à l' rei. Là purparolent la traïsun seinz dreit. Aoi. 500. Lacune comblée. V. la note du v. 318 LA CHANSON DE ROLAND 51 << C'est-à-dire de Basan et de son frère Basile. << Dont j'ai pris les têtes là-haut, sur les monts de Haltoïe. << Si je veux racheter la vie de mon corps, << Il me faut lui envoyer le calife, mon oncle : << Autrement il ne m'aimera plus. Marsile se tait, et son fils prend la parole : << Ganelon a parlé follement, dit-il au roi. << Son crime est tel qu'il mérite la mort. << Livrez-le-moi, j'en ferai justice. >> Ganelon l'entend, brandit son épée, Et contre la tige du pin va s'adosser. XXXIX ? A Saragosse voilà donc un grand émoi. Or, il y avait là un noble combattant, Fils d'un aumaçour et qui était fort puissant. A son seigneur il parle très-sagement : << Beau sire roi, pas de crainte. << Voyez Ganelon, voyez ce traître, comme il a changé de visage. >> XL Le roi Marsile s'en est alors allé dans son verger : Il n'y emmène que les meilleurs de ses hommes, Blancandrin, au poil chenu, y vient avec eux Ainsi que Jurfalé, son fils et son héritier. Le calife y vient aussi, qui est l'oncle de Marsile et son fidèle ami : << Appelez le Français, dit Blancandrin. << Il m'a engagé sa foi pour notre cause. << - Amenez-le, >> dit le roi. Blancandrin est allé prendre Ganelon aux doigts, par la main droite ; Il l'amène au verger jusqu'aux pieds du roi. Et c'est alors qu'ils préparent la trahison infâme. 504. Jurfalez meurt à Roncevaux, de la main de Roland. Cf. le v. 1901. 52 LA CHANSON DE ROLAND XLI << Bels sire Guenes, ço li ad dit Marsilies, << Jo vus ai fait alques de legerie, << Quant pur ferir vus demustrai grant ire. 515 << Faz vus en dreit par cez pels sabelines : << Mielz en valt l'or que ne funt cinc cenz livres. << Einz demain noit bêle en iert l'amendise. >> Guenes respunt : << Jo ne l' desotrei mie. << Deus, se lui plaist, à bien le vus merciet ! >> Aoi. XLII 520 Ço dist Marsilies : << Guenes, par veir créez, << En talent ai que mult vus voeill amer << De Carlemagne vus voeill oïr parler : << Il est mult vielz, si ad sun tens uset, << Mien escient, dous cenz anz ad passet. 525 << Par tantes teres ad sun cors demenet ! << Tanz colps ad pris sur sun escut bucler ! << Tanz riches reis à mendistiet menez ! << Quant iert-il mais recréant d'osteier ? >> Guenes respunt : << Carles n'est mie fels. 530 << N'est hum ki l' veit e conoistre le set, << Que ço ne diet que TEmperere est ber. << Tant ne l' vus sai ne preisier ne loer 524 Dous cenz anz. Un autre de nos poëtes donne à Charlemagne plus de deux cents ans : c'est l'auteur de Gay- don ; mais il ne faut pas oublier que cette Chanson n'a rien de tradition- nel : << Il y a deux cents ans pas- sés que Je fus fait chevalier, dit l'Em- pereur, et depuis lors Je n'ai pas con- quis moins de trente-deux royaumes. >> (Edit. S. Luce, v. 1 0252-1 0366.) L'au- teur de Huon de Bordeaux est plus modeste et se contente de faire de Charles un centenaire. Toutes nos Chansons s'accordent à représenter le grand roi sous les traits d'un vieil- lard << a la barbe fleurie' ... >> 526. Sun escut bucler. L'éen, c'est le bouclier chevaleresque. Il peut cou- vrir un homme debout, depuis la tête jusqu'aux pieds. Il est en bois cambré, couvert d'un cuir plus ou moins orné et peint, et le tout solidement relié par une armature de bandes de métal qu'on faisait concourir à son orne- mentation. >> Il est muni d'énormes ou d'anses dans lesquelles le chevalier LA CHANSON DE ROLAND 53 XLI << - Beau sire Ganelon, a dit le roi Marsile, << Je fis preuve de folie avec vous, << Quand je laissai éclater ma colère en vous frappant. << Mais je vous en ferai réparation avec ces peaux de martre : << Elles valent en or plus de cinq cents livres. << Vous les aurez avant demain, et c'est une belle amende que vous recevrez là. << - Je ne les refuse point, répond Ganelon, << Et que Dieu, s'il lui plaît, vous en récompense lui-même ! >> XLII << - Ganelon, dit Marsile, sachez en vérité << Que j'ai le désir de vous aimer très-vivement. << Je voudrais vous entendre parler de Charlemagne. << Il est bien vieux, n'est-ce pas, et a usé son temps. << Il a, je pense, plus de deux cents ans. << Il a promené son corps par tant et tant de terres ! << Il a reçu tant de coups sur son écu à boucle ! << Il a réduit à mendier tant de puissants rois ! << Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ? << - Non, répond Ganelon, ce n'est point là Charlemagne : << Tous ceux qui le voient et le connaissent, << Tous vous diront que l'Empereur est un vrai baron. << Je ne saurais assez l'admirer, assez le louer devant vous : passe le bras et d'une guige par la- quelle il le suspend à son cou du- [fig. 109a.jpg] rant la marche. Au milieu de l'écu est une proéminence, << une saillie de mé- tal, nommée boucle, d'où partent des rayons fleuronnés. >> De là sans doute le mot : escut peint à flurs. - V. De- [fig. p109b.jpg] may, Le Costume de guerre, et notre Éclaircissement III. 327. Tanz riches reis à mendistiet 54 LA CHANSON DE ROLAND << Que plus n'i ad d'honur e de bontet. << Sa grant valur ki la purreit cunter ? 535 << De tel barnage l'ad Deus enluminet ! << Mielz voeill mûrir que guerpir sun barnet. Aoi. XLIII Dist li païens : << Mult me puis merveillier << De Carlemagne ki est canuz e vielz. << Mien escientre, dous cenz anz ad e mielz. 540 << Par tantes teres ad sun cors traveilliet ! << Tanz colps ad pris de lances e d'espiez ! << Tanz riches reis cunduiz à mendistiet ! << Quant iert il mais recréant d'osteier ? >> << - Ço n'ierl . disl Guenes, tant cum vivel sis niés : 545 << N'ad tel vassal suz la cape de l' ciel : << Mult par est pruz sis cumpainz Oliviers ; << Li duze Per, que Carles ad tant chiers, << Funt les enguardes e de Francs vint milliers ; << Soürs est Carles, que nul hume ne crient. >> Aoi. XLIV 550 Dist li paiens : Merveille en ai jo grant << De Carlemagne ki est canuz e blancs : << Mien escientre. plus ad de dous cenz anz. menez. Nos chansons donnent à Charles un cortège de rois : << Un Jour, a Pâ- ques, fut le roi à Paris ... - Le gentil roi, qui fui si aimable, - tint cour plénière, large el merveilleuse ... - Ce jour - la à sa table, il y eut DIX-SEPT ROIS, - Trente évêques, un patriarche, - Et mille clercs vêtus de belles chapes ... - Jugez par là du nombre des autres. >> (Ogier le Danois v. 3482 et suiv.) Cf. le beau début d' Aspre- mont, où l'on voit deux rois, age- nouilles devant l'Empereur, s'écrier au milieu d'une cour plénière : Sous ciel n'a terre, se vus la voloiez,- [fig. p110.jpg] LA CHANSON DE ROLAND 55 << Car il n'y a nulle part plus d'honneur ni plus de bonté. << Qui pourrait donner une idée de ce que vaut Charlemagne ? << Dieu l'a illuminé d'une telle vertu ! << Non, j'aimerais mieux mourir que de quitter son baronnage. >> XLIII << - En vérité, dit le païen, je suis tout émerveillé << A la vue de Charlemagne, qui est si vieux et si chenu. << Il a bien, je crois, deux cents ans et plus. << Il a peiné son corps par tant de royaumes ! << Il a reçu tant de coups de lance et d'épieu ! << Il a réduit à mendier tant de rois puissants ! << Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ? << - Ah ! répond Ganelon, ce n'est certes pas tant que vivra son neveu : << Sous la chape des cieux il n'y a pas un baron de sa taille ; << Son compagnon Olivier est aussi plein de prouesse. << Les douze Pairs, qui sont tant aimés de Charlemagne, << Font l'avant- garde, à la tête de vingt mille chevaliers. << Charlemagne peut être tranquille, et ne craint aucun homme. >> XLIV << - Je suis tout émerveillé, dit le Sarrasin, << A la vue de Charlemagne, qui est chenu et blanc. << Il a bien, je crois, deux cents ans passés. [fig. p111.jpg] Ne soit conquise as fers de nos es- piez. 541. Lances e espiez. La lance che- valeresque se compose de deux parties : 1° le bois, le fût ou la hanste, très- haute, et qui le plus souvent est en bois de frêne ; 2° le fer, qui est d'acier bruni. Au haut de la lance est attaché le gonfanon ou l'enseigne, qui presque toujours est à trois langues ou à trois pans. == Le mot espiet, dans le Roland, a partout le même sens que le mot lance. == V. ci-contre le sceau de Thi- baut IV. comte de Blois (1138), et celui de Galeran, comte de Meulan (1165). 56 LA CHANSON DE ROLAND << Par tantes teres est alez cunquerant ! << Tanz colps ad pris de bons espiez trenchanz ! 555 << Tanz riches reis morz e vencuz en camp ! << Quant iert il mais d'osteier recreant ? << - Ço n'iert, dist Guenes, tant cum vivet Rollanz. << N'ad tel vassal d'ici qu'en Orient ; << Malt par est pruz Oliviers, sis cumpainz ; 560 << Li duze Per, que Carles aimet tant,. << Funt les enguardes à vint milliers de Franz. << Soürs est Carles, ne crient hume vivant. >> Aoi. XLV << Bels sire Guenes, dist Marsilies li reis, << Jo ai tel gent, plus bele ne verreiz ; 565 << Quatre cenz milie chevaliers pois aveir : << Pois m'en cumbatre à Carle et à Franceis. >> Guenes respunt : << Ne vus à ceste feiz ! << De voz païens mult grant perte i avreiz. << Laissiez folie, tenez vus à l' saveir ; 570 << L'Empereür tant li dunez aveir, << N'i ait Franceis ki tut ne s'en merveilt. << Pur vint ostages, que li enveiereiz, << En dulce France s'en repairrat li reis ; << Sa rere-guarde lerrat derere sei, 575 << Iert i sis niés, li quens Rollanz, ço crei, << E Oliviers, li pruz c li curteis. << Mort sunt li cunte, se est ki mei en creit. << Carles verrat sun grant orgoill caeir, << N'avrat talent que jamais vus guerreit. >> Aoi. XLVI 580 << - Bels sire Guenes, ço dist li reis Marsilies, << Cum faitement purrai Rollant ocire ? >> Guenes respunt : << Ço vus sai jo bien dire : LA CHANSON DE ROLAND 57 << Il a marché en conquérant par tant de terres ! << Il a reçu tant de coups de bons épieux tranchants ! << Il a vaincu en bataille et mis à mort tant de rois puissants : << Quand donc sera-t-il las de guerroyer ainsi ? << - Ce ne sera certes pas, dit Ganelon, tant que vivra Roland : << D'ici jusqu'à l'Orient, il n'y a pas un tel baron. << Son compagnon Olivier est aussi plein de prouesse. << Les douze Pairs, que Charles aime tant, << Font l'avant-garde, à la tête de vingt mille Francs. << Charles peut être tranquille, et ne craint nul homme vivant. >> XLV << - Beau sire Ganelon, dit le roi Marsile, << Mon peuple est le plus beau qu'on puisse voir. << Je puis avoir quatre cent mille chevaliers << Pour engager la lutte avec Charlemagne et ses Français. << - Ce n'est pas encore cette fois, répond Ganelon, que vous les vaincrez, Et vous y perdrez des milliers de vos païens. << Laissez cette folie, et tenez-vous à la sagesse. << Donnez tant d'argent à l'Empereur, << Que les Français en soient tout émerveillés. << II vous en coûtera vingt otages ; << Mais alors Charles s'en ira en douce France << Et derrière lui laissera son arrière-garde. << Je crois bien que son neveu Roland en fera partie, << Avec Olivier le preux et le courtois. << Si vous m'en voulez croire, les deux comtes sont morts. << Charles, par là, verra tomber son grand orgueil << Et n'aura plus envie de jamais vous combattre. >> XLVI << - Beau sire Ganelon, dit le roi Marsile, << Comment m'y prendrai-je pour tuer Roland ? << - Je saurai bien vous le dire, répond Ganelon. 58 LA CHANSON DE ROLAND << Li reis serai as meillurs porz de Sizre, << Sa rere-guarde avrat detrès sei mise ; 585 << Iert i sis niés, li quens Rollanz, li riches, << E Oliviers en ki tant il se fiet : << Vint milie Francs unt en lur cumpaignie. << De voz païens lur enveiez cent milie ; << Une bataille lur i rendent cil primes : 590 << La gent de France ierl blecée e blesmie : << Ne l' di pur ço dos voz n'iert là martirie. << Altre bataille lur livrez de meïsme. << De quel que seit Rollanz n'estoertrat mie. << Dunc avrez faite gente chevalerie, 595 << N 'avrez mais guere en tute vostre vie. Aoi. XLVI << Ki purreit faire que Rollanz i fust morz. << Dunc perdreit Carles le destre braz de l' cors << Si remeindreient les merveilluses oz, << N'asemblereit Carles si grant esforz. 600 << Tere majur remeindreit en repos. >> Quant l'ot Marsilies, si l' ad baisiet el' col ; Pois, si cumencet à uvrir ses tresors. Aoi. XLVII Ço dist Marsilies : - que direient il mais ? - << Cunseill n'est pruz dunt hum soürs non est. >> 605 << La mort jurez de Rollant, s' il i est. >> Ço respunt Guenes : << Issi seil cum vus plaist. >> Sur les reliques de s'espée Murglais La traïsun jurai : s'en est forsfait. Aoi. 583. Sizre. C'est, comme M. P. Ray- mond l'a démontré, la région même qui touche à Roncevaux et qui s'ap- pelle encore aujour d'hui du nom de Cize. Or ces défilés font partie de la Navarre française, et c'est la Navarre en effet qui a été le théâtre de la mort de Roland. M. P. Raymond ap- puie sa démonstration de textes nom- breux, où il nous fait voir les diffé- LA CHANSON DE ROLAND 59 Le roi sera aux meilleurs défilés de Cizre Et derrière lui aura placé son arrière -garde. Là sera son neveu, le puissant comte Roland, Et Olivier, en qui il a tant de confiance : Vingt mille Français y seront avec eux. Lancez sur eux cent mille de vos païens, Qui engagent contre eux une première bataille. La gent de France y sera cruellement blessée. Je ne dis pas que les vôtres n'y soient mis en pièces. Mais livrez -leur un second combat : Roland ne pourra se tirer de l'un et de l'autre. Vous aurez fait par là belle chevalerie, Et n'aurez plus de guerre en toute votre vie. XLVII Faire mourir Roland là-bas, Ce serait ôter à l'Empereur le bras droit de son corps. Adieu les merveilleuses armées de France ! Charles, désormais, n'assemblerait plus de telles forces, Et la grande terre resterait en repos. >> Quand Marsile entend Ganelon, il le baise au cou ; puis il commence à ouvrir ses trésors. XLVIII sile alors : -et pourquoi de plus longs discours ? - Il n'est pas de bon conseiller, si l'on n'en est point sûr : Jurez-moi, si Roland vient là-bas, Jurez-moi sa mort. >> Dit Ganelon : << Qu'il soit fait, répond-il, selon votre volonté ! >> Et voilà que, sur les reliques de son épée Murgleis, jure la trahison. Le crime est consommé. rentes formes qu'a reçues ce vocable géographique depuis le IXe siècle Cyllis-Cirsia, en 980 ; Cycereo, Sizara. Cicia, Cisera, Cisara, au XIIe siècle ; Cica, Cizie, au XIIIe siècle, au XIVe; Sizie, au XVe. Dans la Chronique de Turpin, on appelle ces ports Ciserei portus, et portae Cesaris dans la Kaiserscronik. L'historien arabe Edrisi se sert, en 1154, du mot Cezer. 60 LA CHANSON DE ROLAND XLIX Un faldestoel i out d'un olifant. 610 Marsilies fait porter un livre avant : La lei i fut Mahum e Tervagan. Ço ad juret li Sarrazins Espans : << S' en rere-guarde troevet le cors Rollant, << Gumbatrat sei à trestute sa gent, 615 << E, se il poet, murrat i veirement. >> Guenes respunt : << Bien seit vostre cumanz ! >> Aoi. L Alant i vint uns païens, Valdabruns ; Icil levat le rei Marsiliun ; Cler, en riant, l'ad dit à Guenelun : 620 << Tenez m'espée, meillur n'en ad nuls hum, << Entre les helz ad plus de mil manguns : << Par amistiet, bels sire, la vus duins, << Que nus aidiez de Rollant le barun, << Qu'en rere-guarde truver le poüssum. >> 625 << - Bien serat fait, >> li quens Guenes respunt ; Pois, se baisièrent es vis e es mentuns. Aoi. LI Cler, en riant, à Guenelun l'ad dit : Après i vint uns païens, Glimorins ; 621. Entre le>> helz. Pour les helz, [fig. p116.jpg] qui sont sans doute les << quillons >> et le pommeau, voy. l'Éclaircissement II sur le costume de guerre. == Le texte de Versailles est précieux : Entre le heut et le pont qui est en son, - de l'or d'Espaigne vaut dix mille ma- ngons. == Il est connu que les ma- LA CHANSON DE ROLAND 61 XLIX Un fauteuil d'ivoire était là : Marsile y fait porter un livre Où est écrite la loi de Mahomet et de Tervagan. Le Sarrasin espagnol y jure son serment : << Si, dans l'arrière- garde de Charlemagne, il trouve Roland, << Il le combattra avec toute son armée. S'il le peut, Roland y mourra. >> Dit Ganelon : << Bénie soit, dit-il. votre volonté ! >> L Voici venir un païen, du nom de Valdabrun ; C'est lui qui, pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile, Clair et riant, a dit à Ganelon : << Prenez mon épée, aucun homme n'en a de meilleure, << Et dans le pommeau il y a pour plus de mille mangons ; << Je vous la donne par amitié, beau sire ; << Mais aidez-nous contre Roland le baron, << Et faites que nous puissions le trouver à l'arrière-garde. >> - Ainsi sera-t-il, >> répond le comte Ganelon. Et tous les deux se baisent à la joue et au menton. LI Voici venir un païen, Climorin, Lui, clair et riant, a dit à Ganelon : gnons sont une sorte de monnaie (Ducange. au mot Mancusa) ; mais le sens est, d'ailleurs, assez difficile à établir. S'agirait-il d'une épée dans le pommeau de laquelle on aurait mis des pièces d'or ? C'est ce que semblerait indiquer le vers 1528 : Il li dunat. s'espéee mil manguns. Mais, à coup sûr, le pommeau n'était susceptible que de recevoir un petit nombre de ces pièces. Il n'y avait donc là que l'équivalent ou la valeur de mille mangons. 62 LA CHANSON DE ROLAND << Tenez mun helme, unkes meillur ne vi : 630 << Si nus aidiez de Rollant le marchis, << Par quel mesure le poüssum hunir. >> << - Bien serat fait, >> Guenes li respundit ; Pois, se baisièrent es buches e es vis. Aoi. LII Atant i vint la reine Bramimunde : 635 << Jo vus aim mult, sire, dist ele à l' cunte. << Kar mult vus preiset mis sire e tuit si hume. << A vostre femme enveierai duns nusches : << Bien i ad or, matices e jacunces, << E valent mielz que tut l'aveir de Rume ; 640 << Vostre emperere si bones n'en out unkes. >> Il les ad prises, en sa hoese les butet. LIII Li reis apelet Malduit sun trésorier : << L'aveir Carlun est il apareilliez ? >> E cil respunt : << Oïl, Sire, asez bien : 645 << Set cenz eameil d'or e d'argent cargiet. << E vint ostage des plus gentilz suz ciel. >> 629. Helme. Le heaume est cette partie de l'armure qui est destinée à [fig.p 118.jpg] protéger la tête du chevalier (-concur- remment avec le capuchon de mailles). A l'époque de la composition du Ro- land, le heaume se compose générale- ment d'une calotte de fer, d'un cer et d'un nasel qui couvre le nez. V. l'É- claircissement III sur le costume de guerre et la figure ci-contre qui repro- duit le sceau de Matthieu, comte Beaumont-sur-Oise, 1177. 633. Pois, se baisièrent. Le baiser sur la bouche était l'un des rites de l'hommage rendu par le vassal suzerain. Le vassal mettait ses mains dans celles du seigneur, et le baisait LA CHANSON DE ROLAND 63 << Prenez mon heaume : je n'en vis jamais de meilleur. << Mais aidez-nous contre Roland le marquis, << Et donnez-nous le moyen de le déshonorer. >> << - Ainsi sera-t-il fait, >> répond Ganelon. Puis ils se baisent à la joue et sur la bouche. LII Voici venir la reine Bramimonde : << Sire, dit-elle à Ganelon, je vous aime grandement : << Car mon seigneur et tous ses hommes ont pour vous grande estime. << Je veux à votre femme envoyer deux bracelets ; << Ce ne sont qu'améthystes, jacinthes et or : << Ils valent plus, à eux seuls, que tous les trésors de Rome : << . Et certes votre empereur n'en eut jamais de pareils. >> Ganelon les prend ; dans sa botte il les serre. LIII Le roi Marsile appelle son trésorier Mauduit : << As-tu disposé les présents que je destine à Charles ? << - Oui. Sire, ils sont tout prêts, répond le trésorier. << Sept cents chameaux sont là, chargés d'or et d'argent. << Et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. sur les lèvres. C'est ce qu'on appelait le << devoir bouche et mains >>. Cf. le v. 626. == Nous n'avons, tout au plus, affaire ici qu'à une parodie de l'hom- mage. 634. Bramimnunde. Dans le manu- scrit, on a corrigé le mot Brami- MUNDE, et la seconde partie de ce mot a été ajoutée après coup. Le fait est assez important à constater, puis- que Bramimonde est ailleurs appelée << Bramidonie >>, et que c'est là un de ces signes auxquels un critique con- temporain a cru reconnaître la compo- sition du Roland par deux auteurs. V. Bramimunde aux v. 631, 2576, 2714, 2734, et Bramidonie aux v. 2822, 3636, 3680, 3990. 641. Hoese. Dans la Chanson d'As- premont, Naimes, après avoir coupé la patte d'un griffon, met l'en sa hoese. monstrera la Karlon. Le diminutif hou- seau nous est resté longtemps. V. l'É- claircissement III sur le costume de guerre et l'Histoire du costume, par J. Quicherat, 1873, pp. 133. 257. 64 LA CHANSON DE ROLAND LIV Marsilies tint Guenelun par l'espalle, Si li ad dit : << Mult par ies ber e sages. << Par cele lei que vus tenez plus salve. 650 << Guardez de nus ne turnez le curage. << De mun avoir vus voeill duner grant masse, << Dis mulz cargiez de l' plus fin or d'Arabe ; << Jamais n'iert anz altretel ne vus face. << Tenez les clefs de ceste citet large, 655 << Le grant aveir en présentez à Carle : << Pois, me jugiez Rollant à rere-guarde. << Se l' pois truver à port ne à passage, << Liverrai lui une mortel bataille. >> Guenes respunt : << Mei est vis que trop large. >> 660 Pois est muntez, entret en sun veiage ... Aoi. LV Li Emperere aproismet sun repaire ; Venuz en est à la citet de Gailne, Li quens Rollanz l'ad il e prise e fraite : Pois icel jur en fut cent anz déserte. 665 De Guenelun atent li rois nuveles E le treüt d'Espaigne la grant tere. Par main en l'albe, si cum li jurz esclairet, Guenes li quens est venuz as herberges. Aoi. 657. A port ne à passage, Il ne faut pas oublier, comme l'a dit avec raison M. P. Raymond, que le mot ports ne signifie pas seulement << les passages des montagnes >>, mais les << monta- gnes >> elles-mêmes. Dans la vallée d'Osseau, peu éloignée des lieux qui nous occupent, ce mot a toujours eu ce sens au moyen âge. Les portz generaus de la terre d'Ossau, ce sont les montagnes appartenant en commun à la ville d'Ossau. (Cartulaire d'Ossau, dit Livre rouge, f° 38, acte de l'année 1355, etc.) LA CHANSON DE ROLAND 65 LIV Marsile tient Ganelon par l'épaule : << Tu es très-vaillant, lui dit-il, et très-sage ; << Mais, au nom de cette loi qui est la meilleure aux yeux des chrétiens, << Ne t'avise point de changer de sentiment pour nous. << Je te donnerai largement de mes trésors : << Oui, dix mulets chargés de l'or le plus fin d'Arabie ; << Et chaque année je te ferai pareil présent. << Cependant prends les clefs de cette vaste cité, << Et présente de ma part tous ces trésors à Charles. << Mais fais placer Roland à l'arrière-garde. << Si je le puis trouver aux défilés et aux passages, << C'est une bataille à mort que je lui livrerai. >> << - M'est avis que je tarde trop, >> s'écrie Ganelon. Alors il monte à cheval, et entre en son voyage ... LV L'empereur Charles approche de son royaume : Le voilà arrivé à la cité de Gailne, Que, jadis, le comte Roland a prise et ruinée. Et depuis ce jour-là elle fut cent ans déserte. C'est là que le roi attend des nouvelles de Ganelon, Et le tribut d'Espagne, la grande terre. Or, un matin, à l'aube, quand le jour jette sa première clarté, Le comte Ganelon arrive au campement. 662. Gailne. Millier et Hoffmann pro- posent : A la cit de Valterne. et Boehmer : Gaine. Les manuscrits ne nous offrent rien de décisif. (Venise IV, à la cité Va- lente, et Versailles : à Valence.) Il ne s'agit évidemment ni de Gan près de Pau, ni d'Eaulne (pour Eine). 664. Fut cent anz déserte. De cette destruction de Gailne, il ne reste au- cune trace dans nos Chansons de geste. Et nous avons là une nouvelle preuve de ce fait incontestable, que nous avons perdu un certain nombre de ces vieux poëmes. 66 LA CHANSON DE ROLAND LVI Li Emperere est par matin levez : 670 Messe e matines ad li reis escultet. Sur l'herbe verte estut devant sun tref. Rollanz i fut e Oliviers li ber, Naimes li dux e des altres asez. Guenes i vint, li fel, li parjurez. 675 Par grant veisdie cumencet à parler, E dist à l' rei : Salvez seiez de Deu ! << De Sarraguce ci vus aport les clefs ; << Mult grant aveir vus en faz amener << E vint ostages : faites les bien guarder. 680 << E si vus mandet reis Marsilies li ber. << De l'algalife ne l' devez pas blasmer : << Kar à mes oilz vi treis cenz milie armez. << Osberes vestuz, alquanz helmes fermez. << Ceintes espées as punz d'or neielez, 685 << Ki l'en cunduistrent entresque en la mer. << D'iloec s'en fuient pur la chrestientet. << Que il ne voelent ne tenir ne guarder. 669. Li Emperere est par matin le- vez. Nous avons raconté ailleurs une << journée de Charlemagne ... >> Son som- meil ne ressemblait pas à celui des autres hommes : un ange était toujours à son chevet. (Roland, v. 2528.) La Chronique du faux Turpin, rapporte qu'autour de son lit, chaque nuit, cent vingt forts orthodoxes étaient placés pour le garder, l'épée une d'une main, et, de l'autre, un flambeau ardent. >> (Cap. XX.) Toutes nos Chansons sont unanimes à le représenter, dès son lever, occupé à prier Dieu dans, quel- que église, à y entendre pieusement la messe et les matines : Nostre em- pereres s'est vestuz et chauciez ; - MESSES ET MATINES vait oïr au mous- tier. - Il fit s'offrande puis, s'en est repairiez. (Amis et Amiles, 233-235. Cf. Macaire, v. 308-315, etc.) Dès que l'office est terminé, Charles va d'or- dinaire en un grand verger avec tous ses barons ; il s'asseoit sous un pin, et le conseil commence, à moins toutefois que ce ne soit jour de cour plénière et qu'un ambassadeur sarrazin ne vienne alors jeter devant le roi frank le défi so- lennel de quelque roi arabe. (Aspremont, édit. Guessard, p. 3 et suiv.) Mais voici l'heure du repas, qui est servi dans La grande salle du palais principal. Les barons, couverts de soie et d'or, prennent place sur des fauteuils : der- rière Charlemagne plusieurs rois se tiennent debout pour le servir. Les jours de fête, cent damoiseaux as- sistent les convives, et sur la table on voit étinceler sept cents coupes d'argent et d'or. (Aspremont, 1.1. et Ogier, v. 3502-3506.) Si le conseil ou la cour avait eu lieu avant le repas, le reste de la journée n'était plus con- sacré qu'au plaisir. C'est alors que les LA CHANSON DE ROLAND 67 LVI L'Empereur s'est levé de grand matin, A entendu messe et matines, Puis est venu se placer sur l'herbe verte, devant sa tente. Roland y fut, avec Olivier le baron, Et le duc Naimes, et mille autres. C'est là que vient Ganelon, le félon, le parjure. Et que très-perfidement il prend la parole : << Salut au nom de Dieu, dit-il au roi. << Voici les clefs de Saragosse que je vous apport-. << Et voilà de grands trésors << Avec vingt otages : faites-les bien garder. << Le vaillant roi Marsile vous mande également << De ne point le blâmer, si je ne vous amène point le calife. << J'ai vu, vu de mes yeux, trois cent mille hommes armés. << Le haubert au dos, le heaume en tête, << Et, au côté, l'épée au pommeau d'or niellé, << Qui se sont embarqués, avec le calife, sur la mer. << Ils quittaient le pays de Marsile, à cause de la foi chrétienne << Qu'ils ne veulent ni recevoir ni garder. chevaliers, assis sur le satin blanc, se mettent à jouer aux tables ou aux échecs : Charlemagne les regarde du haut de son trône (Roland, v. 109- 116), ou se jette avec ardeur dans quelque partie de chasse. (Girars de Viane, Jehan de Lanson, etc.) A vrai- ment parler, sa journée est finie. Il revient bientôt à son palais ou dans sa tente, et s'endort sous la garde de l'ange Gabriel. (V. nos Épopées fran- çaises, II, 115-123, et cf. les v. 163 et suiv.) 683. Osbercs vestuz. Le haubert (v. la note du v. 384, sur la brunie) est le vê- tement de mailles, la chemise de mailles laquelle descend jusque au-dessous du genou, et qui est fendue sur le devant et le derrière, de manière à former cu- lotte. == V. la figure ci-contre, qui re- produit le sceau de la ville de Soissons au XIIe siècle. [fig. p123.jpg] 68 LA CHANSON DE ROLAND << Einz, qu'il oiüsent quatre liwes siglet, << Si's aquillit e tempeste e orez ; 690 << Là sunt neiet, jamais ne's reverrez. << Se il fust vifs, jo l' oüsse amenet. << De l' rei païen, sire, par veir créez, << Ja ne verrez cest premier meis passet << Qu'il vus sivrat en France le regnet, 698 << Si recevrat la lei que vus tenez. << Juintes ses mains, iert vostre cumandez : << De vus tiendrat Espaigne le regnet. >> Ço> dist li reis : << Graciez en seit Deus ! << Bien l'avez fait, mult grant prud i avrez. >> 700 Par mi cele ost funt mil graisles suner. Franc desherbergent, funt lur sumiers trusser ; Vers dulce France tuit sunt acheminet. Aoi. _______________ L'ARRIÈRE-GARDE ; ROLAND CONDAMNÉ A MORT LVII Carles li magnes ad Espaigne guastée, Les castels pris, les citez violées. 705 Ço dit li reis que sa guère out finée. Vers dulce France chevalchet l'Emperere. Li quens Rollanz ad l'enseigne fermée, En sum un tertre cuntre le ciel levée. Franc se herbergent par tute la cuntrée. 703. Carles li magnes, etc. Il con- vient de remarquer que le couplet épique débutait presque toujours ex abrupto, comme pour permettre au jongleur de commencer son chant ou IL LE VOULAIT. Il ne faudrait pas se persuader qu'il chantât tout le poëme d'une haleine, et il n'est peut-être pas impossible d'indiquer aujourd'hui les parties du poëme, les épisodes que le musicien populaire choisissait pour oc- cuper une de ses << séances de chant >>. Deux pauses du jongleur sont indiquées aux vers 703 : Carles li magnes ad LA CHANSON DE ROLAND 69 << Mais, avant qu'ils eussent navigué quatre lieues, << Ils ont été surpris par le vent et la tempête. << Tous sont noyés, et plus jamais ne les reverrez. << Si le calife eût été vivant, je vous l'eusse amené. << Quant au roi païen, Sire, tenez pour assuré << Qu'avant ce premier mois passé << Il vous suivra au royaume de France << Et y recevra la loi chrétienne. << Il y deviendra, mains jointes, votre vassal << Et tiendra de vous le royaume d'Espagne. >> << - Grâces en soient rendues à Dieu, s'écrie le roi. << C'est à vous que je le dois, Ganelon : vous en serez bien récompensé. On fait alors sonner mille clairons dans l'armée : Les Francs lèvent le camp, chargent leurs sommiers, Et tous s'acheminent vers France la douce ... _______________ L'ARRIERE-GARDE : ROLAND CONDAMNÉ A MORT LVII Charles le Grand a dévasté l'Espagne, Pris les châteaux, violé les cités. << Ma guerre est finie, >> dit le roi ; Et voilà qu'il chevauche vers douce France. Le comte Roland a planté son enseigne Sur le sommet de la colline, droit contre le ciel : Par tout le pays, les Francs prennent leur campement. Espaigne guastèe, et 2609 : Li Empe- rere, par sa grant poestet, - VII anz tuz pleins ad en Espaigne estet. Il en est de même au v. 3705 : Li Empe- rere est repairiez d'Espaigne. Voilà bien (avec les v. 1 et ss.) les débuts de quatre séances épiques. Ces diverses parties de notre poëme ne correspon- dent pas, comme nous l'avions cru, à d'anciennes Cantilènes. 706. Vers dulce France. V. notre Éclaircissement IV, où nous avons ex- posé en détail l'itinéraire de Charlema- gne depuis Cordres jusqu'aux Pyrénées 70 LA CHANSON DE ROLAND 710 Païen chevalchent par cez greignurs valées, Osberes vestuz e brunies endosées. Helmes laciez e ceintes lur espées. Escuz as cols e lances adubées : Par sum les puis on un broill i remestrent : 715 Quatre cenz milie atendent l'ajurnée. Deus ! quel dulur que li Franceis ne l' sevent ! Aoi. LVIII Tresvait li jurz, la noiz est aserie. Carles se dort, li emperere riches : Sunjat qu'il ert as greignurs porz de Sizre : 720 Entre ses puignz tient sa hanste fraisnine ; Guenes li quens Tad desur lui saisie : Par tel aïr l'ad crollée e brandie, Qu'envers le ciel en volent les esclices. Carles se dort . qu'il ne s'esveillet mie. Aoi. LIX 725 Après iceste, altre avisiun sunjat : Qu'il en France ert à sa capele, ad Ais ; El' destre braz li morst uns urs si mals Que jusqu'à l'os li ad Irenchiet la carn. Devers Ardene vit venir un leupart : Sun cors demenie mult fièrement asalt. 730 D'enz de la sale uns veltres avalat. Que vint à Carle les galops e les salz. La destre oreile à l'urs felun trenchal. Iréement se cumbat à l' leupart. Dient Franceis que grant bataille i ad. 78S Mais il ne sevent li quels d'els la veintralt Carles se dort, mie ne s'esveillat. Aoi. 712. Helmez laciez. On laçait le heaume au capuchon de mailles par LA CHANSON DE ROLAND 71 Et, pendant ce temps, l'armée païenne chevauche par les grandes vallées, Hauberts et broignes au dos, Heaumes en tête, épées au côté. Écus au cou et lances toutes prêtes. Au haut de ces montagnes il est un bois : ils y font halte. C'est là que quatre cent mille hommes attendent le lever du jour. Et les Français qui ne le savent pas ! Dieu, quelle douleur ! LVIII Le jour s'en va, la nuit se fait noire. Le puissant empereur, Charles s'endort. Il a un songe : il se voit aux grands défilés de Cizre Tenant entre ses poings sa lance en bois de frêne. Et voilà que le comte Ganelon s'en est emparé : Il la brandit et secoue de telle sorte, Que les éclats en volent vers le ciel ... Charles dormait : point ne s'éveille. LIX Après ce songe, il en a un autre. Il se voit en France, dans sa chapelle, à Aix : Un ours le mord si cruellement au bras droit. Qu'il lui a tranché la chair jusqu'à l'os. Puis, du côté de l'Ardenne, il voit venir un léopard Qui, très-férocement, va l'attaquer lui-même. Mais alors un lévrier sort de la salle, Qui accourt vers Charles au galop et par bonds. Il commence par trancher l'oreille droite de l'ours, de ce félon, Puis, très-furieusement, s'attaque au léopard. << Grande bataille, >> s'écrient les Français ; Et ils ne savent quel sera le vainqueur ... Charles dormait : point ne s'éveille. un certain nombre de lacs en cuir. Cf. le v. 3434. 72 LA CHANSON DE ROLAND LX Tresvait la noiz, e apert la clere albe. Li Emperera mult fièrement chevalchet, Par mi cele ost suvent e menut guardet. 740 << Seignurs baruns, dist l' emperere Carles. << Veez les porz e les destreiz passages : << Kar me jugiez k' iert en la rere-guarde. >> Guenes respunt : << Rollanz, cist miens fillastre ; << N'avez barun de si grant vasselage. >> 745 Quant l'ot li reis, fièrement le reguardet, Si li ad dit : << Vus estes vifs diables ; << El' cors vus est entrée mortel rage. << E ki serat devant mei en l'ans-guarde ? >> Guenes respunt : << Ogiers de Danemarche. 750 << N'avez barun ki mielz de lui la facet. >> Aoi. LXI Li quens Rollanz, quant il s'oït jugier, Dunc ad parlet à lei de chevalier : << Sire parastre, mult vus dei aveir chier ; << La rere-guarde avez sur mei jugiet ; 755 << N'i perdrat Carles, li reis ki France tient. << Mien escientre, palefreid ne destrier, << Ne mul ne mule que deiet cbevalchier, << Ne n'i perdrat ne runcin ne sumier, << Que as espées ne seit einz eslegiet. >> 760 Guenes respunt : << Veir dites, jo l' sai bien. >> Aoi. LXII Quant ot Rollanz qu'iert en la rere-guarde, Iréement parlât à sun parastre : << Ahi, culvert ! malvais hum de put aire, << Quias li guanz me caïst en la place, 765 Cum fist à tei li bastun devant Carle >> Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 73 LX La nuit s'en va, et l'aube apparaît, claire. Très-fièrement chevauche l'Empereur. Et jette plus d'un regard sur son armée : << Seigneurs barons, dit le roi Charles, << Vous voyez ces passages et ces défilés étroits : << Qui placerai-je à l'arrière-garde ? décidez- le. << - Roland, ce sera mon beau-fils Roland, s'écrie Ganelon << Vous n'avez pas de baron si vaillant. >> Charles l'entend et fièrement le regarde : << Il faut, lui dit-il, que vous soyez le diable en personne. << Une mortelle rage vous est entrée au corps. << Et qui sera devant moi à l'avant-garde ? >> << - Ce sera, dit Ganelon, Ogier de Danemark : << Point n'avez de baron qui s'en acquitte mieux. >> LXI Le comte Roland entend qu'on le désigne Et a parlé en vrai chevalier : << Sire beau-père, je dois vous bien aimer. << Vous m'avez fait donner l'arrière-garde. << Celui qui tient la France, Charles, n'y perdra rien. << Non, le roi n'y perdra, à mon escient, ni palefroi, ni destrier, << Ni mule, ni mulet sur lequel il chevauche, << Ni roussin, ni sommier. << Malheur à qui les touche : il sera payé à coups d'épée. << - Vous dites vrai, répond Ganelon, et très-bien je le sais. >> LXII Roland, quand il entend qu'on le met à l'arrière-garde. Adresse, tout furieux, la parole à son beau-père : << Ah ! traître, méchant homme et de méchante race, << Tu croyais peut-être que je laisserais tomber le gant, << Comme tu as laissé tomber le bâton devant l'Empereur ! >> 74 LA CHANSON DE ROLAND LXIII Li quens Rollanz en apelet Carlun : << Dunez-mei l' arc que vus tenez el' puign. << Mien escientre, ne l' me reproverunt << Que il me chéet cum fist à Guenelun 770 De sa main destre, quant reçut le bastun. >> Li Emperere en tint sun chief enbrune : Si duist sa barbe e detoerst sun gernun : Ne poet muer que de ses oilz ne plurt. Aoi. LXIV Enprès iço, i est Naimes venuz : 775 Meillur vassal n'out en la curt de lui, E dist à l' rei : << Bien l'avez entendut : << Li quens Rollanz il est mult irascuz : << La rere-guarde est jugiée sur lui : << N'avez barun ki jamais la remut. 780 << Dunez li l'arc que vus avez tendut. << Si li truvez ki très bien li aïut. >> Li reis li dunet, e Rollanz l'ad reçut. LXV Li Emperere ad apelet Rollant : << Bels sire niés, or savez veirement. 785 << Meitiet de l'ost vus lerrai en présent : << Retenez les, c' est vostre salvement. >> Ço dit li quens : << Jo n'en ferai nient. << Deus me cunfundet, se la geste en desment ! << Vint milie Francs retiendrai bien vaillanz. 790 << Passez les porz trestut soürement : << Ja mar crendrez nul hume à mun vivant. >> 791. Lacune comblée. V. la note du v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 75 LXIII Le comte Roland interpelle alors Charlemagne : << Donnez-moi l'arc que vous tenez au poing. << A mon escient, on ne me reprochera pas << Qu'il me tombe des mains comme à Ganelon, << Quand de sa main droite il reçut le bâton. >> L'Empereur reste là, tête baissée : Il tourmente sa barbe et tord ses moustaches ; Il ne peut s'empêcher de pleurer. LXIV Naimes ensuite est venu : Il n'est point en la cour de meilleur vassal : Vous l'avez entendu, dit-il au roi ; << Le comte Roland est en grande colère : << On lui a confié l'arrière-garde ; << Et certes il n'est pas de baron qui s'en charge à sa place. << Donnez-lui l'arc que vous avez tendu << Et trouvez-lui bonne aide. >> Le roi lui donna l'arc, et Roland le reçut. LXV L'Empereur interpelle son neveu Roland : << Beau sire neveu, vous le savez : << Je vous veux donner la moitié de mon armée. << Gardez-la près de vous : c'est votre salut. >> << - Non, dit le comte, non, je n'en ferai rien ; << Et que Dieu me confonde, si je démens ma race ! << Je garderai seulement vingt mille Français, vingt mille vaillants. << Pour vous, passez les défilés en toute sûreté : << Vous n'avez pas un homme à craindre, tant que je vivrai ! >> 76 LA CHANSON DE ROLAND LXVI Li quens Rollanz est marniez sur un munt. Vestit sa brunie, ja meitlur ne vist hum, Lacet sun helme ki fut faiz pur barun, Ceint Durendal dunt ad or est li punz. A l' col se mist un escut peint à flurs. Ne voelt munter se sur Veillantif nun. Tient sun espiet, blancs est li gunfanun. Les renges d'or li bâtent jusqu' à l' puni. Or verrat hum ki l'amerat o nun. Dient Franceis : << E nus vus i sivrum. >> LXVII Li quens Rollanz est muntez el' destrier. Cuntre lui vient sis cumpainz Oliviers ; Vint i Gerins e li pruz quens Geriers, 795 E vint i Otes, si i vint Berengiers, E vint Sansun e Anseïs li vielz ; Vint i Gerarz de Russillun li fiers ; Venuz i est li Guascuinz Engeliers. Dist l'Arcevesques : << Jo irai par mun chief ! >> 800 << - E jo od vus, ço dist li quens Gualtiers << Hum sui Rollant, jo ne le dei laissier. >> Entre s'eslisent vint milie chevaliers. 795. Otes est compté an nombre des douze Pairs par la Chanson de Ro- land, l'Entrée en Espagne, Gui de Bourgogne (Oede). la Karlamagnus Saga et Otinel. == Un autre Otes figure dans les Remaniements de la Chanson de Roland. V. notre note du vers 3680. == Berengiers. La Chan- son de Roland, les Remaniements de Paris, de Venise, etc., la Chronique de Weihenstephan et le Voyage mettent Berengier au nombre des douze Pairs. Renaus de Montauban place dans ce corps sacré un << Berengier le Gal- lois. >> 797. Gerarz de Russillun. C'est un des personnages les plus célèbres de notre Epopée nationale ; mais il n'est guère ici qu'épisodique. Il est compté an nombre des douze Pairs par la Chanson de Roland et ses Remanie- ments, par Otinel, etc. == Le Giratz de Rossilho (poëme provençal du XIIe siècle) nous fait assister à la lutte LA CHANSON DE ROLAND 77 LXVI Le comte Roland est monté sur une hauteur. Il a revêtu son haubert, le meilleur qu'on ait jamais vu, Lace son heaume fait pour baron, Ceint Durendal au pommeau d'or Et suspend à son cou son écu peint à fleurs. Quant au cheval, il n'en veut pas d'autre que Veillantif. Il tient sa lance droite, sa lance au gonfanon blanc Dont les franges d'or descendent jusqu'au pommeau de son épée. On va bien voir qui aimera Roland, et qui ne l'aimera pas. << Nous vous suivrons, >> s'écrient les Français. LXVII Le comte Roland monte alors sur son destrier : A ses côtés vient se ranger Olivier, son compagnon ; Puis Gérin, puis Gérier, le preux comte ; Puis Othon et Rérengier, Puis Samson et Anséis le Vieux. Girard de Roussillon, le fier, y est aussi venu. Avec le Gascon Engelier. << Par mon chef, s'écrie l'Archevêque, j'irai, moi aussi. << - Et j'irai avec vous, dit le comte Gautier. << Je suis l'homme de Roland, et ne dois point lui faillir. >> Ils se choisissent entre eux vingt mille chevaliers. de son héros contre Charles-Martel. Or, Girart tombe un jour dans la plus profonde misère et est réduit à se faire charbonnier, tandis que sa femme Berthe devient couturière. Le poëme se termine par sa réconciliation avec le roi. == Dans notre Chanson de Roland, Girart est représenté fort vieux (vers 2409) : ce qui concorde assez bien avec la donnée de la Chan- son provençale. == La légende de << Girart du Fraite >> s'est probable- ment fondue avec la précédente. Ce Girart du Fraite est un vieux rebelle qui, au commencement d'Aspremont, refuse de venir au secours de Charle- magne et qui, dans un passage des Reali calqué sur quelque vieux poëme français, va jusqu'à se faire renégat et à briser le crucifix. Mais notre Girart n'a aucun de ces traits dans la Chanson de Roland. Il y vit, il y meurt en vrai chrétien. 78 LA CHANSON DE ROLAND LXVIII Li quens Rollanz Gualtier de l' Hum apelet : << Pernez mil Francs de France nostre tere, 805 si purpernez les destreiz e les tertres, << Que l' Emperere nisun des soens n'i perdet. >> respUnt Gualtiers : Pur vus le dei bien faire. >> Od mil Franceis de France la lur tere Gualtiers desrenget les destreiz e les tertres. 810 N'en descendrat pur malvaises nuveles, Enceis qu'en scient set cenz espées traites. Reis Almaris de l' règne de Belferne Une bataille lur livrât le jur, pesme ... Aoi. LXIX En Rencesvals si est Carles entrez. L'ans-guarde fisi li dux Ogiers, li ber : De celé part ne lur estoel duter. Rollanz remeint pur les altres guarder, E Oliviers, e tuit li duze Per, Des Francs de France vint milie bacheler. Bataille avrunt, or pitiet en ait Deus ! Guenes le sout, li fel, li parjurez : N'ad tant de coer que s'en poisset celer. Aoi. LXX Halt sunt li pui e li val tenebrus, 815 Les roches bises, li destreit merveillus. Le jur passcrrnt Franceis à grant dulur : De quinze liwes en ot hum la rumur. Pois que il vienent à la tere majur, Virent Guascuigne la tere lur seignur. 812. Reis Almaris. V. la suite de cet épisode après le vers 1411. LA CHANSON DE ROLAND 79 LXVIII Le comte Roland appelle Gautier de l' Hum : << Prenez mille Français de notre terre de France : << Occupez les passages et les hauteurs, << Afin que l'Empereur n'y perde aucun des siens. << - Pour vous je le dois bien faire, >> répond Gautier. Avec mille Français de leur terre de France, Gautier parcourt les passages et les hauteurs. Point n'en descendra, si mauvaises que soient les nouvelles. Avant que sept cents épées aient été tirées du fourreau. Le roi Almaris, du royaume de Belferne, Lui livra ce jour même une formidable bataille ... LXIX Charles passe à Roncevaux ; L'avant-garde a pour chef le duc Ogier, le baron : Donc, rien à redouter de ce côté. Quant à Roland, il demeure en arrière pour garder l'armée ; Il demeure avec Olivier, avec les douze Pairs, Avec vingt mille bacheliers qui sont des Français de France. Il vont avoir bataille : que Dieu en ait pitié ! Ganelon le sait bien, le félon, le parjure, Mais il n'est pas de force à s'en pouvoir cacher. LXX Hautes sont les montagnes, ténébreuses sont les vallées ; La roche est noire, terribles sont les défilés, Ce jour même, les Français y passèrent, non sans grande douleur A quinze lieues de là on entendit le bruit de leur marche. Mais, lorsqu'en se dirigeant vers la grande terre. Ils virent la Gascogne, le pays de leur seigneur. 813. Lacune comblée. V. la note du v. 318. 80 LA CHANSON DE ROLAND 820 Dunc lur remembret des fieus e des honurs E des pulceles e des gentilz uixurs : Cel n'en i ad ki de pitiet ne plurt. Sur.tuz les altres est Carles anguissus : As porz d'Espaigne ad laissiet sun nevuld. 828 Pitiet l'en prent, ne poet muer n'en plurt. Aoi. LXXI Li duze Per sunt remés en Espaigne : Vint milie Francs unt en la lur cumpaigne. Nen unt poür ne de murir dutance. Li Emperere s'en repairet en France ; 830 Suz sun mantel enfuit la cuntenance. Dejuste lui li dux Naimes chevalchet, E dit à l'rei : << De quei avez pesance ? >> Charles respunt : << Tort fait ki l' me demandet. << Si grant doel ai ne puis muer ne l' pleigne. 835 << Par Guenelun serat destruite France : << Enoit m'avint, par une avisiun d'angle, << Qu' entre mes puignz me depeçout ma hanste, << Ki mun nevuld jugat à rere-guarde. << Jo l'ai laissiet en une estrange marche. 840 << Deus ! se jo l' pert, ja n'en avrai escange. >> Aoi. LXXII Clarles li magnes ne poet muer n'en plurt : Cent milie Franc pur lui unt grant tendrur E de Rollant merveilluse poür, Guenes li fel en ad fait traïsun ; 845 De l' rei païen en ad oiït granz duns, Or e argent, palies e ciclatuns, Mulz e chevals e cameilz e leuns. 836. Une avisiun. Le songe est une des machinée épique>> dont nos poëtes ont le pins volontiers fait usage. Char- lemagne, dans Ogier le Danois, voit d'avance en songe l'aventure de son fils Charlot. (Édit. Barrols, p. 48, 49.) Dans Huon de Bordeaux, le frère d'Huon, Gérart, a un rêve qui offre quelque res- LA CHANSON DE ROLAND 81 Alors un souvenir les saisit : celui de leurs fiefs et de leurs domaines, De leurs nobles femmes et de leurs petites filles ; Et il n'en est pas un qui ne pleure de tendresse. Mais, entre tous, le plus angoisseux, c'est Charles Qui a laissé son neveu aux défilés d'Espagne. Il est pris de douleur, et ne se peut empêcher de pleurer. LXXI Les douze Pairs sont restés en Espagne : Vingt mille Français sont en leur compagnie. De peur, ils n'en ont pas ; point ne craignent la mort. Quant à l'Empereur, il s'en retourne en France : Sous son manteau cache sa contenance. Le duc Naimes chevauche à son côté : << Quelle pensée vous pèse ? dit-il au roi. << - Le demander, répondit Charles, c'est me faire outrage. << J'ai si grand deuil qu'il me faut pleurer : << Ganelon va détruire la France. << Cette nuit je vis un ange en rêve ; << Je vis Ganelon me briser ma lance entre les mains, << Ce même Ganelon qui fit mettre mon neveu à l'arrière-garde. << El j'ai dû laisser Roland en un pays étranger. << Si je perds un tel homme, je n'en trouverai jamais le pareil ! >> LXXII Charles le Grand ne peut s'empêcher de pleurer : Cent mille Français sont pris pour lui de grand'pitié Et d'une peur étrange pour Roland. C'est Ganelon, c'est ce félon qui l'a trahi ; C'est lui qui a reçu du roi païen riches présents, Or et argent, étoffes et vêtements de soie. Chevaux et mulets, chameaux et lions ... semblance avec celui de Charlemagne dont il sera question plus loin : Il me sanloit, leaument le vous di - Que lll lupart m'avoient asailli ; - Si me traioient le cuer de sous le pis (v. 591). Cf. Renaus de Montauban, p. 112, 171 et 374 de redit. Michelant, et vingt autres passages de nos vieux poëmes. 82 LA CHANSON DE ROLAND Marsilies mandet d'Espaigne les baruns, Cuntes, vezcuntes e dux e almacurs, 850 Les amirafles e les filz as cunturs : Quatre cenz milie en ajustet eu treis jurz. En Sarraguce l'ait suner ses taburs. Mahummet levent en la plus halte tur ; Ni ad païen ne l' prit e ne l' aürt. 855 Pois, si chevalchent, par mult grant cuntençun, Tere Certeine e les vals e les munz : De cels de France virent les gunfanuns, La rere-guarde des duze cumpaignuns : Ne laisserai bataille ne lur dunt. Aoi. LXXIII 860 Li niés Marsilie il est venuz avant Sur un mulet, od un bastun tucbant. Dist à sun uncle belement, en riant : << Bels sire reis, jo vus ai servit tant, << Si'n ai oüt e peines e ahans, 865 << Faites batailles e vencues en camp ; << Dunez m' un fieu : ç' est le colp de Rollant. << Jo l' ocirai à mun espiet trencbant, << Se Mahummet me voelt estre guarant ; << De tute Espaigne aquiterai les pans, 870 << Dès les porz d'Aspre entresqu'à Durestant. << Lasserat Carles, si recrerrunt si Franc : << Ja n'avrez guère en tut vostre vivant. >> Li reis Marsilies l'en ad dunet le guant. Aoi. LXXIV Li niés Marsilie tient le guant en sun puign : 575 Sun uncle apelel de mult fière raisun : v 853. Mahummet levent. << Il fit placer ses dieux sur le rempart, et leur offrit des sacrifices. >> (Keiser Karl Magnus's Kronike.) Il est à peine utile de rele- ver, une fils de plus, l'erreur de notre poëte et de tout le moyen âge, qui re- gardaient les musulmans comme ado- rateurs d'images et polythéistes. LA CHANSON DE ROLAND 83 Et voici que Marsile mande ses barons d'Espagne, Comtes, vicomtes, ducs et aumaçours, Avec les émirs et les fils de ses comtes. Il en réunit quatre cent mille en trois jours, Et fait sonner ses tambours dans toute la ville de Saragosse. Sur le sommet de la plus haute tour, on élève la statue de Mahomet : Pas de païen qui ne la prie et ne l'adore. Puis, ils chevauchent, en très-grande furie, A travers la Cerdagne, par vaux et par monts. Enfin ils aperçoivent les gonfanons de ceux de France. C'est l'arrière -garde des douze compagnons : Point ne manqueront à leur livrer bataille. LXXIII Au premier rang s'avance le neveu de Marsile. Sur un mulet qu'il aiguillonne d'un bâton. A son oncle il a dit bellement, en riant : << Beau sire roi, je vous ai bien servi : << Pour vous j'ai dû subir bien des peines, bien des douleurs : << Pour vous j'ai livré bien des batailles, et j'en ai bien gagné ! << Frapper Roland, voilà toute la récompense que je vous demande. << Oui, je le tuerai du tranchant de ma lance, << Si Mahomet me veut aider, << Et je délivrerai toute l'Espagne, << Depuis les défilés d'Aspre jusqu'à Durestant. << Charles sera épuisé, les Français se rendront, << Et plus n'aurez de guerre en toute votre vie. >> Le roi Marsile alors lui tend le gant. LXXIV Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing, Et très-fièrement interpelle son oncle : 856. Tere Certeine. Est-ce bien la Cer- dagne ? V. l'Éclaircissement IV sur la géographie du Roland.- Les Remanie- ment- ; ne nous sont ici d'aucune utilité. 870. Aspre. Il s'agit ici du fameux passage des Pyrénées, par Somport et la vallée d'Aspe. 84 LA CHANSON DE ROLAND << Bels sire reis, fait m'avez un grant dun. << Eslisez mei unze de voz baruns : << Si m' cumbatrai as duze cumpaignuns. >> Tut premereins l'en respunt Falsarun : 880 - Icil erl frère à l' rei Marsiliun - << Bels sire niés, e jo e vus irum. << Ceste bataille veirement la férum : << La rere-guarde de la grant ost Carlun, Il est jugiet que nus les ocirum. >> Aoi. LXXV 855 Reis Corsablis il est de l' altre part : Barbarins est e mult de males arz. Cil ad parlet à lei de bon vassal, Pur tut l'or Deu ne voelt estre cuarz ... As vus puignant Malprimis de Brigal : 860 Plus curt à pied que ne fait uns chevals : Devant Marsilie cil s'escriet mult halt : << Jo cunduirai mun cors en Rencesvals ; << Se trois Rollant, ne lerrai que ne l' mat. >> Aoi. LXXVI Un amirafle i ad de Balaguet ; 865 Cors ad mult gent e le vis fier e cler ; Pois que il est sur sun cheval munlez. Mult se fait fiers de ses armes porter ; De vasselage est-il bien alosez : 877. Eslisez mei unze de voz baruns. << Puis, il choisit douze de ses hommes, les meilleurs qu'il eût, pour les oppo- ser aux douze Pairs. Le premier était Adelrot, le fils de sa soeur ; le second, Falsaron, son frère ; le troisième, Cornablin ; le quatrième, le comte Turgis ; le cinquième, Eskravit ; le sixième, Estorgant ; le septième, Estormatus ; le huitième, le comte Margaris ; le neuvième, Germiblas ; le dixième, Blankandin ; le onzième, Timodes ; le douzième, Langelif (sic), qui était l'oncle du roi Marelle. >> (Keiser Karl Magnus's Kronike.) Ces noms sont un peu différents dans la Karla- Magnus Saga. 892. Rencesvals. << Je suis allé à Roncevaux il y a environ huit ans. J'ai parcouru tranquillement et atten- tivement le chemin qui sépare cette abbaye de Saint-Jean-Pied-de-Port. J'ai suivi le chemin du Val-Carlos. Partout la gorge est extrêmement LA CHANSON DE ROLAND 85 << C'est un grand don, beau sire roi, que vous venez de me faire. << Choisissez-moi donc onze de vos barons, << Et j'irai me mesurer avec les douze Pairs. >> Le premier qui répond à cet appel, c'est Falseron, Frère du roi Marsile : << Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; << Tous deux ensemble, nous ferons certainement cette bataille. << Malheur à l'arrière-garde de la grande armée de Charlemagne ! << Nous la tuerons : c'est dit. >> LXXV D'autre part est le roi Corsablis, Il est de Barbarie ; c'est une âme perfide et mauvaise ; Cependant , il parle ici tout comme un bon vassal, Et pour tout l'or de Dieu ne voudrait être lâche. Mais voyez-vous venir Malprime de Brigal ? Il court plus vite à pied que ne fait un cheval, Et, devant Marsile, s'écrie à haute voix : << A Roncevaux ! j'y veux aller, << Et si j'y trouve Roland, je le tue. >> LXXV Il y a là un émir de Balaguer, Qui a le corps très-beau, le visage fier et clair. Et qui, sur son cheval, Est tout glorieux de porter ses armes. on courage est renommé : resserrée. Il est impossible que toute l'armée ait passé par ce col ; elle a dû se diviser, et, selon moi. passer par Iran, par le Val -Carlos, par la ronte qui domine le château Pignon, et aussi par la voie antique de la val- lée d'Aspe à Somport (commune d'Ur- dos). Les passages difficiles du Val- Carlos ont une longueur de dix kilo- mètres : dans beaucoup d'endroits, deux hommes ne peuvent passer de front. Sur l'autre route, que je n'ai pas suivie, il y avait au moyen âge deux hôpitaux : Orisson et Reculus. Ces deux chemins partent également de Saint-Jean-Pied-de Port, et vien- nent se rejoindre, avant Roncevaux, près de l'ancienne chapelle d'Ibagneta. L'abbaye est bien déchue. Si mes sou- venirs sont exacts, elle n'offre pas de vestiges d'architecture remontant an delà du XIVe siècle. En 1862, elle était encore occupée par douze chanoines, La bibliothèque m'en a paru fort dé- 86 LA CHANSON DE ROLAND Fust chrestiens, asez oust banni. 900 Devant Marsilie cil s' en est escriez : << En Rencesvals irai mun cors guier ; << Se trois Rollant, de mort serat finez, E i Hiviers e tuit li duze Per ; << Franceis murrunt à doel e à villet. 905 << Carles li magnes vielz est e redotez : << Recreant icrt de sa guère mener : << Nus remeindrat Espaigne eu quitodet. >> Li reis Marsilies mult l' en ad merciet. Aoi. LXXVII I u almacur i ad de Moriane : 910 Vad plus felun en la terre d'Espaigne. Devant Marsilie ad faite sa vantance : << En Rencesvals guierai ma cumpaigne, << Vint milie humes ad escuz e à lances. << Se trois Rollant, de mort li duins fiance ; 915 Jamais n'iert jurz que Carles ne se pleingnet. >> Aoi. LXXVIII D'altre part est Turgis de Turteluse ; Cil est uns quens, si est la citet sue : De chrestiens voelt faire male vude. Devant Marsilie as alltes si s'ajustet. 920 Ço dist à l' rei : << Ne vus esmaiez unkes. << Plus valt Mahum que seinz Pierres de Rume : << Se lui servez, Thonur de l' camp avrumes. << En Rencesvals à Rollant irai juindre, << De mort n'avrat guarantisun pur hume. 925 << Veez m'espée ki est e bone e lunge, laissée. On y montre une paire de souliers de velours violet, comme ayant appartenu à Turpin : ces Souliers a la mode du temps de François Ier. On y conserve aussi une prétendue masse d'armes de Roland : c'est un boulet de bronze attaché par une chaîne à un solide manche de bois. Et voilà où est aujourd'hui tombe le souvenir de Roland I >> (Mémoire manuscrit de M. P. Raymond.) 839. Fust chrestiens, etc. Cf. .3764 : LA CHANSON DE ROLAND 87 S'il était chrétien, ce serait un vrai baron. Il vient devant Marsile, et, de toute sa voix : << A Roncevaux ! dit-il ; j'y veux aller : << Et si je trouve Roland, il est mort. << Olivier, les douze Pairs sont morts, << Et tous les Français périront dans le deuil et la honte. << Quant à Charlemagne, il est vieux, il radote : << Il renoncera à nous faire la guerre. << Et l'Espagne nous restera, libre. >> Le roi Marsile vingt fois lui en rend grâces. LXXVII Il y a là un aumaçour de la terre des Maures : Dans toute la terre d'Espagne il n'est pas un tel félon. Il vient devant Marsile, il fait sa vanterie : << A Roncevaux ! dit-il ; j'y veux mener mes gens, Vingt mille hommes avec lances et écus. << Si je trouve Roland, je lui garantis la mort ; << Tous les jours de sa vie, Charlemagne en pleurera. LXXVIII D'autre part est Turgis, de Tortosa ; C'est un comte, et cette ville lui appartient. Faire du mal aux chrétiens, voilà son rêve. Et, devant le roi, s'aligne avec les autres : << Pas tant d'émoi, dit-il à Marsile. << Mahomet vaut mieux que saint Pierre de Rome ; << Si vous le servez, l'honneur du champ est à nous. << A Roncevaux j'irai rejoindre Roland : << Personne ne le pourra préserver de la mort. << Voyez cette épée, elle est bonne, elle est longue ; S'il fust leials, bien resemblast ba- run. 916. Turteluse. C'est Tortosa, qui joue un rôle si considérable dans tout le cycle de Guillaume. Histori- quement parlant, cette importance est justifiée. Louis, fils de Charlema- gne, fit, en 809 - 810, le siège de Tor- tosa, et s'en empara en 811. (Anna- les faussement attribuées à Éginhart, année 809. - L'Astronome Limousin, 14-16.) 88 LA CHANSON DE ROLAND << Durendal jo la mettrai encuntre, << Assez orrez la quel irat desure. << François murrunt, se à nus s'abandunent << Carles li vielz avrat c doel e hunte, 930 << Jamais en tore ne porterai curuene. >> Aoi. LXXIX D'altre part est Escremiz de Valterne ; Sarrazins est, si est sue la tere. Devant Marsilie s'escriet en la presse : << En Rencesvals irai L'orgoill desfaire ; 935 << Se trois Rollant. n'enporterat la teste, << Ne Oliviers ki les altres cadelet : << Li duze Per tuit sunt jugiet à perdre ; << François murrunt, e France en iert déserte. << De bons vassals avrat Carles suffraite. >> Aoi. LXXX 940 D'altre part est uns païens, Esturgant ; Estramariz i est, uns soens cumpainz : Cil sunt felun traïtur suduiant. Ço dist Marsilies : << Seignurs, venez avant. << En Rencesvals irez as porz passant, 945 << Si aiderez à cunduire ma gent. >> E cil respundent : << Sire, à vostre cumant. << Nus asaldrum Olivier e Rollant ; 926. Durendal. 1° L'épée Durendal est l'oeuvre du célèbre forgeron Ga- land ou Veland : tel est le témoignage de dix Chansons de peste, et Fierabras est la seule qui l'attribue à Munlifican. ==- 2° Suivant la Karlamagnus Saga, elle fut donnée à, l'Empereur par Mala- kin d'lvon, comme rançon de son père Abraham. == 3° Notre poëte ajoute que Charles en fit présent à Roland, C'était dans la vallée de Maurienin ( ?), et un ange était descendu des cieux pour enjoindre 6 l'Empereur, an nom de Dieu, de la donner an meilleur de ses capitaines. == 4° En plusieurs autres textes, et notamment dans les Enfances Charlemagne de Venise, Durendal est l'épée de cet émir Brai- bant dont le jeune Charles triomphe en Espagne, au commencement de ses enfances. == 5° Une autre version nous est fournie par Aspremont, et la con- quête de Durendal est précisément l'ob- jet de ce poëme. La fameuse épée ap- partient ici an jeune Eaumont, fils de l'émir Agolant : Roland tue Eaumont, et lui enlève Durendal. Le théâtre de cet exploit est le midi de l'Italie .== 6° Nous LA CHANSON DE ROLAND 89 << Je la mettrai devant Durendal : << Quelle sera la victorieuse ? Vous le saurez. << Si les Français engagent la lutte, ils y mourront. << Charles, le vieux Charles, n'en tirera que douleur et honte. << Et plus jamais sur la terre ne portera couronne. >> LXXIX D'autre part est Escremis de Valtierra ; Il est païen et maître de cette terre. Devant Marsile, au milieu de la foule, il s'écrie : << A Roncevaux ! J'y vais abattre l'orgueil des Français. << Si j'y trouve Roland, point n'en emportera sa tête, << Non plus qu'Olivier le capitaine. << Ils sont condamnés à mort, les douze Pairs. << Français mourront, France en sera déserte. << De bons soldats, Charles n'en aura plus. >> LXXX Plus loin est un autre païen, Estorgant, Avec un sien compagnon, nommé Estramarin : Mercenaires . traîtres et félons. << Seigneurs, leur dit Marsile, avancez. << Vous irez tous deux aux défilés de Roncevaux << Et m'aiderez à conduire ma gent. << - A vos ordres, répondent-ils. << Nous nous jetterons sur Olivier et sur Roland : n'avons point à parler ici de tous les au- tres exploits que Roland accomplit avec cette arme glorieuse. Il les énumère lui- même en un passage célèbre de notre chanson (v. 2322 et suiv.). == 7° Les qualités de Durendal sont merveil- leuses, et suivant le Karl Meinet, elle assure à son possesseur le royaume d'Espagne. Son acier est, d'ailleurs, célébré par tous nos poëtes. Charles l'avait fait essayer sur le fameux per- ron qui se trouvait au seuil de son pa- lais : elle avait résisté . ainsi qu'Al- mace, l'épée de Turpin. Mais Cour- tain, l'épée d'Ogier, moins heureuse, fut alors écourtée d'un demi - pied : de là son nom. (V. Renaus de Mon- tauban édit. Michelant, p. 210, et la Karlamagnus Saga, I, 20.) == 8° Au portail de la cathédrale de Vérone, Roland est représenté tenant une forte épée, sur laquelle le mot Durindarda est écrit en caractères qui sont peut-être postérieurs à la statue. V. la reproduction de cette sta- tue dans notre Éclaircissement II, qui est consacré à l'Histoire poétique de Roland. 90 LA CHANSON DE ROLAND << Li duze Per n'avrunt de mort guarani : << Kar noz espées sunt bones e trenchanz : 950 << Nus les ferum vermeilles de cald sanc. << Français murrunt, Carles en iert dolent. << Tere majur vus metrum en présent : << Venez i, reis, si l' verrez veirement : << L'Empereür vus metrum en présent. >> Aoi. LXXXI 955 Curant i vint Margariz de Sibilie. Cil tient la tere entresqu'à la marine. Pur sa beltet dames li sunt amies ; Celé ne l' veit vers lui ne s'esclargisset ; Quant ele l' veit, ne poet muer ne riet. 960 N'i ad païen de tel chevalerie. Vint en la presse, sur les altres s'escriet. E dist à l' rei : << Ne vus esmaiez mie, << En Rencesvals irai Rollant ocire, << Ne Oliviers n'enporterat la vie. 965 << Li duze Per sunt remés en martirie. << Veez m'espée ki d'or est enheldie : << Si la tramist li amiralz de Primes ; << Jo vus plevis qu'en vermeill sanc iert mise. << François murrunt e France en iert hunie. 970 << Carles li vielz à la barbe fleurie << Jamais n'iert jurz qu'il n'en ait doel e ire. << Jusqu'à un an avrum France saisie, << Gesir purrum el' burc de Seint- Denise. >> Li reis païens parfundement l'enclinet. Aoi. LXXXII 975 D'altre part esi Chernubles de Val-Neire. Jusqu'à la tere si chevel li baleient : 973. El' bure de Seint-Denise. Ail- leurs dans notre Chanson, c'est Aix qui est représenté comme le siège de l'Em- ' pire. Cette partie du poëme a sans LA CHANSON DE ROLAND 91 << Rien ne garantira les douze Pairs de la mort. << Nos épées sont bonnes et tranchantes ; << Elles seront bientôt rouges d'un sang chaud. << Français mourront, Charles en pleurera, << Et nous vous ferons présent de la grande terre. << Sire, vous y verrez ce spectacle : venez. << Et nous vous ferons encore présent de l'Empereur. >> LXXXl Voici venir en courant Margaris de Sibile, Qui tient la terre jusqu'à la mer. Sa beauté lui fait autant d'amies qu'il y a de dames. Pas une ne le peut voir sans que son front ne s'éclaircisse ; Pas une ne se peut empêcher de rire quand elle le voit. Nul païen n'est aussi chevalier. Au milieu de la foule il s'avance, et, d'une voix plus forte que tous les autres : << Ne craignez rien, dit-il au roi. << A Roncevaux je tuerai Roland, << Et Olivier n'en emportera pas sa vie. << C'est pour leur martyre que les douze Pairs sont demeurés << là-bas. << Voyez cette épée à la garde et au pommeau d'or, << Que je tiens de l'émir de Primes ; << Elle sera bientôt, je vous le jure, plongée dans le sang rouge. << Français mourront, et France tombera dans la honte. << Quant au vieux Charles à la barbe fleurie, << Sa douleur et sa colère n'auront plus de fin. << Avant un an nous aurons mis la main sur la France, << Et nous coucherons à Saint-Denis. >> Le roi païen s'incline profondément. LXXXII D'autre part est Chernuble de Noire-Val. Ses cheveux descendent jusqu'à terre : doute sou origine dans une légende ou dans un chant lyrique qui est posté rieur d'environ deux siècles aux plus anciens éléments du Roland. 92 LA CHANSON DE ROLAND Greignur fais portet par giu, quant il s'enveiset, Que quatre mul ne funt, quant il sumeient. Icelé tere, co dit, dunt il se seivret, 980 Soleilz n'i luist, ne blet n'i poet pas creistre, Pluie n'i chiet, rusée n'i adeiset, Pierre n'i ad que tute ne seit neire. Dient alquant que li diable i meignent. Ço dist Chernubles : << Ma bone espée ai ceinte. 985 En Rencesvals jo la teindrai vermeille ; << Se trois Rollant, le prud, en mi ma veie, << Se ne l' asaill, dune ne faz jo que creire ; << Si cunquerrai Durendal od la meie. << Franceis murrunt e France en iert destreite. >> 990 A irez moz li duze Per s' aleient, Itels cent milie Sarrazins od els meinent, Ki de bataille s'arguent e hasteient. Vuid s'aduber desuz une sapeie. Aoi. LXXXIII Païen s'adubent d' osbercs sarazineis : 995 Tuit li plusur en sunt dublet en treis ; Lacent lur helmes mult bons sarraguzeis, Ceignent espées de l' acier vianeis. Escuz unt genz, espiez valentineis, E gunfanuns blancs e blois e vermeilz. 1000 Laissent les mulz e tuz les palefreiz, Es destriers muntent, si chevalchent estreiz. Clers fut li jurz, e bels fut li soleilz. N'unt guarnement que tut ne reflambeit. Sunent mil graisles pur ço que plus bel seit ; 1005 Grant est la noise, si l'oïrent Françeis. Dist Oliviers : << Sire cumpainz, ço crei, << De Sarrazins purrum bataille aveir. >> Respunt Rollanz : << E Deus la nus otreit ! 979. Iccle tere, etc. La géographie est, aux XIe - XIIe siècles, mêlée s'un grand nombre de fables, que les an- ciens nous avaient transmises Honoré d'Autun, décrivant l'Afrique en son Imago mundi, nous signale dans le pays de Saba une fontaine qui est tou- jours froide durant le jour et brûlante LA CHANSON DE ROLAND 93 En se jouant, il porte un plus grand faix Que ne font quatre mulets chargés. Dans son pays, dit-il, Le soleil ne luit pas, et le blé n'y peut croître. La pluie n'y tombe point, et la rosée n'y touche pas le sol. Toutes les pierres y sont noires, Et plusieurs assurent que c'est la demeure des démons. << J'ai ceint ma bonne épée, dit Chernuble : << Je la teindrai en rouge à Roncevaux. << Si je trouve Roland le preux sur mon chemin, << Je l'attaquerai, ou je veux qu'on ne me croie plus jamais. << Je conquerrai l'épée Durendal avec mon épée. << Français mourront, et France périra. >> A ces mots, les douze Pairs de Marsile s'assemblent ; Ils emmènent avec eux cent mille Sarrasins, Qui se hâtent et se précipitent à la bataille. Sous un bois de sapins ils vont s'armer. LXXXIII Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine, Qui, pour la plupart, sont doublés d'une triple étoffe. Sur leurs têtes ils lacent les bons heaumes de Saragosse ; Et ceignent les épées d'acier viennois. Leurs écus sont beaux à voir, leurs lances sont de Valence ; Leurs gonfanons sont blancs, bleus ou rouges. Ils laissent là leurs mulets et leurs bêtes de somme ; Montent sur leurs chevaux de bataille, et s'avancent en rangs serrés ... Le jour fut clair, et beau fut le soleil : Pas d'armure qui ne flamboie et resplendisse. Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Grand est le tumulte, et nos Français l'entendent : << Sire compagnon, dit Olivier, je crois << Que nous pourrons bien avoir bataille avec les Sarrasins. >> Et Roland : << Que Dieu nous l'accorde, répond-il. pendant la nuit ; il nous parle des Troglodytes, qui atteignent les bêtes féroces à la course, et raconte que l'Océan, là-bas, bout comme de l'eau chaude, etc. etc. On ne saurait trop consulter l' Imago mundi sur l'état de- là science à cette époque. Cf. le poëme du XIIIe siècle, l' Image du monde. 94 LA CHANSON DE ROLAND << Bien devum ci estre pur nostre rei; 1010 << Pur sun seignur deit hum suffrir destreiz, << E endurer e granz calz e granz freiz; << Si 'n deil hum perdre e de l' quir e de l' peil. << Or guart cascuns que granz colps i empleit, << Maie cançun ja cantée n'en seit, 1015 << Païen unt tort, e chrestien unt dreit. << Malvaise essample n'en sera ja de mei ! >> _______________ LA CHANSON DE ROLAND 95 << Notre devoir est de tenir ici pour notre roi; << Car pour son seigneur on doit souffrir grande détresse. << Il faut endurer pour lui la grande chaleur et le grand froid . << Et perdre enfin de son poil et de son cuir. << Frapper de grands coups, voilà ce que chacun doit, << Afin qu'on ne chante pas sur nous de mauvaise chanson. << Les païens ont le tort, le droit est pour les chrétiens. << Ce n'est pas moi qui vous donnerai jam _______________ LA CHANSON DE ROLAND TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE ; ________________ DEUXIEME PARTIE LA MORT DE ROLAND LES PRELUDES DE LA GRANDE BATAILLE LXXXIV << Oliviers muiitot desur un pui haltur : Guardet soz destre par mi un val herbus ; Si veit venir cele gent paienur. 1020 Si'n apelat Rollant sun cumpaignun : << Devers Espaigne vei venir tel bruur, << Tanz blancs osbercs, tanz helmes flambius ! << Icist ferunt noz Franceis grant irur. << Guenes li fel ad fait la traïsun 1025 << Ki nus jugat devant l'Empereür. << - Tais, Olivier, li quens Rollanz respunt, Mis parrastre est : ne voeill que mot en suns. >> Aoi. LXXXV Oliviers est desur un pui muntez : Or veit il bien d'Espaigne le regnet, 1030 E Sarrazins ki tant sunt assemblcl. Luisent cil helme, ki ad or sunt gemmet, E cil escut e cil osberc safret E cil espiet, cil gunfanun fermet. Sulz, les eschieles ne poet il acunter : 1035 Tant en i ad que mesure n'en set. En lui meïsme en est mult esguarez ; Cum il einz pont, de l' pui est avalez : Vint as Franceis, lut lur ad acuntel. Aoi. 1082. Osberc safret. On mêlait du fil d'archal aux maillés de fer du haubert, et l'on produisait par là une broderie grossière qui ornait surtout le bas de LES PRELUDES DE LA GRANDE BATAILLE 99 LXXXIV Olivier monte sur une hauteur : Il regarde à droite parmi le val herbu. Et voit venir toute l'armée païenne. Il appelle son compagnon Roland : << Ah ! dit-il, du côté de l'Espagne, quel bruit j'entends venir ! << Que de blancs hauberts ! que de heaumes flamboyants ! << Nos Français vont en avoir grande ire. << Cette trahison est l'oeuvre de Ganelon, ce félon ; << C'est lui qui nous fît donner cette besogne par l'Empereur << - Tais- toi, Olivier, répond le comte Roland ; << C'est mon beau-père : n'en sonne plus mot. >> LXXXV Olivier est monté sur une colline élevée : De là il découvre le royaume d'Espagne Et le grand assemblement des Sarrasins. Les heaumes luisent, tout gemmés d'or, Et les écus, et les hauberts brodés, Et les épieux, et les gonfauons an bout des lances Olivier ne peut compter les bataillons ; Il y en a tant, qu'il n'en sait la quantité ! En lui-même il en est tout égaré. Comme il a pu, est descendu de la colline ; Est venu vers les Français, leur a tout raconté. ce vêtement. Ce sont, particulièrement, les pans du haubert qui sont safrés (v. 3141). Dans la bataille, rien n'était plus aisé que de les desaffrer (v. 3426). 100 LA CHANSON DE ROLAND LXXXVI Dist Oliviers : << Jo ai païens veü 1040 << Une mais nuls hum en tere n'en vit plus. << Cil devant sunt cent milie, ad escuz, << Helmes laciez e blancs osbercs vestuz, << Dreites cez hanstes, luisanz cez espiez bruns. << Bataille avrez, unkes mais tel ne fut. 1045 << Seignurs Franceis, de Deu aiez vertut : << El' camp estez, que ne seium vencut. >> Dient Franceis : << Dehet ait ki s'en fuit ! << Ja pur murir ne vus en faldrat uns. >> Aoi. _______________ LA FIERTÉ DE ROLAND LXXXVII Dist Oliviers : << Païen unt grant esforz, 1050 << De noz Franceis m'i semblet aveir mult poi. << Cumpainz Rollanz, kar sunez vostre corn : << Si l'orrat Carles, si returnerat l'oz. >> Respunt Rollanz : << Jo fereie que fols : << En dulce France en perdreie mun los. 1055 << Sempres ferrai de Durendal granz colps ; << Sanglenz en iert li branz entresqu'à l'or. << Felun paien mar i vindrent as porz ; << Jo vus plevis, tuit sunt jugiet à morl. Aoi. 1042. Blancs osbercs. On a verni en diverses couleurs le métal du hau- bert. Il y en eut de bleus, de verts, etc. (J. Quicherat, Histoire du cos- LA CHANSON DE ROLAND 101 LXXXYI Olivier dit : << J'ai vu tant de païens << Que nul homme n'en vit jamais plus sur la terre. << Il y en a bien cent mille devant nous, avec leurs écus, << Leurs heaumes lacés, leurs blancs hauberts, << Leurs lances droites, leurs bruns épieux luisants. << Vous aurez bataille, bataille comme il n'y en eut jamais. << Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ; << Et tenez ferme pour n'être point vaincus. >> Et les Français : << Maudit qui s'enfuira, disent-ils. << Pas un ne vous fera défaut pour cette mort ! >> _______________ LA FIERTÉ DE ROLAND LXXXVII Olivier dit : << Païens ont grande force, << Et nos Français, ce semble, en ont bien peu. << Ami Roland, sonnez de votre cor : Charles l'entendra, et fera retourner son armée. << - Je serais bien fou, répond Roland ; << Dans la douce France, j'en perdrais ma gloire. << Non, mais je frapperai grands coups de Durendal ; << Le fer en sera sanglant jusqu'à l'or de la garde. << Félons païens furent mal inspirés de venir aux défilés : << Je vous jure que, tous, ils sont jugés à mort. tume, p. 151.) Mais quand le métal n'était pas vernissé en couleur, quand il ne subissait d'autre préparation que le polissage, c'était le << blanc haubert. >> 102 LA CHANSON DE ROLAND LXXXVIII << - Cumpainz Rollanz, l'olifant kar sunez. 1060 << Si l' ôrrat Carles, fera l'ost returner : << Succurrat nus li reis od sun barnet. >> Respunt Rollanz : << Ne placet Damne Deu << Que mi parent pur mei seient blasmet, << Ne France dulce ja chéet en viltet. 1065 << Einz i ferrai de Durendal asez, << Ma bone espée que ai ceint à l' costet ; << Tut en verrez le brant ensanglentet. << Felun païen mar i sunt asemblet ; << Jo vus plevis, tuit sunt à mort livret. Aoi. LXXXIX 1070 << - Cumpainz Rollanz, sunez vostre olifant : << Si l' orrat Carles ki est as porz passant ; << Jo vus plevis, ja returnerunt Franc. << - Ne placet Deu, ço li respunt Rollanz, << Que ço seit dit de nul hume vivant 1075 << Ne pur païen que ja seie cornant ! << Ja n'en avrunt reproece mi parent. << Quant jo serai en la bataille grant << E jo ferrai e mil colps e set cenz, << De Durendal verrez l'acier sanglent. 1080 << Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment ; << Ja cil d'Espaigne n'avrunt de mort guarani. Aoi. 1059. L'olifant. Il faut établir une distinction entre lecorque porte chaque chevallier et l'olifant. Il y a soixante mille cors dans l'année de Charles, mais il n'y a qu'un olifant. Après la mort de Roland, Charles dit à Rabel et à Guinemant : << Vous remplacerez << aujourd'hui Roland et Olivier : l'un << de vous portera l'épee et l'antre l'oli- << fant. >> (V. 3016, 3017.) Celui-ci est d'ivoire, comme son nom l'indique, et la légende épique lui prête un son bien plus retentissant qu'à tous les autres cors : Sur tuz les altres bundist il olifant. (V. 3119. Cf. 3302.) Les << olifant- >> avaient la forme d'une LA CHANSON DE ROLAND 103 LXXXVIII << - Ami Roland, sonnez votre olifant : << Charles l'entendra et fera retourner la grande armée. << Le roi et ses barons viendront à notre secours. << - A Dieu ne plaise, répond Roland. << Que mes parents jamais soient bLàmés à cause de moi. << Ni que France la douce tombe jamais dans le déshonneur : << Non, mais je frapperai grands coups de Durendal. << Ma bonne épée, que j'ai ceinte à mon côté. << Vous en verrez tout le fer ensanglanté. << Félons païens sont assemblés ici pour leur malheur : << Je vous jure qu'ils sont tous condamnés à mort. >> LXXXIX << - Ami Roland, sonnez votre olifant. << Le son en ira jusqu'à Charles << . qui passe aux défilés. Et les Français, << je vous le jure, retourneront sur leurs pas << - A Dieu ne plaise, répond Roland, << Qu'il soit jamais dit par aucun homme vivant << Que j'ai sonné mon cor à cause des païens ! << Je 'ne ferai pas aux miens ce déshonneur. << -Mais quand je serai dans la grande bataille. << J'y frapperai mille et sept cents coups : << De Durendal vous verrez le fer tout sanglant. << Français sont bons : ils frapperont en braves : << tes Sarrasins ne peuvent échapper à la mort ! corne ; ils étaient parfois très-riche- ment sculptés. (V. un mémoire fort intéressant du P. Cahier, au tome II de ses Nouveaux Mélanges d'archéo- logie, p. 35 et suiv.) Nous en reprodui- sons ici un des plus anciens modèles : il remonte an XIe siècle. [fig. p159.jpg] 104 LA CHANSON DE ROLAND XC Dist Oliviers : << D'iço ne sai jo blasme. << Jo ai veüt les Sarrazins d'Espaigne : << Cuvert en sunt li val e les muntaignes. 1085 << E li lariz e trestutes les plaignes. << Granz sunt les oz de celé gent estrange ; << Nuss i avum mult petite cumpaigne. >> Respunt Rollanz : << Mis talenz en est graindre. << Ne placet Deu ne ses seintismes angles 1090 << Que ja pur mei perdet sa valur France ! << Mielz voeill murir que huntage m'ateignet. << Pur bien ferir l'Emperere nus aimet. >> Aoi.j XCI Rollanz est pruz e Oliviers est sages : Amnbedui unt merveillus vasselage. 1095 Pois que il sunt as chevals e as armes. Ja pur murir n'eschiverunt bataille. Bon sunt li cunte, e lur paroles haltes. Felun païen par grant irur chevalchent. Dist Oliviers : << Rollanz, veez en alques. 1100 << Cist nus sunt près, mais trop nus est loinz Carles. << Vostre olifant suner vus ne l'deignastes : << Fust i li reis. n'i oüssum damage. << Guardez amunt par devers les porz d'Aspre : << Veeir poez dolente rere guarde. 1105 << Ki ceste fait, jamais n'en ferat altre.>> Respunt Rollanz : << Ne dites tel ultrage ; << Mal seit de l' coer ki el' piz se cuardet ! << Nus remeindrum on estal en la place ; << Par nus i iert e li colps e li caples. >> Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 105 XC << - Je ne vois pas où serait le déshonneur, dit Olivier. << J'ai vu, j'ai vu les Sarrasins d'Espagne : << Les vallées, les montagnes en sont couvertes ; << Les landes, toutes les plaines en sont cachées. << Qu'elle est puissante, l'armée de la gent étrangère. << Et que petite est notre compagnie ! << - Tant mieux, répond Rolland, mon ardeur s'en accroît << Ne plaise à Dieu, ni à ses très-saints anges, << Que France, à cause de moi, perde de sa valeur ! << Plutôt la mort que le déshonneur. << Plus nous frappons, plus l'Empereur nous aime ! >> XCI Roland est preux, mais Olivier est sage Ils sont tous deux de merveilleux courage. Puis d'ailleurs qu'ils sont à cheval et en armes. ils aimeraient mieux mourir qu'esquiver la bataille. Les comtes ont l'âme bonne, et hautes sont leurs paroles ... Félons païens chevauchent par grande ire : << Voyez un peu, Roland, dit Olivier : << Les voici près de nous, et Charles est trop loin. << Ah ! vous n'avez pas voulu sonner de votre cor : << Le grand roi serait ici, et nous ne serions pas perdus comme nous le sommes. << Jetez les yeux là-haut, vers les défilés d'Aspre : << Vous y verrez dolente arrière -garde. << Tel s'y trouve aujourd'hui qui plus jamais ne sera dans une autre. << - Honteuse parole, répond Roland. << Maudit soit qui porte un lâche coeur au ventre ! << Nous tiendrons pied fortement sur la place : << De nous viendront les coups, et de nous la bataille ! >> 106 LA CHANSON DE ROLAND XCI 1110 Quant Rollanz veit que bataille serat. Plus se fait fiers que leun ne leuparz ; Français escriet . Olivier apelat : << Sire cumpainz, amis, ne l' dire ja. << Li Emperere ki Français nus laissat, 1115 << Itels vint milie en mist à une part. << Sun escientre, nen i out un cuard. << Pur sun seignur deit hum suffrir granz mals, << E endurer e forz freiz e granz calz. << Si'n deit hum perdre de l' sanc e de la carn. 1120 << Fier de la lance e jo de Durendal. << Ma bone espée que li reis me dunat. << Se jo i moere, dire poet ki l' avrat. << Que ele fut à nobilie vassal. >> Aoi. XCIII D'altre part est l'arcevesques Turpins : 1125 Sun cheval brochet, munlet sur un lariz : Franceis apelet, un sermun lur ad dit : << Seignurs baruns, Carles nus laissat ci. << Pur nostre rci devum nus bien murir : << Chrestientet aidiez à suslenir. 1130 << Bataille avrez, vus en estes tuit fid. << Kar à voz oilz veez les Sarrazins. << Clamez vos culpes, si preiez Deu mercit. << Asoldrai vus pur voz anmes guarir ; << Se vus murez, esterez seint martir : 1135 << Sièges avrez el' greignur pareïs. >> 1135. El' greigneur pareïs. << Qu'est- ce que la mort laisse subsister chez les héros d'Homère ? Une âme . une vaine image, qui, dès que la vie a abandonné les ossements, s'échappe et voltige comme un songe. (Giguet. Essai d'en- cyclopédie homérique, p. 626.) L'auteur du Roland, au contraire, et tons lesv auteurs de nos Chansons de geste pos- sédalent sur l'autre vie les notions très- nettes de la doctrine chrétienne. Le pa- radis est pour eux le lieu des âmes saintes, le lieu où elles contemplent Dieu. Partout on voit, dans nos poëmes, les anges emporter au ciel les âmes des élus, et les démons traîner en enfer LA CHANSON DE ROLAND 107 XCII Quand Roland voit qu'il y aura bataille, Il se fait plus fier que lion ou léopard. Il interpelle les Français, puis Olivier : << Ne parle plus ainsi, ami et compagnon : << L'Empereur, qui nous laissa ses Français, << A mis à part ces vingt mille que voici. << Pas un lâche parmi eux, Charles le sait bien. << Pour son seigneur on doit souffrir grands maux, << Endurer le chaud et le froid, << Perdre de son sang et de sa chair. << Frappe de ta lance, Olivier, et moi. de Durendal. << Ma bonne épée que me donna le roi. << Et si je meurs, qui l'aura pourra dire : << C'était l'épée d'un brave ! >> XCIII D'autre part est l'archevêque Turpin : Il pique son cheval, et monte sur une colline : Puis s'adresse aux Français, et leur fait ce sermon : << Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici. << C'est notre roi : notre devoir est de mourir pour lui. << Chrétienté est en péril, maintenez-la. << Il est certain que vous aurez bataille : << Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins. << Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci. << Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudra : << Si vous mourez, vous serez tous martyrs : << Dans le grand paradis vos places sont toutes prêtes. âmes des damnés. Il est digne de re- maque que nos poëtes ont toujours pro- fessé le dogme de l'éternité des peines : ~abte emportent l'anme en enfer à ~ s dis. Quant aux images dont ils se servent pour peindre le paradis, elles sont ni très - variées ni très -com- pliques. La plus populaire est celle-ci : << Les saintes fleurs du paradis >>. se figurer le paradis comme un jardin plein de belles fleurs ! Cette concep- tion est en vérité toute militaire et s'explique par la loi des contrastes. Tous les vieux soldats aiment les fleurs. >> (L'Idée religieuse dans les Chansons de geste, par L. G. p. 29.) 108 LA CHANSON DE ROLAND François descendent, à tère se sunt mis, E l'Arcevesques de Deu les beneïst : Par pénitence lur cumàndet à ferir. XCIV Franceis se drecent, si se metent sur piez, 1140 Bien sunt asolt, quite de lur pecchiez ; E l'Arcevesques de Deu les ad seigniez. Pois, sunt muntet sur lur curanz destriers ; Adubet sunt à lei de chevaliers, E de bataille sunt tuit apareilliet. 1145 Li quens Rollanz en apelet Olivier : << Sire cumpainz, mult bien vus le saviez. << Que li quens Guenes nus ad tuz espiez : << Pris en ad or e aveir e deniers : << Li Emperere nus devrcit bien vengier. 1150 << Li reis Marsilies de nus ad fait marchiet, << Mais as espées l'estuvrat eslegier. >> XCV As porz d'Espaigne en est passez Rollanz Sur Veillantif, sun bon cheval curant ; Portet ses armes, mult li sunt avenanz : 1155 E sun espiet vait li ber palmeiant, Cuntre le ciel vait l'amure turnant, Laciet en sum un gunfanun tut blanc ; Les renges d'or li batent jusqu'as mains ; Cors ad mult gent, le vis cler e riant. 1160 E sis cumpainz après le vait sivant, E cil de France le cleiment à guarant. Vers Sarrazins reguardet fièrement, E vers Franceis humles e dulcement. Si lur ad dit un mot curteisement : 1165 Seignurs baruns, suef pas alez tenant. << Cist païen vunt grant martirie querant ; << Encoi avrum un eschec bel e gent : << Nuls reis de France n'out unkes si vaillant. A cez paroles vunt les oz ajustant. LA CHANSON DE ROLAND 109 Français descendent de cheval, s'agenouillent à terre, Et l'Archevêque les bénit de par Dieu : Pour votre pénitence, vous frapperez les païens. >> XCIV Français se redressent, se remettent en pied ; Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés. L'Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu : Puis ils sont montés sur leurs destriers rapide-. Ils sont armés en chevaliers Et tout disposés pour la bataille. Le comte Roland appelle Olivier : << Sire compagnon, vous le savez, << C'est Ganelon qui nous a tous trahis ; << Il en a reçu bons deniers en argent et en or : << L'Empereur devrait bien nous venger. << Quant au roi Marsile, il a fait marché de nous. << Mais c'est avec nos épées qu'il sera payé. >> XCV Aux défilés d'Espagne passe Roland Sur Veillantif, son beau cheval courant. Les armes lui sont très-avenantes ; Il s'avance, le baron, avec sa lance au poing Dont le fer est tourné vers le ciel, Et au bout de laquelle est lacé un gonfanon tout blanc. Les franges d'or lui descendent jusqu'aux mains, Le corps de Roland est très-beau, son visage est clair et riant. Sur ses pas marche Olivier, son ami ; Et ceux de France, le montrant : << Voilà notre salut. >> s'écrient-ils. Sur les Sarrasins il jette un regard fier, Mais humble et doux sur les Français : Puis leur a dit un mot courtois : << Seigneurs barons, allez au petit pas. << Ces païens, en vérité, viennent ici chercher grand martyre. << Le beau butin que nous aurons aujourd'hui ! << Aucun roi de France n'en fit jamais d'aussi riche. >> A ces mots, les deux armées se rencontrent. 110 LA CHANSON DE ROLAND XCVI 1170 Dist Oliviers : << N'ai cure de parler. << Vostre olifant ne deignastes suner, << Ne de Carlun mie vas n'en avez ; << Il n'en set mot, n'i ad culpe li ber. << Cil ki là siint ne funt mie à blasmer. 1175 << Kar chevalchiez à quanque vus puez. << Seignurs baruns, el' camp vus retenez. << Pur Deu vus pri, en seiez purpenset << De colps ferir, de receivre e duner. << L'enseigne Carle n'i devum ublier. >> 1180 A icest mot unt Franceis escriet. Ki dunc oïst Munjoie demander, De vasselage li poüst remembrer. Pois, si chevalchent, Deus ! par si grant fiertet ! Brochent ad ait pur le plus tost aler ; 1185 Si vunt ferir, - que fereient-il el ? - E Sarrazin ne's unt mie dutez. Francs e païens as les vus ajustez ... Aoi. _______________ LA MELEE XCVII Li niés Marsilie (il ad num Aelrolh) Tut premereins clievalchet devant l'ost. 1190 De noz Franceis vait disant si mals moz : << Feluns Franceis, hoi justerez as noz. 1187. As les vus ajustez Toutes les batailles racontées dans ces poëmes se ressemblent : Deux armées arrivent en présence l'une de l'autre ; les plus forts et les mieux armés sortent des rangs et en viennent aux mains. Une bataille alors n'est qu'une série de duels, une partie de barres sanglant << Suivant le bon ou le mauvais succès de ces engagements particu- liers, les masses avancent ou reculent jusqu'au moment où l'un des deux LA CHANSON DE ROLAND 111 XCVI << Point n'ai souci de parler, dit alors Olivier. << Vous n'avez pas daigné sonner de votre cor, << Et voici que le secours de Charles vous fait défaut. << Certes il n'est pas coupable ; car il n'en sait mot, le baron, << Et ceux qui sont là-bas ne sont point à blâmer. << Maintenant, chevauchez du mieux que vous pourrez. << Seigneurs barons, et ne reculez point. << Au nom de Dieu, ne pensez qu'à deux choses : << A recevoir et à donner de bons coups. << Et n'oublions pas la devise de Charles. >> A ce mot, les Français ne poussent qu'un seul cri : << Montjoie ! >> Qui les eût entendus crier de la sorte Eût eu l'idée du courage. Puis ils chevauchent, Dieu ! avec quelle fierté ! Pour aller plus rapidement, donnent un fort coup d'éperon, Et que feraient-ils autre chose ils se jettent sur l'ennemi. Mais les païerts n'ont pas peur. Voilà Français et Sarrasins aux prises ... _______________ LA MELEE XCVII Le neveu de Marsilé il s'appelle Aelroth Chevauche tout le premier devant l'armée païenne. Quelles injures il jette à nos Français ! << Félons Français, vous allez aujourd'hui lutter avec les nôtres : partis cède absolument le champ de bataille. Le lendemain on enterre les morts, et tout recommence de plus belle. >> (Histoire littéraire, XXII, 717.) On pourra lire, comme type de ba- taille, les pages 30 et suiv. de Renaus de Montauban (édit. Michelant), les pp. 95 et suiv. de Raoul de Cambrai (édit. Leglay). Cf. Garin le Loherain, édit. P. Paris, I, p. 14. Il y aurait un grand intérêt à comparer ces batailles avec celles que raconte Homère. 112 LA CHANSON DE ROLAND << Traït vus ad ki à gûarder vus ont : << Fols est li reis ki vus laissai as porz. << Encoi perdrai France dulce sun los. 1195 << Carles li magnes le destre braz de l' cors. >> Quant l'ot Rollanz, Deus ! si grant doel en out ! Sun cheval brochet, laisset curre ad esforz. Vait le ferir li quens quanque il poul. L'escut li freint e l'osbercli desclot. 1200 Trenchel le piz, si li briset les os. Tute l'eschine li deseivret de l'dos. Od sun espiet l'anme li getet fors, Enpeint le bien, fait li brandir le cors, Pleine sa hanste de F cheval l'abat mort : 1205 En dous meitiez li ad briset le col. Ne laisserat, ço dist, que n'i parolt : << Ultre, culverz ! Carles n'est mie fols, << Ne traïsun unkes amer ne volt. << Il fist que pruz qu'il nus laissat as porz : 1210 << Hoi n'en perdrat France dulce sun los. << Ferez i, Franc. Nostre est li premiers colps. << Nus avum dreit, mais cist glutun unt tort. >> Aoi. XCVIII Uns dux i est, si ad num Falsarun ; Icil ert frère à l' rei Marsiliun : 1215 II tint la tere Dathan e Abirun ; Suz ciel nen ad plus enerieme felun. Entre les oilz mult out large le frunt, Grant demi pied mesurer i pout hum. Asez ad doel quant vit mort sun nevuld, 1220 Ist de la presse, si se met en bandun E si escriet renseigne païenur. Envers François est mult cuntrarius : << Encoi perdrat France dulce s'honur. >> Ot l' Oliviers, si'n ad mult grant irur : 1225 Le cheval brochet des orez esperuns. 1226. Orez eseperuns. << L'éperon, aux XIe - XIIe siècles, était d'or ou doré. Sa forme générale n'a pas changé, C'est une talonnière, à deux branches LA CHANSON DE ROLAND 113 << Celui qui vous a trahis, c'est celui qui devait vous défendre. << Votre empereur est fou de vous avoir laissés dans ces défilés : << C'en est fait aujourd'hui de l'honneur de douce France, << Et Charles le Grand va perdre ici le bras droit de son corps. >> Roland l'entend : grand Dieu, quelle douleur ! Il éperonne son cheval, et le lance bride abattue. Des plus rudes coups qu'il peut porter, le comte frappe le païen. Il fracasse l'écu d'Aelroth, lui rompt les mailles de son haubert, Lui tranche la poitrine, lui brise les os, Lui sépare toute l'échiné du dos Et, avec sa lance, lui jette l'âme hors du corps. Le coup est si rude qu'il fait chanceler le corps du Sarrazin, Si bien que Roland, à pleine lance, l'abat mort de son cheval Et que le cou du païen est en deux morceaux. Roland cependant ne laissera pas de lui parler : << Va donc, misérable. Charlemagne n'est pas fou, sache-le bien, << Et n'aima jamais la trahison. << En nous laissant aux défilés, il a agi en preux, << Et la France ne perdra pas aujourd'hui son honneur. << Frappez, frappez, Français : le premier coup est nôtre. << C'est à ces gloutons qu'est le tort, c'est à nous qu'est le droit. >> XCVIII Il y a là un duc du nom de Falseron : C'est le frère du roi Marsile. Il tient la terre de Dathan et Abiron, Et il n'est pas sous le ciel d'homme plus insolent ni plus félon. Entre ses deux yeux il a le front énorme, Et l'on y pourrait mesurer un grand demi-pied. A la vue de son neveu mort, il est tout saisi de douleur, Sort de la foule, se précipite, Jette le cri des païens Et, dans sa rage contre les Français : << C'est aujourd'hui, dit-il, que douce France va perdre son honneur. << Olivier l'entend, il en a grande colère ; Des deux éperons d'or pique son cheval recourbées, attachée au pied par une bride et un sous-pied, et portant une tige pointue destinée à aiguillonner le cheval. L'extrémité seule de la tige a 114 LA CHANSON DE ROLAND Vait le ferir en guise de barun. L'escut li freint e l'osberc li derumpt, El' cors li met les pans de l' gunfanun. Pleine sa hanste l'abat mort des arçuns. 1230 Guardet à tere, veit gésir le glutun, Si li ad dit par mult fière raisun : << De voz manaces, culverz, jo n'ai essuign. << Ferez i, Franc, kar très bien les veintrum. >> Munjoie escriet, ç' est l'enseigne Carlun. Aoi. XCIX 1235 Uns reis i est, si ad num Corsablis ; Barbarins est, d'un estrange pais. Si apelat les altres Sarrazins : << Ceste bataille bien la poüm tenir. << Kar de Franceis i ad asez petit ; 1240 << Cels ki ci sunt devum aveir mult vils : << Ja pur Carlun n'i iert uns sulz guariz. << Or est li jurz que l's estuvrat murir. >> Bien l'entendit l'arcevesques Turpins, Suz ciel n' ad hume que tant voeillet haïr ; 1245 Sun cheval brochet des esperuns d'or fin, Par grant vertut si Test alez ferir, L'escut li freinst, l'osberc li descunfist, Sun grant espiet par mi le cors li mist : Empeint le bien que mort le fait brandir, 1250 Pleine sa hanste l'abat mort el' chemin. Guardet à tere, veit le glutun gesir, Ne laisserat que n'i parolt, ço dit : << Culverz païens, vus i avez mentit ; << Carles mis sire nus est guarant tuz dis : 1255 << Nostre Franceis n'unt talent de fuïr. << Voz cumpaignuns ferum trestuz restifs. varié dans sa disposition. Jusqu'aux premières années du XIIIe siècle, les sceaux représentent l'éperon armé d'un petit fer de lance qui est de forme co- nique ou losangée. >> (Demay, le Cos- tume de guerre, p. 145.) 1229. Arçuns. << Les arçons, ce sont les parties les plus relevées en avant et en arrière de la selle, dont les Orientaux ont conservé la forme et le vaste déve- loppement. Arciones vocamus ab arcu, quod in modum arcus sint incurvi. LA CHANSON DE ROLAND 115 Et va frapper Falseron d'un vrai coup de baron. Il lui brise l'écu, lui rompt les mailles de son haubert. Lui plonge dans le corps les pans de son gonfanon. Et, à pleine lance, l'abat mort des arçons. Alors il regarde à terre, et, y voyant le misérable étendu . Il lui dit ces très-fières paroles : << Point n'ai souci, lâche, de vos menaces. << Frappez, frappez, Français ; nous les vaincrons. >> Puis : << Montjoie ! >> s'écrie -t-il. C'est le cri de l'Empereur. XCIX Il y a là un roi du nom de Corsablis ; Il est de Barbarie, d'un pays lointain. Le voilà qui se met à interpeller les autres païens : Nous pouvons aisément soutenir la bataille : << Les Français sont si peu ! << Ceux qui sont devant nous sont à dédaigner ; << Pas un n'échappera, Charles n'y peut rien. << Et voici le jour qu'il leur faudra mourir. >> L'archevêque Turpin l'entend : Il n'est pas d'homme sous le ciel qu'il haïsse autant que ce païen : Des éperons d'or fin il pique son cheval Et va frapper sur Corsablis un coup terrible. L'écu est mis en pièces, le haubert en lambeaux : Il lui plante sa lance au milieu du corps. Le coup est si rude que le Sarrasin chancelle et meurt : A pleine lance, Turpin l'abat mort sur le chemin : Puis, regarde à terre et y voit le païen étendu. Il ne laisse pas de lui parler, et lui dit : << Vous en avez menti-, lâche païen ; << Mon seigneur Charles est toujours notre appui. << Et nos Français n'ont pas envie de fuir. << Quant à vos compagnons, nous saurons bien les arrêter ici. (Saumaise.) == Plusieurs arçons de der- rière, des XIIe, XIIIe et XIIIe siècles, sont parvenus jusqu'à nous, les uns en métal repoussé, émaillé ou ciselé, les autres en bois sculpté. << Pierre de Blois, au XIIe siècle, parle de combats de cavalerie peints sur les arçons ( ?), et le moine Théophile décrit cette orne- mentation comme étant de vogue, et dès longtemps établie. >> (Glossaire des émaux, par L. de Laborde, au mot Arçons.) 116 LA CHANSON DE ROLAND << Vus di Duveles : mort vus estoet suffrir. << Ferez, Franceis : nuls de vus ne s'ublit ! << Cist premiers coins est nostre, Deu mercit. >> 1260 Munjoie escriet pur le camp retenir. Aoi. C E Gerins fiert Malprimis de Brigal. Sis bons escuz un denier ne li valt ; Tute li freint la bucle de cristal, L'une meitiet li turnct cuntreval ; 1265 L'osberc li rumpt entresque à la carn, Sun bon espiet enz el' cors li enbat. Li païens chiet cuntreval à un quat, L'anme de lui emportet Sathanas. Aoi. CI E sis cumpainz Geriers fiert l'Amirafle, 1270 L'escut li freint e l'osberc li desmailet, Sun bon espiet li met en la curaille, Empeint le bien, par mi le cors li passet ; Que mort l'abat el' camp, pleine sa hanste. Dist Oliviers : << Gente est nostre bataille. >> Aoi. CII 1278 Samsun li dux vait ferir l'Almacur, L'escut li freint k' est ad or e à flurs. Li bons osbercs ne li est guarant prud ; Le coer li tranchet, le feie e le pulmun, Que mort l'abat, qui qu'en peist o qui nun. 1280 Dist l'Arcevesques : << Cist colps est de barun. >> Aoi. 1263. La bucle. C'est la proéminence qui est au centre de l'écu, l'antique umbo que l'on trouve dans le bou- clier gaulois, romain et frank. (V. un dessin très-curieux dans l'Histoire du costume de J. Quicherat, p. 89.) Les LA CHANSON DE ROLAND 117 << Voici la nouvelle que j'ai à vous apprendre : vous allez tous mourir. << Frappez, Français : que pas un de vous ne s'oublie. << Le premier coup est nôtre, Dieu merci ! >> Puis : << Montjoie ! Montjoie ! >> s'écrie-t-il, pour rester maître du champ. C Malprime de Brigal est frappé par Gérin ; Son bon écu ne lui sert pas pour un denier : La boucle de cristal en est brisée, Et la moitié en tombe à terre. Son haubert est percé jusqu'à la chair, Et Gérin lui plante au corps sa bonne lance. Le païen tombe d'un seul coup ; Satan emporte son âme. CI Le compagnon de Gérin, Gérier, frappe l'Amirafle : Il brise l'écu et démaille le haubert du païen, Lui plante sa bonne lance au coeur, Le frappe si bien qu'il lui traverse tout le corps. Et qu'à pleine lance il l'abat mort à terre : << Belle bataille, >> s'écrie Olivier. CII Le duc Samson va frapper l'Aumaçour ; Il lui brise l'écu couvert de fleurs et d'or : Son bon haubert ne le garantit pas. Samson lui tranche le coeur, le foie et le poumon, Et (tant pis pour qui s'en afflige !) l'abat roide mort : << Voilà un coup de baron, >> dit l'Archevêque. bucles des écus étaient composées d'une armature en fer qui faisait saillie, qui formait mamelon. Dans les écus de luxe on réservait parfois un creux au milieu de cette armature, et l'on y mettait une boule de métal précieux ou de cristal.. 118 LA CHANSON DE ROLAND CIII E Anscïs laisse ! le cheval curre, Si vait ferir Turgis de Turteluse : L'escut li freint desuz l'orée bucle, De sun osberc li derumpit les dubles, 1280 De l' bon espiet el' cors li met l'amure, Empeinst le bien, tut le fer li mist ultre, Pleine sa hanste el' camp mort le tresturnet. Ço dist Rollanz : << Cist colps est de produme. >> Aoi. CIV E Engeliers, li Guascoinz de Burdele, 1290 Sun cheval brochet, si li laschet la resne. Si vait ferir Escremiz de Valterne : L'escut de l' col li freint e escantelet, De sun osberc li rumpit la ventaille ; Si l' fiert el' piz entre les dous furcheles, 1295 Pleine sa hanste l'abat mort de la sele. Après, li dist : << Turnet estes à perdre. >> Aoi. CV E Otes fiert un païen, Estorgant, Sur sun escut, en la pene devant, Que tut li trenchet le vermeill e le blanc ; 1300 De son osberc li ad rumput les pans, El' cors li met sun bon espiet trenchant. Oue mort l'abat de sun cheval curant. Après, li dist : << Ja n'i avrez guarant. >> Aoi. De là ces mots : bucle de cristal ou bucle d'or mier. Cf. bucle orée, etc. 1284. Les dubles. Il est difficile de savoir s'il s'agit ici de doubles mailles, LA CHANSON DE ROLAND 119 CIII Anséis laisse aller son cheval Et va frapper Turgis de Tortosa. Au-dessous de la boucle dorée il brise l'écu, Rompt la double étoffe qui est au-dessous du haubert, Lui plante au corps le fer de sa bonne lance. Et le frappe d'un si bon coup que tout le fer le traverse. A pleine lance il le renverse mort : << C'est le coup d'un brave, >> s'écrie Roland. CIV Engelier, le Gascon de Bordeaux, Pique des deux son cheval, lui lâche les rênes, Et va frapper Escremis de Valtierra. Il met en pièces l'écu que le païen porte au cou, Lui déchire la ventaille du haubert, Le frappe en pleine poitrine entre les deux épaules Et, à pleine lance, l'abat mort de sa selle. << Vous êtes tous perdus, >> s'écrie- 1- il. CV Othon va frapper un païen, Estorgant, Tout au-devant de l'écu, sur le cuir : Il en enlève les couleurs rouge et blanche ; Puis déchire les pans du haubert, Lui plante au corps son bon épieu tranchant, Et l'abat mort de son cheval courant : << Rien, dit-il alors, rien ne vous sauvera. >> ou de cette étoffe qui, sans doute, ser- vait encore de doublure au haubert. Nous penchons pour ce dernier sens, Cf. le v. 995. 120 LA CHANSON DE ROLAND CVI E Berengiers il fiert Estramariz, 1305 L'escut li freinst, l'osberc li descunflst. Sun fort espiet par mi le cors li mist, Que mort l'abat entre mil Sarrazins. Des duze pers li dis en sunt ocis : Ne mès que dous nen i ad remés vifs : 1310 Ço est Chernubles e li quens Margariz. Aoi. CVII Margariz est mult vaillant chevaliers, E belz e forz e isnels e legiers ; Le cbeval brochet, vait ferir Olivier, L'escut li freint suz la bucle d'or mier, 1315 Lez le costet li cunduist sun espiet, Deus le guarit, qu'el' cors ne l' ad tuchiet : La hanste fruisset, mie n'en abatiet. Ultre s'en vait qu'il n'i ad desturbier, Sunet sun graisle pur les soens ralier. Aoi. CVIIl 1320 La bataille est merveilluse e cumune. Li quens Rollanz mie ne s'asoüret, Fiert de l' espiet tant cum hanste li duret, A quinze colps l'ad il fraite e perdue : Trait Durendal, sa bone espée nue. 1325 Sun cheval brochet, si vait ferir Chernublo L'hellme li freint ù li carbuncle luisent, Trenchet la coife e la cheveleure, Si li trenchat les oilz e la faiture, Le blanc osberc dunt la maile est menue 1326. L'helme ù li carbuncle luisent. Le heaume, comme nous l'avons dit, est en forme de cône ; il est bordé d'un cercle, d'une bande de métal qui est orne- mentée. Et il est souvent renforcé dans toute sa hauteur par quatre antres ban- LA CHANSON DE ROLAND 121 CVI Bérengier frappe Estramarin, Brise l'écu, met le haubert en morceaux. Lui plante au corps son bon épieu tranchant. Et l'abat mort entre mille Sarrasins. Des douze pairs païens, dix sont déjà tués ; Il n'en reste plus que deux vivants : Chernuble et le comte Margaris. CVII Margaris est un très-vaillant chevalier. Beau, fort, léger, rapide ; Il pique des deux son cheval et va frapper Olivier. Au-dessous de la boucle d'or pur, il brise l'écu, Et lui porte un coup de lance le long des côtes. Dieu préserve Olivier, si bien que le coup ne le touche pas ; La lance effleura sa chair, mais n'en enleva point. Margaris alors va plus loin sans qu'aucun obstacle l'arrête. Et sonne de son cor pour rallier les siens. CVIII La bataille est merveilleuse, la bataille est une mêlée : Le comte Boland ne craint pas de s'exposer. Il frappe de la lance tant que le bois en dure ; Mais la voilà bientôt brisée par quinze coups, brisée, perdue. Alors Roland tire Durendal, sa bonne épée nue, Éperonne son cheval et va frapper Chernuble. Il met en pièces le heaume du païen où les escarboucles étincellent, Lui coupe en deux la tête et la chevelure. Lui tranche les yeux et le visage, Le blanc haubert aux mailles si fines des de métal, également ornementées, lesquelles viennent aboutir et se croiser à son sommet. C'est sur ces bandes et sur le cercle que l'on plaçait des pierres précieuses ou de la verroterie. Voy. De- may, Le Costume de guerre, p. 132. 122 LA CHANSON DE ROLAND 1330 E tut le cors tresqu'en la furchelire, Enz en la sele ki est à or batue. El' cheval est l'espée aresteüe : Trenchet l'eschine, une n'i out quis juinture, Tut abat mort el' prêt sur l'herbe drue. 1335 Après, li dist : << Culverz, mar i moüstes ; << De Mahummet ja n'i avrez aiüe. << Par tel glutun n'ierl bataille hoi vencue. >> Aoi. CIX Li quens Rollanz par mi le camp chevalchet, Tient Durendal ki bien trenchet e bien taillet, 1340 Des Sarrazins lur fait mult grant damage. Ki lui veïst l'un jeter mort sur l' altre, Le sanc tut cler gésir par cele place ! Sanglent en ad e l'osberc e la brace, Sun bon cheval le col e les espalles. 1345 E Oliviers de ferir ne se target. Li duze Per n'en deivent aveir blasme, E li François i fièrent e si caplent. Moerent païen e alquant en i pasment. Dist l'Arcevesques : << Bien ait nostre barnage ! >> 1350 Munjoie escriet, ço est l'enseigne Carle. Aoi. CX E Oliviers chevalchet par l'estur. Sa hanste est fraite, n'en ad que un trunçun ; E vait frir un païen, Malsarun. L'escut li freint k' est ad or e à flurs, 1355 Fors de la teste li met les oilz ambsdous, E la cervele li chict as piez desuz : Mort le tresturnet od tut set cenz des lur. 1331. La sele ... La selle comprend à cette époque : 1° des arçonnières. 2° des quartiers coupes carrément et enrichis de broderies quadrillées. 3° Deux sangles, distantes l'une de l'autre. 4° Un poitrail formé d'une LA CHANSON DE ROLAND 123 Tout le corps jusqu'à l'enfourchure Et jusque sur la selle, qui est couverte de lames d'or. L'épée entre dans le corps du cheval, Lui tranche l'échiné sans chercher le joint. Et sur l'herbe drue abat morts le cheval et le cavalier : << Misérable, lui dit-il ensuite, tu fus mal inspiré de venir ici ; << Ton Mahomet ne te viendra point en aide, << Et ce n'est pas par un tel glouton que cette victoire sera gagnée ! >> CIX Au milieu du champ de bataille chevauche le comte Roland, Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille, Et qui fait grande tuerie des Sarrasins. Ah ! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort, Et le sang tout clair inondant le sol ! Roland est rouge de sang ; rouge est son haubert, rouges sont ses bras, Rouges sont les épaules et le cou de son cheval. Pour Olivier, il ne se met pas en retard de frapper. Les douze Pairs aussi ne méritent aucun blâme ; Tous les Français frappent, tous les Français massacrent. Et les païens de mourir ou de se pâmer : << Vivent nos barons ! dit alors l'Archevêque : << Montjoie ! crie-t-il, Montjoie ! >> C'est le cri de Charles. CX Parmi la bataille chevauche Olivier ; Le bois de sa lance est brisé, il n'en a plus qu'un tronçon au poing. Alors il va frapper un païen, du nom de Malseron, II lui brise l'écu, qui est couvert de fleurs et d'or. Il lui jette les deux yeux hors de la tète, Et la cervelle du païen lui tombe aux pieds. Bref, il le renverse mort avec sept cents de sa race. bande de cuir à franges. 5° Des étriers arrondis et surbaissés, lesquels sont suspendus par des étrivières tantôt de cuir, tantôt de chaînette. 6° Une cou- verture carrée. Voy. Demay, Le Cos- tume de guerre, p. 163. 124 LA CHANSON DE ROLAND Pois, ad ocis Turgin e Estorgus ; La hanste esclicet e briset jusqu'as puignz. 1360 Ço dis ! Rollanz : << Cumpainz, que faites vus ? << En tel bataille n'ai cure de bastun ; << Fers e aciers i deit aveir valur. << U est T espée ki Halteclere ad num ? << D'or est li helz e de cristal li punz. 1365 << - Ne la pois traire, Oliviers li respunt, << Kar de ferir ai jo si grant bosuign. >> Aoi. CXI Danz Oliviers trait ad sa bone espée Que sis cumpainz li ad tant demandée, E il li ad cum chevaliers mustrée. 1370 Fiert un païen, Justin de Val-Ferrée ; Tute la teste li ad par mi sevrée, Trenchet le cors e la brunie safrée, La bone sele ki ad or est gemmée, E à l' cheval ad l'eschine trenchiée : 1375 Tut abat mort devant lui en la prée. Ço dist Rollanz : << Or vus receif jo frere. << Pur itels colps nus aimet l' Emperere. >> De tutes parz est Munjoie escriée. Aoi. CXII Li quens Gerins siet el' cheval Sorel, 1380 E sis cumpainz Geriers en Passe-Cerf ; Laschent lur resnes, brochent ambdui ad ait E vunt ferir un païen, Timozel, L'uns en l'escut e li altre en l'osberc ; 1368. U est l'espèe ki Halteclere ad num. L'épée Hauteclaire est, d'après plusieurs de nos vieux poëmes, l'oeuvre du forgeron Veland ; d'après quelques autres, de Munificant. L'auteur de Gi- rars de Viane nous raconte tout au long l'histoire de cette fameuse épée : << Elle appartenait autrefois à l'empereur de Rome Closamont, qui la perdit dans un bois. Des faucheurs la retrouvèrent et l'apportèrent au pape. Pépin s'en empara, lorsqu'il vint à Rome ; puis Il la donna au duc Beuves, qui la vendit à un Juif. Et c'est ce Juif qui LA CHANSON DE ROLAND 125 Puis il a tué Turgin et Estorgous ; Mais cette fois il brise et met en éclats sa lance jusqu'à son poing : << Que faites-vous, compagnon ? lui crie Roland, << Ce n'est pas un bâton qu'il faut en telle bataille, << Mais il n'y a de bon que le fer et l'acier. << Où donc est votre épée qui s'appelle Hauteclaire ? << Sa garde est d'or, et son pommeau de cristal. << - Je n'ai pas le temps de la tirer, répond Olivier ; << Je suis trop occupé à frapper ! >> CXI Mon seigneur Olivier a tiré sa bonne épée, Que lui a tant demandée son compagnon Roland, Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée. Il en frappe un païen, Justin de Val-Ferrée, Lui coupe en deux morceaux la tête, Lui tranche le corps et le haubert brodé, Avec la bonne selle perlée d'or. Il tranche aussi l'échiné du destrier, Et abat mort sur le pré le cheval avec le cavalier : << Ah ! désormais, s'écrie Roland, je vous regarde comme un << frère. << Voilà bien les coups qui nous font aimer de l'Empereur. >> Et de toutes parts on entend crier : << Montjoie ! >> CXII # Voici sur son cheval Sorel le comte Gérin, Et son compagnon Gérier sur Passe-Cerf. Ils leur lâchent les rênes, et d'éperonner vivement. Tous deux vont frapper le païen Timozel : L'un l'atteint à l'écu, l'autre au haubert. la céda à Olivier, au moment même où il allait engager, sous les murs de Viane, son grand duel avec Roland. >> Cf. la note de Génin, à la p. 390 de son édition de la Chanson de Ro- land. 1370. Sorel. Nous avons fait de << Sorel >> le nom d'un cheval, ce qui nous semble justifié par le vers suivant : le manu- scrit de Lyon donne Morel. Cf. les noms donnés par nos épiques aux chevaux de nos autres héros : le cheval d'Ogier s'ap- pelle Broiefort ; celui de Renaud de Montauban, Bayard ; celui de Guillaume 126 LA CHANSON DE ROLAND Lur dous espiez enz el' cors li uni frait, 1385 Morl le tresturnent très en mi un guaret. Ne l' oï dire ne jo mie ne l'sai Li quels d'els dous en fut li plus isnels ... Esperveris i fut, li filz Borel : Icel ocist Engeliers de Burdel. 1390 E l'Arcevesques lur ocist Siglorel, L'encanteür ki ja fut en enfer ; Par artimage l'i cunduist Jupiter. Ço dist Turpins : << Icist nus iert forfaiz. >> Respunt Rollanz : << Vencuz est li culverz. 1395 << Oliviers frère, itel colp me sunt bel. << CXIII La bataille est adurée endementres : Franc e païen merveillus colps i rendent : Fièrent li un, li allre se défendent. Tante hanste i ad e fraite e sanglente, 1400 Tant gunfanun rumput e tante enseigne ! Tant bon Franceis i perdent lur juvente ! Ne reverrunt lur mères ne lur femmes, Ne cels de France ki as porz les atendent. Carles li magnes en pluret, si s' dementet. 1405 De ço qui calt ? N'en avrunt succurance. Malvais servise le jur lur rendit Guenes Qu'en Sarraguce sa maisniée alat vendre. Pois, en perdit e sa vie e ses membres, El' plait ad Ais en fut jugiez à pendre : 1410 De ses parenz ensembl'od lui tel trente Ki de murir n'en ourent espairnance. Aoi. CXIV ? Reis Almaris, ocl la sue cumpaigne, Par un destreit merveillus e estrange, d'Orange, Baucent, etc. etc. Déjà nous connaissons Tencendur et Veillantif ... 1408. Pois en perdit. Cette annonce prophétique du dénoûement de la LA CHANSON DE ROLAND 127 Ils lui brisent leurs deux lances dans le corps Et l'abattent roide mort au milieu d'un guéret. Je ne sais point, je n'ai jamais entendu dire Lequel des deux fut alors le plus rapide ... Espreveris était là, le fils de Borel : Il meurt de la main d'Engelier de Bordeaux. Puis l'Archevêque tue Siglorel, Cet enchanteur qui avait déjà été dans l'enfer, Où Jupiter l'avait conduit par maléfice : << Nous en voilà délivrés, >> dit Turpin. << Le misérable est vaincu, répond Roland. << Frère Olivier, ce sont là les coups que j'aime. >> CXIII La bataille cependant est devenue très-rude : Français et païens y échangent de beaux coups. Les uns attaquent, les autres se défendent. Que de lances brisées et rouges de sang ! Que de gonfanons et d'enseignes en pièce ! Et que de bons Français perdent là leur jeunesse ! Ils ne reverront plus leurs mères ni leurs femmes, Ni ceux de France qui les attendent là-bas, aux défilés. Charles le Grand en pleure et se lamente : Hélas ! à quoi bon ? Ils n'en recevront point de secours. Ganelon leur rendit un mauvais service, Le jour qu'il alla dans Saragosse faire marché de sa propre maison. Mais, depuis lors, il en a perdu les membres et la vie : Plus tard, à Aix, on le condamna à être écartelé. Et, avec lui, trente de ses parents Auxquels on ne fit pas grâce de la mort. CXIV Le roi Almaris avec son corps d'armée, Par un étroit et merveilleux passage, chanson est assez fréquente dans nos poëmes. Elle est profondément épique. 1411. Lacune comblée. V. la note du v. 318. 128 LA CHANSON DE ROLAND Vait à Gualtier ki guardet la muntaigne E les destreiz devers les porz d'Espaigne : << Guenes li fel, disl Gualtiers li catanies. << De nus ad fait malt dulurus escange. >> Aoi. CXV Reis Almaris est sur le munt venuz, E de païens seisante milie od lui. Franceis assaillent par force e par vertut, Par grant irur trestuz les uni feruz, Tuz les unt morz, ocis e cunfunduz. Sur tuz les allres est Gualtiers irascuz, Trait sun espée, enbracet sun escut, As maistres rencs s'en vient les salz menuz, Ad els s'ajustet, lur fist malvais salut. Aoi. CXVI ? Si cum Gualtiers fut ad els ajustez, Païen l'assaillent envirun de tuz lez. Sis forz escuz li est fraiz e quassez, Sis blancs osbercs rumpuz e desafrez, E il meïsmes de quatre espiez naffrez. Ne l' pout suffrir, quatre feiz s'est pasmez. Voeillet o nun, s'en est de l' camp turnez. Si cum il pout ad le munt avalet. Rollant apellet : << E ! ber, si m' succurez. >> Aoi. CXVII La bataille est merveilluse e pesant. Mult bien i fiert Oliviers e Rollanz, Li Arcevesques plus de mil colps i rent. 1415 Li duze Per ne s'en targent nient E li Franceis fièrent cumunement. Moerent païen à milliers e à cenz. Ki ne s'enfuit de mort n'i ad guarant, LA CHANSON DE ROLAND 129 Va joindre Gautier qui garde la montagne Et les défilés du côté de l'Espagne. << Ah ! Ganelon le traître, dit Gautier le capitaine, << Pour notre grand malheur a fait marché de nous. >> CXV ? Le roi Almaris est venu sur la montagne ; Soixante mille païens sont avec lui Qui très-vigoureusement attaquent nos Français. En grande colère ils les ont tous frappés, Ils les ont mis en déroute, tués, massacrés. Plus que tous les autres, Gautier est en rage : Il tire son épée, serre son écu contre lui, Au petit trot s'en va devant le premier rang des païens, heur fait mauvais salât et s'aligne près d'eux. CXVI A peine Gautier s'est-il aligné près des Sarrasins Que ceux-ci l'assaillent à droite, à gauche, de toutes parts. Son fort écu est brisé en mille pièces, Son blanc haubert est rompu, et la broderie en est perdue. Lui-même, il est percé de quatre lances ; Il n'y peut plus tenir, et quatre fois se pâme. Qu'il le veuille ou non, il lui faut quitter le champ. Voilà que, de son mieux, il descend la montagne Et appelle Roland : << A mon aide, baron, à mon aide ! >> CXVII Cependant à Roncevaux la bataille est merveilleuse et pesante : Olivier et Roland y frappent de grand coeur, L'archevêque Turpin y rend des milliers de coups ; Les douze Pairs ne sont pas en retard. Tous les Français se battent et sont en pleine mêlée ; Et les païens de mourir par cent et par mille. Qui ne s'enfuit ne peut échapper à la mort : 130 LA CHANSON DE ROLAND Voeillet o nun, tut i laisset sun tens. 1420 Franceis i perdent lur meillura guarnamenz : Ne reverrunt lur pères e lur parenz, Ne Carlemagne ki as porz les atent. _______________ En France en ad mult merveillus turment : Orez i ad de tuneire e de vent. 1425 Pluie e grezilz desmesuréement. Chiéent i fuildres e menut e suvent ; E terremoete ço i ad veirement De Seint-Michiel de l' Péril jusqu'as Seinz, De Besençun tresqu'as porz de Guitsand : 1430 Non ad recet dunt li mur ne cravent. Cuntre midi ténèbres i ad granz, N'i ad clartet se li ciels nen i fent. Hum ne le veit ki mult ne s'espaent ; Dient plusur : << C' est li definemenz, 1435 << La fin de l' siècle ki nus est en présent. >> IL ne le sevent ne dient veir nient : Ç' est li granz doels pur la mort de Rollant. Aoi. CXVIII Fort sunt li seigne e li orage pesme ; En France i ad plusurs choses apertes : Cuntre midi très qu'à l'ure de vespre, La noiz i est oscure e les ténèbres ; Soleils ne lune n'i unt getet luiserne, Hum ki ço veit la vie en quiet perdre : En tel dulur or poéent il bien estre, Quant Rollanz moert ki les altres cadelet. 1428. Setiiz. Nous n'avons aucune certitude sur le véritable sens de ce mot ; mais nous sommes tenté de croire qu'il s'agit de Cologne, laquelle a été surnommée << la sainte >>, à raison de ses innombrables reliques. Cinquante mar- tyrs de la légion thébéenne y reposaient dans une basilique couverte de mosaï- ques et d'or, qui depuis une haute anti- quité portait le nom de Sancti aurei. Nous avons là-dessus un texte de Gré- goire de Tours (De gloria Martyrum, I, cap. LXII), et une Inscription du VIe siècle. Cologne, à tout le moins, LA CHANSON DE ROLAND 131 Bon gré, mal gré, tous y laissent leur vie. Mais les Français y perdent leur meilleure défense ; Ils ne reverront plus ni leurs pères ni leurs familles, Ni Charlemagne qui les attend là-bas ... _______________ Et pendant ce temps, en France, il y a une merveilleuse tourmente : Des tempêtes, du vent et du tonnerre, De la pluie et de la grêle démesurément, Des foudres qui tombent souvent et menu, Et (rien n'est plus vrai) un tremblement de terre. Depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu'aux Saints de Cologne. Depuis Besançon jusqu'au port de Wissant, Pas une maison dont les murs ne crèvent. A midi, il y a grandes ténèbres : Il ne fait clair que si le ciel se fend. Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l'épouvante. Et plusieurs disent : << C'est la fin du monde. << C'est la consommation du siècle. >> Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent : C'est le grand deuil pour la mort de Roland ! CXVIII Les prodiges sont terribles et l'orage effroyable ; En France, il y a plusieurs signes évidents : Dès l'heure de midi jusqu'à celle de vêpres. La nuit y est obscure, et les ténèbres. Ni le soleil ni la lune n'y jettent leur clarté. Tous ceux qui voient ces choses croient qu'ils vont mourir ; Mais, en vérité, on peut bien être en telle douleur, Quand celui qui conduit tous les autres, quand Roland meurt. conviendrait bien comme point extrême de la France : << Du Mont-Saint-Michel aux saints de Cologne, et de Besançon à Wissant. >> -Les mss.de Paris, de Lyon et de Cambridge nous donnent Rains. 1437. Lacune comblée. V. la note du v. 318. - Dans la Kaiser Karl Magnus's Kronike, ces prodiges sont racontés un peu différemment : << Le soleil ne donna plus aucune lumière. et il fit aussi sombre que s'i] eût été nuit. Saint Gilles dit que ce miracle arriva à cause de Roland, parce qu'il devait mourir ce jour-là. >> 132 LA CHANSON DE ROLAND Mieldre de lui ne fut uncor sur tere Par païens veintre e pur regnes cunquerre. Aoi. CXIX La bataille est e pesme e adurée ; Franceis sunt bon ki de l'espée i fièrent : N'i ad celui ne l'ait ensanglentêe. Munjoie escrient, l'enseigne renumée, Païens encalcent par taie la cuntrée. Or, païen veient que dure est la meslée. Aoi. CXX Païene gent, dolente e irascue, Laissent le camp, si se turnent en fuie : Franc les encalcent ki de les prendre unt cure. Là veïssez la plaigne si vestue, Tanz Sarrazins caeir sur l'herbe drue, Tanz blancs osbercs, tantes brunies qui luisent, Tante hanste fraite, tante enseigne rumpue. Ceste bataille unt li Franceis vencue : C'est la première ki lur esteit venue. Deus ! puis lur est si grant peine creüe ! En grant dulur en est France caüe. Aoi. CXVIII Françeis i fièrent de coer e de vigur. Païen sunt mort à milliers e à fuls, 1440 De cent milliers n'en poéent guarir dous. Dist l'Arcevecques : << Nostre hume sunt mult prud, << Suz ciel n'ad hume plus en ait de meillurs. LA CHANSON DE ROLAND 133 II n'y eut jamais sur terre un homme de plus haut prix Pour vaincre les païens et conquérir les royaumes. CXIX La bataille est formidable ; elle est horrible. Ils sont bons, nos Français, qui y frappent de l'épée, Il n'en est pas un dont l'acier ne soit tout rouge de sang. << Montjoie, >> s'écrient- ils : c'est le nom de la fameuse enseigne. Par toute la contrée ils poursuivent les Sarrasins. Ah ! les païens voient maintenant que la mélée est rude. CXX Les mécréants, la tristesse et la rage au coeur, Laissent le champ et se mettent en fuite, Poursuivis de près par les Français, qui les voudraient atteindre. Vous pourriez voir la plaine toute couverte de combattants. Tant de Sarrasins tomber sur l'herbe drue, Tant de blancs hauberts et de broignes qui étincellent, Tant de lances brisées et tant de gonfanons en lambeaux ! Cette bataille est gagnée par les Français, Mais c'est seulement une première bataille. Dieu ! comme la souffrance va s'accroître pour eux ! Combien grande est la douleur où la France est tombée. CXXI Les Français frappent rudement et de bon coeur, Et les païens de mourir par milliers, par multitudes. Sur cent mille, il n'en est pas deux qui survivent. << Nos hommes sont des braves, s'écrie l'Archevêque, << Et personne sous le ciel n'en a de meilleurs. 134 LA CHANSON DE ROLAND << Il est escrit en la geste Francur Que vassals unt li nostre empereür. >> 1445 Vunt par le camp, si requièrent les lur : Plurent des oilz de doel e de tendrur Pur lur parenz par coer e par amur. Li reis Marsilies od sa srant ost lur surt. Aoi. CXXII Li quens Rollanz s'est forment desmentez E Oliviers e tuit li duze Per ; E li Franceis copient par grant fiertet. Sarrazins unt à martirie livrez : De cenz milliers nen est uns escapez Fors Margariz : fuiant s'en est alez. Se il s'en fuit, ne fait mie à blasmer, Kar est il ore de quatre espiez naffrez. Devers Espaigne si s'est acheminez ; Al' rei Marsilie ad tuz les faiz cuntez. Aoi. CXXIII Reis Margariz sulz s'en est repairiez. Sa hanste est fraite e sis escuz perciez, Desuz la bucle nen ont que demi pied ; Ensanglentez en est sis branz d'acier E il meïsmes naffrez de quatre espiez. Deus ! quel barun se ilfust chrestiens ! Al' rei Marsilie ad les faiz nunciez, Isnelement li est caüs as piez, E si li dist : << Sire, kar chevalchiez. << Les Francs de France verrez en grant meschief. << Perdut i uni tanz chevaliers preisiez 1443. La geste Francur. C'est une de ces prétendues chroniques dont nos épiques citent volontiers le témoi- gnage. Il s'agit sans doute d'une plus LA CHANSON DE ROLAND 135 << II est écrit dans la Geste de France << Que nos empereurs ont de vaillants soldats. >> Et les voilà qui vont à travers toute la plaine et recherchent les leurs. De deuil et de tendresse leurs yeux sont tout en larmes A cause du grand amour qu'ils ont pour leurs parents. Devant eux, là, tout à l'heure, va surgir Marsile avec sa grande armée. CXXII Donc, le comte Roland est en grande douleur ; Olivier aussi, et tous les douze Pairs. Cependant les Français frappent de fiers coups : Et voilà les Sarrasins en grand martyre. Sur cent mille pas un n'échappe, Si ce n'est Margaris, qui s'enfuit. Et s'il s'enfuit, on ne doit point lui en faire de reproches : Car il est percé de quatre lances. Il s'achemine du côté de l'Espagne Et raconte tout au roi Marsile. CXXIII Le roi Margaris s'en est allé tout seul. Sa lance est brisée, son écu est percé, Et, au-dessous de la boucle, n'est plus long que d'un demi- pied. L'acier de son épée est tout rouge de sang, Et lui-même est blessé de quatre coups de lance. Dieu ! quel baron s'il était chrétien ! Il raconte tout au roi Marsile Et, soudain, tombe à ses pieds : << A cheval, Sire, à cheval, lui dit-il. << Vous allez trouver en mauvais point les Français de France, << Ils ont perdu tant de chevaliers ancienne chanson ou d'une tradition orale. 1448. Lacune comblée. V. la note du v. 318. 136 LA CHANSON DE ROLAND << E de lur gent plus de l'une meitiet. << Li remanant esi multfafiebliez, << E nen unt armes dunt se poissent aidier. << Bon sunt à veintre, Sire, par veir saciez. >> Marsilies l'ot, si en fut curuciez E vers Franceis sempres ad chevalchiet. Aoi. CXXIV Marsilies vient par mi une valée 1450 Od sa grant ost que il out asemblée. Ses vint eschieles ad li reis anumbrées. Luisent cil helme as pierres d'or gemmées E cil escut e ces brunies safrées. Set milie graisle i sunent la menée : 1455 Grant est la noise par tute la cuntrée. Ço dist Rollanz : << Olivier, cumpainz, frere, << Guenes li fel ad nostre mort jurée ; << La traïsun ne poet estre celée. << Mult grant venjance en prendrai TEmperere. 1460 << Bataille avrum e forte e adurée : << Unkes mais hum tel ne vit ajustée. << Jo i ferrai de Durendal m'espée, << E vus, cumpainz, ferez de Halteclere. << Ja en tanz lius les avum nus portées ! 1465 << Tantes batailles en avum afinées ! << Maie cançun n'en deit estre cantée. >> Aoi. CXXV Quant Franceis veient que païens i a tanz, De tutes parz en sont ouvert li camp, Suvent recleiment Olivier e Rollant, 1470 Les duze Pers, qu'il lur seient guarant. E l'Arcevesques lur dist de sun semblant : << Seignurs baruns, n'en allez mespensant, << Pur Deu vus pri que ne seiez fuiant, << Que nuls prozdum malvaisement n'en cant ? LA CHANSON DE ROLAND 137 << Plus de la moitié de leur armée est morte ; << Le reste est bien affaibli << Et, pour se défendre, n'a plus d'armes. << En vérité, ce sont gens bons à vaincre ! >> Marsile l'entend, en grande rage, Et, sur-le-champ, vers les Français chevauche. CXXIV Par le milieu d'une vallée s'avance le roi Marsile, Avec la grande armée qu'il a réunie Et divisée en vingt colonnes. Au soleil reluisent les pierreries et l'or des heaumes, Et les écus et les hauberts brodés. Sept mille clairons sonnent la charge. Quel bruit dans toute la contrée ! << Olivier mon compagnon, s'écrie Roland, mon frère Olivier, << Le traître Ganelon a juré notre mort, << Et sa trahison n'est ici que trop visible. << Mais l'Empereur en tirera une formidable vengeance. << Quant à nous, nous aurons une forte et rude bataille : << Car on ne vit jamais une telle rencontre. << J'y vais frapper de mon épée Durendal ; << Vous, compagnon, vous frapperez de votre épée Hauteclaire. << Nous les avons déjà portées en tant de lieux ! << Avec elles déjà, nous avons gagné tant de victoires ! << Il ne faut pas qu'on chante sur nous de méchantes chansons. >> CXXV Quand nos Français voient qu'il y a tant de païens, Et que la campagne en est couverte de toutes parts, ls appellent à leur aide Olivier et Roland Et les douze Pairs, pour leur servir de rempart. L'Archevêque alors leur dit sa façon de penser : Pas de lâcheté, seigneurs barons. Au nom de Dieu, ne fuyez pas, Si vous ne voulez pas que les gens de coeur chantent contre << nous de mauvaises chansons. 138 LA CHANSON DE ROLAND 1475 << Asez est mielz que moerium cumbatant. << Pramis nus est, fin prendrum aïtant, << Ultre ces ! jur ne sérum plus vivant : << Mais d'une chose vus sui jo bien guarant : << Seinz pareïs vus iert abandunant, 1480 << As Innocenz vus en sciez seant. >> A icest mot si s'esbaldissent Franc : Cel n'en i ad Munjoie ne demant. Aoi. CXXVI Li reis Marsilies mult par est malvais reis ; Dit as païens : << Bien amer jo vus dei. << Li quens Rollanz ad merveillus poeir : << Ki le voelt veintre forment peiner s'en deit. << Par dous batailles n'iert-il venons, ço crei : << Se l' graantez, nus l'en liverrum treis. << Les dis eschieles justement as Franceis, << Les allres dis remeindrunt ci od mei. << Encoi perdrai Carles de son poeir : << En grant viltet verrat France caeir. >> Mandet Grandonie (c' est uns de ses fedelz), E si li dunet une enseigne d'orfrei, Que ses eschieles guiet cuntre Franceis : Il li otriet cumandrmi'nt de rei. Aoi. CXXVII Li reis Marsilies est remés sur un munt : Vait s'en Grandonies, il e si cumpaignun. A treis clous d'or fermet sun gunfanun ; A voiz escriet : << Kar chevalchiez, baruns. >> Mil graisle sunent, mult en sunt cler li sun. Dient Franceis : << Deus Père, que ferum ? << Si mar veïsmes le cunle Guenelun : 1480. Innocenz. On a aussi entendu ce mot des saints Innocents, dont la fête se célèbre le 28 décembre. Le sens est évidemment plus large, et il s'a- LA CHANSON DE ROLAND 139 << Il vaut mieux mourir en combattant. << Or, il est très-certain que nous allons mourir ; << Oui, après ce jour nous ne serons plus vivants. << Mais il est une chose dont je puis vous être garant : << C'est que le saint paradis est à vous ; << Demain vous y serez assis tout près des saints. >> A ces mots, les Francs se remettent en joie. Et tous de crier : << Montjoie ! Montjoie ! >> CXXVI C'est un très-mauvais roi que Marsile : << Je vous dois grand amour, dit-il à ses païens ; << Mais le comte Roland est d'une merveilleuse puissance, << Et ce n'est pas sans peine qu'on le vaincra : << Deux batailles n'y suffiront point. << Eh bien ! si vous y consentez, nous lui en livrerons trois. << Dix de nos colonnes vont se mettre en ligne contre les Français << Et les dix autres resteront avec moi. << Voici, voici le jour où Charles perdra de son pouvoir << Et verra tomber la France dans la honte ! >> Marsile alors mande Grandoigne, un de ses fidèles. Et lui remet son enseigne brodée d'orfroi Pour guider ses bataillons contre les Français : << Vous aurez, lui dit-il, commandement de roi. >> CXXVII Le roi Marsile est resté au haut d'une montagne, Tandis que Grandoigne, avec ses compagnons, s'en va. Son gonfanon est attaché par trois clous d'or : << Barons, s'écrie-t-il, à cheval ! >> Mille cors retentissent, mille cors au son clair, Et les Français de dire : << Dieu le Père ! que ferons-nous n ? << Ah ! maudit soit le jour où, nous vîmes Ganelon : git ici de tous les bienheureux. De là notre traduction. 1482. Lacune comblée. V. la note- du v. 318. 140 LA CHANSON DE ROLAND << Vendus nus ad par male traïsun. >> Li Arcevesques en ad dit sa raisun : << Li hume Deu, hoi recevrez grant dun ; << El' pareïs gerrez en seintes flurs, << Mais li cuard mie n' i entreront. >> Franceis respundent : << Cumunement l'avrum. >> E l'Arcevesques lur fait beneïçun. Pois, sunt muntet par fière cuntençun : Vers païens brochent, iriet cume leun. Aoi. CXXVIII Li reis Marsilics ad fait sa gent partir : Les dis eschieles od sei voelt retenir. Quant Franceis vexent les dis altres venir, En halt s'escrient : << Deus ! quel perle avrum ci ! << Li duze Per que purrunt devenir ? Or, lur respunt l'arcevesques Turpins : << Bon chevalier, de Deu estes ami ; << Encoi serez curunet e flurit, << En seintes flurs gerrez el' pareïs ; << Mais li cuard jamais n'i serunt mis. >> Franceis respundent : << Nus n'i devum faillir. << Se à Deu plaist, n'en serai cuntredit. << Nus cumbatrum cuntre noz enemis : << Ci sumes poi, mais bien prud e hardit. >> Brochent avant pur païens envaïr : Atant se meslent Franceis e Sarrazin. Aoi. CXXIX Un Sarrazin i out de Sarraguce : De la citet l'une meitiet est sue. 1485 Ç' est Climorins ; n'i out en lui produme ; Fiance prist de Guenelun le cunte, Par amistiet l'en baisât en la buche, LA CHANSON DE ROLAND 141 << C'est lui qui nous a traîtreusement vendus. >> L'Archevêque alors prend la parole : << Vous êtes les hommes de Dieu, et il va vous faire aujour- d'hui un beau présent : << C'est le paradis où vous reposerez en saintes fleurs. << Quant aux lâches, il n'y a point pour eux de place là-haut. << - Nous y entrerons tous, >> répondent les Français. Et l'Archevêque leur donne sa bénédiction. Puis, en grande rage, ils montent à cheval Et éperonnent contre les païens, furieux comme des lions. CXXVIII Le roi Marsile a divisé son armée en deux corps, Et il en garde avec lui dix bataillons. Quand les Français virent venir les dix autres : << Dieu ! s'écrient- ils, notre perte est certaine. << Que vont devenir les douze Pairs ? >> Et l'archevêque Turpin de leur répondre : << Bons chevaliers, vous êtes les amis de Dieu. << Voici le jour où vous allez être fleuris et couronnés ; << Voici le jour où vous reposerez dans les saintes fleurs du paradis. << Quant aux lâches, ils n'y entreront jamais. << - Nous ne devons pas faillir, disent les Français. << Si c'est le bon plaisir de Dieu, nous n'y contredirons pas. << Donc, nous allons nous battre contre nos ennemis. << Il est vrai que nous sommes peu ; mais hardis et preux, nous le sommes. >> Lors, ils éperonnent pour entrer parmi les fjaïens. Voici les Sarrasins et les Français aux prises. CXXIX Il y a certain païen de Saragosse Qui possède toute une moitié de la ville : Climorin n'a pas un coeur de baron. C'est lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon, Et qui par amitié l'a baisé sur la bouche ; 142 LA CHANSON DE ROLAND Si l' en dunat s'espée e s'escarbuncle. << Tere majur, ço dit, metret à hunte . 1490 << L'Empereur si toldrat la curune. >> Siet el' cheval qu'il cleimet Barbamusche, Plus est isnels qu' esperviers ne arunde : Brochet le bien, le frein li abanduney, Si vait ferir Engelier de Guascuigne ; 1495 Ne l' poet guarir sis escuz ne sa brunie : De sun espiet el' cors li met l'amure, Empeint le bien, tut le fer li mist ultre, Pleine sa hanste el' camp mort le tresturnet. Après, escriet : << Cist sont bon à cunfundre. 1500 << Ferez, païen, pur la presse derumpre. >> Dient Franceis : << Deus ! quel doel de produme ! >> Aoi. CXXX Li quens Rollanz en apelet Olivier : << Sire cumpainz, ja est morz Engeliers ; << Nus n'avium plus vaillant chevalier. >> 1505 Respunt li quens : << Deus le me duinst vengier ! Sun chval brochet des esperuns d'or mier. Tient Halteclere, sanglenz en est l'aciers : Par grant vertut vait ferir le païen, Brandist sun colp, c li Sarrazins chiet : 1510 L'anme de lui enporlent Aversier. Pois, ad ocis le duc Alphaïen. Escababi i ad le chief trenchiet, Set Arrabiz i ad deschevalciet : Cil ne sunt prud jamais pur guerreier. 1515 Ço dist Rollanz : << Mis cumpainz est iriez : << Encuntre mei fait asez à preisier. << Pur itels colps mis ad Carles plus chiers. >> A voiz escriet : << Ferez i, chevalier ! >> Aoi. 1493. Le frein. Le mors est à bran- ches longues, reliées à l'extrémité par une traverse, laquelle est munie de deux trous où s'attachent les rênes. Celles-ci LA CHANSON DE ROLAND 143 Même il a donné au traître son épée et son escarboucle. << Je veux, disait-il, couvrir de déshonneur le grand pays, << Et enlever sa couronne à Charlemagne. >> Climorin est assis sur son cheval Barbamouche. Plus rapide qu'épervier et hirondelle. Il l'éperonne, il lui lâche les rênes Et va frapper Engelier de Gascogne. Haubert, écu, rien n'y fait : Le païen lui plante au corps le fer de sa lance, Et si bien le frappe, que la pointe passe tout entière de l'autre côté. A pleine lance il le retourne à terre, roide mort : << Ces gens-là, s'écrient- ils, sont bons à vaincre : << Frappez, païens, frappez, et perçons leurs rangs. << - Quelle douleur ! disent les Français. Perdre un si vaillant << homme ! >> CXXX Alors le comte Roland interpelle Olivier : << Sire compagnon, lui dit-il, voici déjà Engelier mort. << Nous n'avions pas de plus brave chevalier. << - Que Dieu m'accorde de le venger, >> répond Olivier. Il pique son cheval de ses éperons d'or pur ; Dans ses mains est Hauteclaire, dont l'acier est rouge de sang. Il court frapper le païen de toute sa force ; Il brandit son coup : le Sarrasin tombe, Et les démons emportent son âme. Puis, il a tué le duc Alphaïen. Tranché la tête d'Escababi, Et désarçonné sept Arabes Qui plus jamais ne pourront guerroyer. << Mon compagnon est en colère, dit Roland, << Et conquiert grand honneur à mes côtés : << Voilà les coups qui nous font aimer de Charles ! << Frappez, chevaliers, frappez encore. >> en cuir ou en chaînette, se terminent par un anneau de fer ou par un noeud. (V. notre figure de la p. 44, et Demay. Le Costume de guerre, p. 161.) 144 LA CHANSON DE ROLAND CXXXI D'altre part est uns païens, Valdabruns. 1520 Icil levât le rei Marsiliun : Sire est par mer de quatre cenz drodmunz ; N'i ad eschipre ki s' cleimt se par lui nun. Jérusalem prist ja par traïsun, Si violat le temple Salemun, 1525 Le patriarche ocist devant les funz. Cil out fiance de l'cunte Guenelun : Il li dunat s'espée e mil manguns. Siet el' cheval qu'il cleimet Gramimund : Plus est isnels que nen est uns falcun ; 1530 Brochet le bien des aguz esperuns, Si vait ferir le riche duc Sansun, L'escut li freint e l'osberc li derumpt, El' cors li met les pans de l' gunfanun, Pleine sa hanste l'abat mort des arçuns : 1535 << Ferez, païen, kar très bien les veintrum. Dient Franceis : << Deus ! quel doel de barun ! Aoi. CXXXII Li quens Rollanz, quant il voit Sansun mort, Poez saveir que mult grant doel en out. Sun cheval brochet, si li curt ad esforz ; 1540 Tient Durendal ki plus valt que fin or ; Vait le ferir li ber quanque il pout Desur sun helme ki gemmez fut ad or, Trenchet la teste e la brunie e le cors, La bone sele ki est gemmée ad or, 1545 E à l' cheval parfundement le dos : 1523. Jérusalem prist. En 1012, le calife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusa- lem et fit crever les yeux an pa- triarche Jérémie. Le retentissement de ces crimes dut être grand en Europe, et ils ont peut-être inspiré l'auteur de notre Roland ou un de ses devanciers. Cf. ce que nous avons dit de Geoffroi d'Anjou (v. 106) et de Richard de Nor- LA CHANSON DE ROLAND 145 CXXXl D'autre part est le païen Valdabrun, Qui, pour la chevalerie, fut le parrain du roi Marsile. Il y a sur la mer quatre cents vaisseaux à lui. Pas de marinier qui ne se réclame de lui. C'est ce Valdabrun qui jadis prit Jérusalem par trahison ; C'est lui qui viola le temple de Salomon Et qui devant les fonts égorgea le patriarche. C'est encore lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon Et qui a donné à ce traître son épée avec mille mangons. Le cheval qu'il monte s'appelle Gramimond : Un faucon est moins rapide. Il le pique de ses éperons aigus, Et va frapper le riche duc Samson. Il met en pièces l'écu du Français, rompt les mailles du haubert, Lui fait entrer dans le corps les pans de son gonfanon, Et, à pleine lance, l'abat mort des arçons : << Frappez, païens, nous les vaincrons. >> Et les Français : << Dieu ! s'écrient-ils, quel baron nous venons de perdre ! >> CXXXII Quand le comte Roland vit Samson mort, Vous pouvez bien penser qu'il ressentit une immense douleur. Il éperonne son cheval et, de toute sa force, prend son élan. Dans son poing est Durendal, qui vaut plus que l'or fin, Le baron va donner à Valdabrun le plus rude coup qu'il peut Sur le heaume gemmé d'or. Il lui tranche la tête, le haubert, le corps, La selle incrustée d'or, Et jusqu'au dos du cheval, très-profondément. mandie (v. 171), lesquels sont morts tous deux à la fin du Xe siècle, et qui jouent un rôle si important dans notre poëme. Ces diverses traditions, qui remontent aux premiers Capétiens, sont venues se joindre, dans notre action épique, à des traditions évi- demment carlovingiennes, comme celles du désastre même de Roncevaux et de la mort de Roland. 146 LA CHANSON DE ROLAND Amubur ocit, ki que l' blasmt ne le lot. Dient païen : Cist colps nus est mult forz. >> Respunt Rollanz : << Ne pois amer les voz. << Devers vus est li orgoilz e li torz. >> Aoi. CXXXIII 1550 D'Affrike i ad un Affrican venut : Ç' est Malquiant, le filz à l' rei Malcud ; Si guarnement sunt tuit à or batut, Cuntre le ciel sur tuz les altres luist. Siet el' cheval qu'il cleimet Salt-Perdut, 1555 Beste nen est ki poisset curre à lui. Il vait ferir Anseïs en l'escul, Tut li trenchal le vermeill e l'azur, De son osberc li ad les pans rumput, El' cors li met e le fer e le fust. 1560 Morz est li quens, de sun tons n'i ad plus. Dient Franceis : << Barun, tant mare fus ! >> Aoi. CXXXIV Par le camp vait Turpins li arcevesques ; Tels curunez ne cantat unkes messe Ki de sun cors feïst tantes proeces. 1565 Itist à l' païen : << Deus tut mal te tramettet ! << Tel as ocis dunt à l' coer me regrette. >> Sun bon cheval i ad fait esdemetre, Si l' ad ferut sur l'escut de Tulete, Que mort l'abat desur cele herbe verte. Aoi. CXXXV 1570 De l'altre part est uns païens, Grandonies, Filz Capuel, le rei de Capadoce. LA CHANSON DE ROLAND 147 Bref (qu'on le blâme ou qu'on le loue), il les tue tous les deux << Quel coup terrible pour nous ! s'écrient les païens : << - Non, s'écrie Roland, je ne saurais aimer les vôtres ; << C'est de votre côté qu'est l'orgueil, et non le droit., CXXXIII Il y a là un Africain venu d'Afrique : C'est Malquiant, le fils au roi Malquid. Ses armes sont toutes couvertes de feuilles d'or ; Et, plus que tous les autres, il flamboie au soleil. Il monte un cheval qu'il appelle Saut-Perdu : Pas de bête qui puisse vaincre Saut-Perdu à la course. Malquiant va frapper Anséis au milieu de l'écu, Dont il efface le vermeil et l'azur ; Puis il met en pièces les pans du haubert, Et lui plonge au corps le fer et le bois de sa lance. Anseis meurt ; il a fini son temps, Et les Français : << Baron, disent-ils, quel malheur ! >> CXXXIV Par tout le champ de bataille va et vient Turpin l'archevêque ; Jamais tel prêtre ne chanta messe Et ne fit telles prouesses de son corps : << Que Dieu te maudisse ! crie-t-il au païen : << Celui que mon coeur regrette, c'est toi qui l'as tué. >> Alors Turpin donne l'élan à son cheval, Et frappe Malquiant sur l'écu de Tolède : Sur l'herbe verte il l'abat roide mort. CXXXV D'autre part est Grandoigne, un païen, Fils de Capeuil, roi de Cappadoce. 148 LA CHANSON DE ROLAND Siet el'cheval que il cleimet Marmorie, Plus est isnels que n'est oisels ki volet ; Laschet la resne, des esperuns le brochet, 1575 Si vait ferir Gerin par sa grant force, L'escut vermeill li freint, de l' col li portet, Tute sa brunie aprof li ad desclose, El' cors li met tute l'enseigne bloie Que mort l'abat en une halte roche. 1580 Sun cumpaignun Gerier ocit uncore E Berengier e Gui de Seint-Antonie ; Pois, vait ferir un riche duc, Austorie, Ki tint Valence e l'honur sur le Rosne, Il l'abat mort ; païen en unt grant joie. 1585 Dient François : << Mult dechëent li nostre. >> Aoi. CXXXVI Li quens Rollanz tint s'espée sanglente : Bien ad oït que Franceis se desmentent, Si grant doel ad que par mi quiet fendre ; Dist à l' païen : << Deus tut mal te cunsentet ! 1590 << Tel as ocis que mult chier te quid vendre. >> Sun cheval brochet, ki de curre cuntencet. Ki que l' cumpert, venut en sunt ensemble. Aoi. CXXXVII Grandonies fut e prozdum e vaillant E vertuus e vassals cumbatant ; 1595 En mi sa veie ad encuntret Rollant. Enceis ne l' vit, si l' conut veirement A l' fier visage e à l' cors qu'il out gent, E à l' reguart e à l' cuntenement. Ne poet muer qu'il ne s'en espaent : 1600 Fuïr s'en voelt, mais ne li vait nient. Li quens le fiert tant vertuusement, LA CHANSON DE ROLAND 149 Il a donné à son cheval le nom de Marmoire : L'oiseau qui vole est moins rapide. Grandoigne lui lâche les rênes, l'éperonne, Et va de toute sa force heurter Gérin ; L'écu du Français est mis en pièces et tombe de son cou : Son haubert est déchiré, Et tout le gonfanon du païen lui entre dans le corps ; Il tombe mort sur un rocher élevé. Grandoigne ensuite tue Gérier, le compagnon de Gérin ; Il tue Bérengier, il tue Guyon de Saint-Antoine ; Puis il va frapper Austoire, un riche duc Qui tient sur le Rhône la seigneurie de Valence. Il l'abat mort, et les païens d'entrer en grande joie, Et les Français de s'écrier : << Comme les nôtres meurent ! >> CXXXVI Le comte Roland tient au poing son épée rouge de sang. Il a entendu les sanglots des Français : Si grande est sa douleur que son coeur est prêt à se fendre. << Que Dieu, s'écrie-t-il, t'accable de tous maux ; << Celui que tu viens de tuer, je te le ferai payer chèrement. >> Là- dessus il éperonne son cheval, qui prend son élan. Quel que doive être le vaincu, voici Grandoigne et Roland en présence. CXXXVII Grandoigne était un homme sage et vaillant, Intrépide et sans peur à la bataille. Sur son chemin il rencontre Roland : Jamais il ne l'avait vu, et cependant il le reconnaît sûrement, Rien qu'à son fier visage et à la beauté de son corps, Rien qu'à sa contenance et à son regard. Le païen ne peut s'empêcher d'en être épouvanté : Il veut fuir : impossible ! Roland le frappe d'un coup si vigoureux 150 LA CHANSON DE ROLAND Tresqu' à l'nasel tut le helme li fent, Trenchet le nés e la bûche c les denz, Trestut le cors e l'osberc jazerenc, 1605 De l' orie sele les dous alves d'argent E à l' cheval le dos parfundement : Ambur ocist seinz nul rccocurement. E cil d'Espaigne s'en cleiment tuit dolent. Dient Français : << Bien fiert nostre guarant. Aoi. CXXXVIII 1610 La bataille est mcrveilluse e hastive, Franceis i fièrent par vigur e par ire : Trenchent cez puignz, cez costez, cez eschines. Cez vestemenz entresque as cars vives ; Sur l'herbe verte li clers sancs s'en afilet. 1615 Dient païen : << Nus ne l' suffrirum mie. << Tere majur, Mahummet te maldiet ! << Sur tute gent est la tue hardie. >> Cel n'en i ad ki ne criet : << Marsilie ! << Chevalche, reis, bosuign avum d'aïe. >> Aoi. CXXXIX 1620 La bataille este merveilluse e grant, Franceis i fièrent des ospiez brunissanz. Là veïssez si grant dulur de gent, 1602. Nasel. C'est la partie du heaume des- tinée à protéger le nez. V. l'Éclaircisse- ment III, sur le cos- tume de guerre. == Voici, d'après le sceau de Matthieu III, comte de Beaumont-sur-Oise, en 1177, un exemple de l'effet produit par le nasel : [fig. p208.jpg] 1604. Jazerenc. Le jaseran ou Jaseron, c'est, encore aujour- d'hui, de la maille ou de la chaînette. Un osberc jazerenc est donc << un haubert à mail- les >>, et notre poëte oppose sans doute cette armure perfectionnée à l'ancienne brunie de cuir. LA CHANSON DE ROLAND 151 Qu'il lui fend le heaume jusqu'au nasal. Il coupe en deux le nez, la bouche, les dents ; Il coupe en deux tout le corps et le haubert à mailles ; Il coupe en deux les auves d'argent de la selle d'or ; Il coupe en deux très-profondément le dos du cheval : Bref, il les tue tous deux sans remède. Et ceux d'Espagne de pousser des cris de douleur. Et les Français : << Notre capitaine, disent-ils, frappe de bons << coups. >> CXXXVIII Merveilleuse est la bataille : c'est un tourbillon. Les Francs y frappent vigoureusement, et, pleins de rage, Tranchent les poings, les côtes, les échines, Et les vêtements jusqu'aux chairs vives. Le sang clair coule en ruisseaux sur l'herbe verte : << Nous n'y pouvons tenir, s'écrient les païens. << grand pays, que Mahomet te maudisse ! << Ton peuple est le plus hardi des peuples. >> Pas un Sarrasin qui ne s'écrie : << Marsile, Marsile ! << Chevauche, ô roi : nous avons besoin d'aide. >> CXXXIX Merveilleuse, immense est la bataille. De leurs lances d'acier bruni, les Français donnent de bons coups. C'est là que l'on pourrait assister à grande douleur 1605. Alves. Les auves sont les côtés de la selle, bien distincts des arçons. (V. les notes des v. 1229 et 1331.) On lit dans Flore et Blanche- fleur : Séle ot de mult riche façon ; - Les aubes sont d'autre manière, etc. 1621. Brunissanz ... : << Fer bruni, c'est-à-dire, recevant par le poli une teinte brillante et brune à la fois : de là brunisseur et brunisseresse. Les cottes de mailles, qui ne pouvaient se brunir, se roulaient dans les étoffes. >> M. Léon de Laborde cite d'Etienne Boileau ce passage précieux : << Quiconques est fer- maillers de laton, et il fait oevre qui ne soit brunie que d'une part, si corne de fermoirs rons, celé oevre n'est mie suffisans. >> Etienne Boileau ajoute ail- leurs : << Que nuls ne puisse vielles oevres reparer ne brunir. >> Et, dans Perceforest, on parle d'une épée << plus clere et plus loysante que s'elle venoit des mains du brunisseur >>. (Notice des émaux, 1853, II, 177.) 152 LA CHANSON DE ROLAND Tant hume mort e naffret e sanglent ! L'uns gist sur l'altre e envers e adenz. 1625 Li Sarrazin ne l' poeent suffrir tant : Voelent o nun, si guerpissent le camp ; Par vive force les encalcièrent Franc. Aoi. CXL Rollanz i fiert cume chevaliers forz. La sue gent n'uni sujurn ne repos, E li Franceis lur chevals meinent tost : Païens encalcent les troz e les galops. En sanc vermeill si vunt entresqu'à l' cors ; Lur branz d'acier i unt il fraiz e tors ; Armes n'unt mais pur defendre lur cors. Dunc lur remembret des graisles e des corns. Nen i ad un ne se facet plus forz. Païen escrient : << Mar venimes as porz : << Li granz damages en est turnez as noz. >> Laissent le camp, as noz turnent les dos. Franceis i fièrent de l'espée granz colps : Tresqu'à Marsilie vait li trains des morz. Aoi. CXLI Marsilies veit de sa gent le martirie, Si fait suner ses corns e ses buisines ; 1630 Pois, si chevalchet od sa grant ost banie. Devant chevalchet uns Sarrazins, Abismes ; Plus fel de lui n'out en sa cumpaignie ; Teches ad males o mult granz felunies. Ne creit en Dieu le filz seinte Marie. 1635 Issi est neirs cume peiz k' est démise ; 1627. Lacune comblée. V. la note- du v. 318. 1628. Marsilies, etc. La Keiser Karl Magnus's Kronike intercale ici le récit d'un songe de l'Empereur : c'est le fa- meux songe de la tempête qui se trouve LA CHANSON DE ROLAND 153 Et voir des milliers d'hommes blessés, sanglants, morts. L'un gît sur l'autre ; l'un sur le dos, et l'autre sur la face. Mais les païens n'y peuvent tenir plus longtemps ; Bon gré, mal gré, quittent le champ, Et les Français de les poursuivre de vive force, la lance au dos. CXL Les coups de Roland sont d'un rude et fort chevalier : Pour les siens, ni trêve, ni repos. Dieu ! comme les Français chevauchent rapidement ! Au trot, au galop, ils poursuivent les païens, Ils ont du sang, du sang rouge, jusqu'au milieu du corps. Leurs épées sont tordues et brisées : Pour se défendre ils n'ont plus d'armes. Ils se souviennent alors de leurs cors et de leurs clairons, Et chacun d'eux se sent plus fort. Maudit, s'écrient les païens, maudit soit le jour où nous << vînmes aux défilés, << C'est nous qui en porterons tout le dommage. >> Ils laissent le champ de bataille, ils tournent le dos aux Français, Et ceux-ci de les tailler à grands coups d'épée. La traînée des morts va jusqu'au roi Marsile. CXLI Marsile assiste au martyre de sa gent : Il fait sonner ses cors et ses trompettes : Puis, avec sa grande armée, avec tout son ban, il monte à cheval. En tète s'avance un Sarrasin nommé Abîme : Il n'en est pas de plus félon que lui ; Il est chargé de crimes, chargé de félonies. Point ne croit en Dieu, le fils de sainte Marie : Il est noir comme poix fondue ; plus loin dans notre poëme. (V. 2532.) Il se termine ainsi : << Charles dit : << J'ai << rêvé des choses étonnantes. J'ai << peur que Roland ne soit plus << en vie. >> 154 LA CHANSON DE ROLAND Plus admet il traïsun e murdrie Qu'il ne fesist trestât l'or de Galice : Unkes nuls hum ne l' vit juer ne rire ; Vasselage ad e mult grant estultie, 1640 Par ço est druz, à l'felun rei Marsilie, Sun dragun portet à quei sa gent s'alient. Li Arcevesques ne l'amerat ja mie. Cum il le vit, à ferir le desiret, Mult queiement le dit à sei meïsme : 1645 << Cil Sarrazins me semblet mult hérites. << Mielz voeill murir que jo ne l' alge ocire << Unkes n'amai cuard ne cuardie. >> Aoi. CXLII Li Arcevesques cumenect la bataille ; Siet el' cheval qu'il tolit à Grossaille : 1650 Ço ert uns reis qu' ocist en Danemarchc ; Li destriers est e curant e aates. Piez ad copiez e les gambes ad plates, Curte la quisse e la crupe bien large, Lungs les costez e l'eschine ad bien halte, 1655 Blanche la cue e la crignete jalne, Petite oreille, la teste tute falve ; Beste nen est ki encuntre lui alget. Li Arcevesques brochet par vasselage : Ne laisserat qu'Abisnie nen asaillet. 1660 Vait en l'escut le ferir à miracle : . Pierres i ad, ametistes, topazes, Esterminals e carbuncles ki ardent : Si li tramist li amiralz Galafres : En Val-Metas li dunat uns diables. 1661. Li destriers, etc. Le type du beau cheval est presque partout le même dans nos Chansons. Aux vers du Roland on peut comparer ceux de Gui de Bourgogne (XIIe siècle) : Il ot le costé blanc comme cisne de mer ; - Les jambes fors et roides, les pies plas et coupés, - La teste corte et meyre et les eus alumés, - Et petite oreillette, et mult large le nés. >> (V. 2326-2329.) D'ailleurs il n'y a pas trace dans notre poëme de cet amour profond du cheva- lier pour son cheval, qui trouve son ex- pression dans Ogier, dans Aliscans, etc. 1662. Esterminals. Le sens exact de ce mot n'est pas connu. LA CHANSON DE ROLAND 155 Il préfère la trahison et le meurtre A tout l'or de la Galice. Aucun homme ne l'a jamais vu ni plaisanter ni rire : D'ailleurs il est hardi et d'une bravoure folle : C'est ce qui le fait aimer de Marsile, Et c'est à lui qu'est confié le dragon du roi, qui sert de rallie- ment à toute l'armée. Turpin ne saurait aimer ce païen ; Dès qu'il le voit, il a soif de le frapper. Et, fort tranquillement, se dit en lui-même : << Ce Sarrasin me semble bien hérétique ; << Plutôt mourir que de ne pas aller le tuer. << Jamais je n'aimai les couards ni la couardise. >> CXLII C'est l'Archevêque qui commence la bataille : Il monte le cheval qu'il enleva jadis à Grossaille. Grossaille est un roi que Turpin tua en Danemark. Quant au cheval, il est léger et taillé pour la course : Il a les pieds fins, les jambes plates, La cuisse courte, la croupe large, Les côtés longs et l'échiné haute ; Sa queue est blanche, et sa crinière jaune ; Ses oreilles petites, et sa tête fauve. Il n'y a pas de bête qui lui soit comparable. L'Archevêque l'éperonne, et il y va de si grand coeur Ou'il ne peut manquer de se trouver face à face avec Abîme. Donc il va, d'un très-rude coup, le frapper sur son écu : Cet écu est couvert de pierres fines, d'améthystes, de topazes, De cristaux et d'escarboucles en feu ; Ce païen le tient de l'émir Galafre, Et c'est un diable qui le lui donna au Val-Métas. 1663. Galafres. Il s'agit peut-être de cet émir Galafre, qui joue un si grand rôle dans la légende de l'oncle de Roland. Galafre est, en effet, ce roi de Tolède auprès duquel dut s'enfuir le jeune Charles, persécuté par ses deux frères, Heudri et Lanfroi. C'est à sa cour que le fils légitime de Pépin se cacha longtemps, sous le nom de Mainet ; c'est la fille de Galafre enfin, c'est Galienne qui devint alors la fiancée du futur em- pereur. (V. notre Éclaircissement I, sur la légende de Charles. Cf. les En- fances Charlemagne du ms.de Venise, commt du XIIIe siècle, et le Charlemagne de Girart d'Amiens, commt du XIVe) 156 LA CHANSON DE ROLAND 1660 Turpins i fiert, ki nient ne l' espargnel : Enprès sun colp ne quid qu' un denier vaillet. Le corps li trenchet très l'un costet qu'à l'altre Que mort l'abat en une vuide place. Dient Franceis : << Ci ad grant vasselage ; 1670 << En l'Arcevesque est bien la croce salve. >> CXLIII Li quens Rollanz en apelet Olivier : << Sire cumpainz, se l'vulez otrier, << Li Arcevesques est mult bons chevaliers : << Nen ad meillur en tere desuz ciel, 1675 << Bien sel ferir e de lance e d'espiet. >> Respunt li quens : << Kar li alum aidier ! >> A icest mot l'unt Franc recumenciet ; Dur sunt li colp e li caples est griefs. Mult grant dulur i ad de chrestiens. CXLIV Li Franc de France unt lur armes perdues. Uncore i nul treis cenz espées nues : Fierent e captent sur les helmes ki luisent. Deus ! tante teste i oui par mi fendue, Tanz osbercs fraiz, tantes brunies rumpues ! Trenchent les piez, les puignz e la faiture. Dient païen : >> Franceis nus desfigurent. << Ki ne s' defent de sa vie n'ad cure. >> Dreit vers Marsilie unt leur veie tenue ; A voiz escrient : Bons reis, hoc nos aïue. E dist Marsilies, s'out sa gent entendue : << Tere majur. Mahummet te destruet ! << La tue gent la meie ad cunfundue : << Tantes citez m' ad fruités e tolues << Que Carles tient, ki la barbe ad von ne ! 1677. A icest mot, etc. << Lorsque Roland vit ses hommes tomber ainsi, il courut tout au milieu de Tarmée et frappa des deux mains. Olivier c LA CHANSON DE ROLAND 157 Turpin le heurte, point ne l'épargne. Après un tel coup, l'écu d'Abîme ne vaut plus un denier. Il lui tranche le corps de part en pari Et l'abat sur place, roide mort. Et les Français : << Voilà du courage, disent-ils. << Cet archevêque sait bien garder sa crosse. >> CXLIIl Cependant le comte Roland appelle Olivier : << Sire compagnon, ne serez-vous pas de mon avis ? << L'Archevêque est un excellent chevalier, << Et sous le ciel il n'en est pas de meilleur : << Comme il sait frapper de la lance et de l'épieu ! << - Eh bien ! répond Olivier, courons l'aider. >> A ce mot, les Français recommencent la bataille. Durs y sont les coups, et rude y est la mêlée ; Les chrétiens y souffrent grand'douleur. CXLIV Ils ont perdu leurs armes, les Francs de France, Mais ils ont encore trois cents épées nues. Sur les heaumes luisants, ils frappent et refrappent encore. Dieu ! que de têtes fendues par le milieu ! Que de hauberts en pièces ! que de broignes rompues ! Les pieds, les poings, le visage, ils coupent et tranchent tout. << Ces Français nous défigurent, s'écrient les païens, << Qui ne se défend n'a cure de sa vie. >> Et ils vont droit à Marsile : << A l'aide, à l'aide, bon roi. >> Marsile les entend, Marsile s'écrie : << O grande terre, que Mahomet te détruise, << Puisque ta race a vaincu la mienne ! << Ne nous ont-ils pas déjà enlevé assez de nos cités << Que tient aujourd'hui Charles à la barbe chenue ? fit autant. >> (Keiser Karl Magnus's Kronike.) I 1679. Lacune comblée. V. la note du v. 318. 158 LA CHANSON DE ROLAND << Rume cunquist e Puillanie trestute, << Costentinnoble e Saisunie la lunge. << Mielz voeill murir que pur Franceis m'en fuie. << Ferez, païen : que nuls ne s'asoüiret. << Se Rollanz vit, la vie avum perdue. >> CXLV Felun païen i fièrent de lur lances Sur cez escuz e cez helmes ki flambent : Fers e aciers en rent grant connsumance, Cuntre le ciel en volet fous e flambe. Sanc e cervele ki dun cveïst espandre ? Li quens Rollanz en ad doel e pesance Quant veit murir tant bon vassal catanie. Or, li remermbret de la tere de France E de sun uncle le bon roi Carlemagne. Ne l' poet suffrir, tut sun talent en canget. Aoi. CXLVI Li quens Rollanz est entrez en la presse, Ki de ferir ne finet ne ne cesset. Tient Durendal, sun espée qu'ad traite., Rumpt cez osbercs e desmailet cez helmes ; Trenchet cez cors e cez puignz e cez testes ; Tels cenz païens ad gelez morz à tère. Non i ad un vassals ne quiet estre. Aoi. CXLVII Oliviers est turnez de l'altre part ; De bien ferir li ber mult se hastat. Trait Halteclere, s'espée que portat : Fors Durendal suz ciel meillur nen ad. Li quens la tient e forment se cumbat : LA CHANSON DE ROLAND 159 << Il a conquis Rome et la Pouille : << Il a conquis Constantinople et Saxe la longue. << Ah ! plutôt mourir que de m'enfuir devant ces Français. << Que nul ne pense à sa propre sûreté : frappez. << Si Roland vit, nous mourrons. >> CXLV Les félons Sarrasins frappent grands coups de lance Sur ces écus, sur ces heaumes qui flamboient au soleil. On n'entend que le bruit du fer et de l'acier ; Les étincelles en volent jusqu'aux cieux. Que de ruisseaux de sang et de cervelles ! Roi, uni en a grand deuil au coeur De voir mourir tant de bons vassaux capitaines. Alors il se souvient de la terre de France Et de son oncle le bon roi Charlemagne ; Mais il ne peut supporter ce souvenir, et en est fort troublé en lui-même. CXLVI Il est entré dans la mêlée, le comte Roland, Et ne cesse d'y frapper de grands coups. Dans sa main est Durendal, sa bonne épée qu'il a tirée du fourreau : perce les hauberts, il brise les heaumes, Il tranche les corps, les poings, les fêles, Et jette à terre des centaines de païens Qumti tous se croyaient de bons vassaux. CXLVII De l'autre côté est Olivier Qui se hâte de bien frapper, le baron ! Il tire du fourreau Hauteclaire, son épée ; Fors Durendal, il n'en est pas de meilleure sous le ciel. En son poing le comte la tient, et vaillamment se bat. 160 LA CHANSON DE ROLAND Li saurs vermeils en volet jusqu' as braz. << Deus, dist Rollanz, cum cist est bons vassals ! << E ! gentils quens, tant pruz e tant leials, << Nostre amistiez eu cest jur finerat, << Par grant dulur hoi se departirat. << E l'Emperere, quant morz nus truverat, << En dulce France jamais tel doel n'avrat. << N'i ad Franceis pur uns ne preierat, << Enz es mustiers oraisun ru ferat. << En pareïs la nostre anme jerrat. >> Oliviers l'ot, e sun cheval brochat ; En la grant presse à Rollant s'aproismat. Dist l'uns à l'altre : << Cumpainz, traiez vus ça. << Ja l'uns sein : l'altre, se Deu plaist, n'i murrat. >> Aoi. CXLVIII 1680 Ki puis veïst Rollant e Olivier De lur espées ferir e capleier ! Li Arcevesques i fiert de sun espiet. Cels qu'il unt morz, bien les poet hum preisier : Il est escrit es cartres e es briefs, 1685 Ço dit la Geste, plus de quatre milliers. As quatre esturs lur est avenut bien ; Li quinz après lur est pesant e griefs. Tuit sunt ocis cist Franceis chevalier, Ne mais seisante que Deus ad espargniez. 1690 Einz que il moergent, si se vendrunt mult chier. Aoi. 1684. Es cartres. Dans le Keiser Karl Magnus's Kronike, c'est Turpin qui dit : << Il a été trouvé dans les vieux << livres que nous devions mourir pour _______________ LA CHANSON DE ROLAND 161 Jusqu'aux bras il a du sang runge : << Dieu, s'écrie Roland, que voilà un bon vassal ! << Eh ! noble comte, si loyal et si preux, << Voici le jour de notre amitié prendra fin. << Voici le jour de la douloureuse séparation. << L'Empereur, quand il nous verra morts, << N'aura jamais eu si grande douleur en douce France. << Pas un Français, pas un qui ne prie pour nous << Et ne fasse oraison dans les moutiers. << Quant à nos âmes, elles seront en paradis. >> Olivier l'entend, éperonne son cheval, Et, à travers la mêlée, s'envient tout près de Roland : << Compagnon, venez par ici, se disent-ils mutuellement : << S'il plaît à Dieu, nous ne mourrons pas l'un sans l'autre. CXLVIII Ah ! quel spectacle de voir Roland et Olivier . Y combattre, y frapper du fer de leurs épées ! L'Archevêque, lui, y frappe de sa lance. On peut savoir le nombre de ceux qu'ils tuèrent : Ce nombre est écrit dans les chartes, dans les brefs, Et la Geste dit qu'il y en eut quatre mille ... Aux quatre premiers chocs tout va bien pour les Français ; Mais le cinquième leur fut fatal et terrible ; Tous les chevaliers de France y sont tués. Dieu n'en a épargné que soixante ; Mais ceux-là, avant de mourir, ils se vendront cher la cause de la sainte foi. >> Quant aux chartes, elles sont imaginaires, et la Geste, comme nous l'avonsdit, n'est sans doute qu'une chanson plus ancienne. _______________ 162 LA CHANSON DE ROLAND LE COR CXLIX Li quens Rollanz des soens i veit grant perte ; Sun cumpaignun Olivier en apelet : << Bels chiers cumpainz, pur Deu que vus enhaitet, << Tanz bons vassals veez gesir par tere : 1695 << Pleindre poüm France dulce, la bele, << De tels baruns cura or remeint déserte. << E ! reis, amis, que vus ici nen estes ! << Oliviers frere, cum le purrum nus faire ? << Cum faitement li manderum nuveles ? >> 1700 Dist Oliviers : << Jo ne l' sai cument quere. << Mielz voeill murir que hunte en seit retraite. >> Aoi. CL Ço dit Rollanz : << Cornerai l'olifant ; << Si l' orrat Carles, ki est as porz passant. << Jo vus plevis, ja returnerunt Franc. >> 1705 Dist Oliviers : << Verguigne sereit grant << E reprover à trestuz voz parenz : << Iceste hunte durreit à l' lur vivant. << Quant jo l' vus dis, n'en feïstes nient, << Mais ne l' ferez par le mien loement : 1710 << Se vus cornez, n'iert mie hardement. << Ja avez vus ambsdous les braz sanglenz. >> Respunt li quens : << Colps i ai fait mult genz. >> Aoi. CLI Ço dist Rollanz : << Fort est nostre bataille ; Jo cornerai ; si l'orrat li reis Carles. >> LA CHANSON DE ROLAND 163 LE COR CXLIX Le comte Roland voit la grande perte des siens, Et parle ainsi à son compagnon Olivier : << Beau sire, cher compagnon, au nom de Dieu que je prie de vous bénir, << Voyez tous ces bons vassaux qui gisent à terre : << Certes nous pouvons plaindre douce France la belle. << Qui va demeurer veuve de tels barons. << Eh ! roi, notre ami, que n'êtes-vous ici ? << Mon frère Olivier, comment pourrons-nous faire << Pour lui mander de nos nouvelles ? << - Je n'en sais pas le moyen, répond Olivier. << Mais plutôt la mort que le déshonneur ! >> CL << - Je vais, dit Roland, sonner mon cor, << Et Charles l'entendra, qui passe aux défilés. << Les Français, je vous jure, vont retourner sur leurs pas. << - Ce serait grande honte, répond Olivier. << Tous vos parents auraient à en rougir, << Et ce déshonneur serait sur eux toute leur vie : << Lorsque je vous le conseillai, vous n'en voulûtes rien faire : << Mais ce n'est pas moi qui vous approuverai maintenant. << Sonner de votre cor, non, ce n'est pas d'un brave. << Puis, vous avez déjà vos deux bras tout sanglants. << - C'est vrai, répond Roland ; j'ai donné de fiers coups ! CLI << Notre bataille est rude, dit Roland ; << Je vais sonner du cor, et Charles l'entendra. 164 LA CHANSON DE ROLAND 1715 Dist Oliviers : << Ne sereit vasselage. << Quant jo l' vus dis, cumpainz, vus ne l' deignastes. << S'i fust li reis, n'i oüssum damage. << Cil ki là sunt n'en doivent aveir blasme. >> Dist l' Oliviers : << Par ceste meie barbe ! 1720 << Se puis veeir ma gente sorur Alde, << Vus ne jerrez jamais entre sa brace. >> Aoi. CLII Ço dist Rollanz : << Pur quei me portez ire ? >> E cil respunt : << Cumpainz, vus le feïstes ; << Kar vasselage par sens nen est folie ; 1725 << Mielz valt mesure que ne fait estultie. << Franceis sunt mort par vostre legerie : << Carles jamais de nus n'avrat servise. << Se m' creïssez, venuz i fust mis sire, << Ceste bataille oüssum faite e prise : 1730 << O pris o morz i fust li reis Marsilies. << Vostre proecce, Rollant, mar la veïsmes. << Carles li magnes de vus n'avrat aïe : << N'iert mais tels hum desques à l' Deu juïse. << Vus i murrez, e France en iert hunie. 1735 << Hoi nus défait la leial cumpaignie : << Einz le vespre iert mult grief la départie. >> Aoi. CLIII Li Arcevesques les ot cuntrarier : Le cheval brochet des esperuns d'or mier, Vint tresqu'ad els, si's prist à castier : 1740 << Sire Rollanz, e vus, sire Oliviers, << Pur Deu vus pri, ne vus cuntrariez. << Ja li corners ne vus avreit mestier, << Mais nepurquant si est il asez mielz << Vienget li reis, si nus purrat vengier ; 1745 << Ja cil d'Espaigne n'en deivent turner liet. LA CHANSON DE ROLAND 165 << - Ce ne serait pas là du courage, répond Olivier. << Quand je vous le conseillai, ami, vous ne daignâtes pas le faire. << Si J'Empereur était ici, nous n'aurions pas subi une telle perte ; << Mais ceux qui sont là-bas ne méritent aucun reproche. << - Par cette mienne barbe, dit encore Olivier, << Si je revois jamais la belle Aude, ma soeur, << Vous ne coucherez jamais entre ses bras. CLII << - Pourquoi me garder rancune ? dit Roland. << - C'est votre faute, lui répond Olivier ; << Le courage sensé n'a rien de commun avec la démence, << Et la mesure vaut mieux que la fureur. << Si tant de Français sont morts, c'est votre folie qui les a tués ; << Et voilà que maintenant nous ne pourrons plus servir l'Em- pereur. << Si vous m'aviez cru, notre seigneur serait ici ; << Nous aurions livré, nous aurions gagné cette bataille ; << Le roi Marsile eût été pris et tué. << Ah ! votre vaillance, Roland, nous sera bien funeste ; << Désormais vous ne pourrez rien faire pour Charlemagne, << L'homme le plus grand que l'on verra d'ici au jugement. << Quant à vous, vous allez mourir, et la France va tomber dans le déshonneur. << Puis c'est aujourd'hui que va finir notre loyale amitié : << Avant ce soir nous serons séparés, et bien douloureusement ! >> CLIII L'Archevêque entend leur dispute Et pique son cheval de ses éperons d'or pur ; Il vient vers eux, et se prend à les gourmander : << Sire Roland, et vous, sire Olivier, << Je vous conjure de ne point vous quereller ainsi. << Votre cor ne nous sauverait pas << Mais néanmoins il serait mieux d'en sonner. << Vienne le roi, il saura nous venger, << Et les païens ne s'en retourneront pas joyeusement. 166 LA CHANSON DE ROLAND << Nostre François i descendrunt à pied, << Truverunt nus e morz e detrenchiez, << Leverunt nus en bières sur sumiers, << Si nus plurrunt de doel e de pitiet. 1750 << Enfuirunt en aitres de mustiers, << N'en mangerunt ne lu, ne por, ne chien. >> Respunt Rollanz : << Sire, mult dites bien. >> Aoi. CLIV << - Sire Rollanz, pur ço sunez le corn. << Carles l'orrat, ki est passant as porz. << Retumerunt les merveilluses oz, << Truverunt nus e detrenchiez e morz, << E cil de France purrunt vengier les noz << Que cil d'Espaigne en bataille avrunt morz. << N'en mangerunt ne chien, ne lu, ne por. >> Respunt Rollanz : << Avez dit gentil mot. >> Aoi. CLV Rollanz ad mis l'olifant à sa buche, Empeint le bien, par grant vertut le sunet. 1755 Halt sunt li pui e la voiz est mult lunge : Granz trente liwes l'oïrent il respundre. Carles l'oït e ses cumpaignes tutes ; Ço dit li reis : << Bataille funt nostre hume. >> E li quens Guenes li respundit encuntre : 1760 << Se l' desist altre, ja semblast grant mençunge. >> Aoi. CLVI Li quens Rollanz, par peine e par ahan, Par grant dulur, sunet sun olifant : Par mi la buche en sait fors li clers sancs, 1752. Lacune comblée. V. la note du V. 318. - Roland dit : << Je veux LA CHANSON DE ROLAND 167 << Les Français de Charlemagne descendront de leurs chevaux, << Ils nous trouveront morts et coupés en pièces, << Ils nous mettront en bières à dos de cheval. << De deuil et de pitié ils seront tout en larmes ; << Puis ils nous enterreront dans les parvis des moutiers ; << Les chiens, les sangliers et les loups ne nous mangeront pas. << - Vous dites bien, >> répond Roland. CLIV ? << Sire Roland, il vous faut sonner votre cor << Pour que Charles l'entende, qui passe aux défiles. << La merveilleuse armée du roi reviendra sur ses pas. << Elle nous trouvera morts et en pièces : << Mais ceux de France vengeront les nôtres << Que les païens auront tués dans la bataille : << Ils empêcheront nos corps d'être mangés par les sangliers, les chiens et les loups. << - Voilà une bonne parole, >> dit Roland. CLV Roland a mis l'olifant à ses lèvres ; Il l'embouche bien, et le sonne d'une puissante haleine : Les puys sont hauts, et le son va bien loin. On en entendit l'écho à trente lieues. Charles et toute l'armée l'ont entendu, Et le roi dit : << Nos hommes ont bataille. >> Mais Ganelon lui répondit : << Si c'était un autre qui le dît, on le traiterait de menteur. CLVI Le comte Roland, à grand'peine, à grande angoisse Et très-douloureusement sonne son olifant. De sa bouche jaillit le sang vermeil. souffler au nom de Dieu. >> Keizer Karl Magnus Kronike. 168 LA CHANSON DE ROLAND De sun cervel li temples en est rumpant. 1765 De l' corn qu'il tient l'oïe en est mult grant ; Carles l'entent, ki est as porz passant, Naimes l'oït, si l'escultent li Franc. Ço dist li reis : << Jo oi le corn Rollant ; << Une ne l' sunast, se ne fust cumbatant. >> 1770 Guenes respunt : << Do bataille est nient. << Ja estes vus vielz e fluriz e blancs, << Par tels paroles vus resemblez enfant. << Asez savez le grant orgoill Rollant ; << Ço est merveille que Deus le soefret tant. 1775 << Ja prist il Noples seinz le vostre cumant. << Fors s'en eissirent li Sarrazin dedenz ; << Si s' cumbatirent à l' bon vassal Rollant. << Il les ocist à s'espée trenchant. << Pois, od les ewes lavat les prez de l' sanc : << Purço le fist, ne fust aparissant. 1780 << Pur un sul levre vait tut le jur cornant ; << Devant ses pairs vait il ore gabant. << Suz ciel n'ad gent ki l' osast querre en camp. << Kar hevalchiez. Pur qu' alez arestant ? Tere majur mult est loinz ça devant. >> Aoi. CLVII 1785 Li quens Rollanz ad la buche sanglente : De sun cervel rumpuz en est li temples. L'olifant sunet à dulur e à peine. Carles l'oït, e ses Franceis l'entendent. << Jo dist li reis : << Cel corn ad lunge aleine ! >> 1790 Respunt dux Naimes : << Rollanz or i fait peine. << Rataille i ad, par le mien escientre ; << Cil l'ad trait ki vus en roevet feindre. << Adubez vus, si criez vostre enseigne, << Si succurez votre maisniée gente. 1795 << Asez oez que Rollanz se dementet. >> Aoi. 1771. Ja estes vus vielz. << Le comte Ganelon dit : << Tu as beau être vieux, << tu es encore bien incrédule. >> Keiser Karl Magnus's Kronike. LA CHANSON DE ROLAND 169 De son front la tempe est rompue ; Mais de son cor le son alla si loin ! Charles l'entend, qui passe aux défilés, Naimes l'entend, les Français l'écoutent, Et le roi dit : << C'est le cor de Roland ; << Certes, il n'en sonnerait pas, s'il n'était en bataille. << - Il n'y a pas de bataille, dit Ganelon. << Vous êtes vieux, tout blanc et tout fleuri ; << Ces paroles vous font ressembler à un enfant. << D'ailleurs, vous connaissez le grand orgueil de Roland : << C'est merveille que Dieu le souffre si longtemps. << Déjà il prit Nobles sans votre ordre. << Les Sarrasins sortirent de la ville, << Et livrèrent bataille à Roland, le bon vassal ; << II les tua du tranchant de son épée ; << Ensuite il fit laver à grande eau le pré ensanglanté. << Afin qu'il n'y parût plus rien. << Pour un lièvre Roland corne toute la journée. << Avec ses pairs sans doute il est en train de rire ; << Et puis, qui oserait attaquer Roland ? Personne. << Chevauchez, Sire ; pourquoi faire halte ? << Le grand pays est très-loin devant nous. >> CLVII Le comte Roland a la bouche sanglante ; De son front la tempe est brisée. Il sonne l'olifant à grande douleur, à grande angoisse. Charles et tous les Français l'entendent, Et le roi dit : << Ce cor a longue haleine. >> << - Roland, dit Naimes, c'est Roland qui souffre là-bas. << Sur ma conscience, il y a bataille, << Et quelqu'un a trahi Roland : c'est celui qui feint avec vous. << Armez-vous, Sire ; criez votre devise << Et secourez votre noble maison : << Vous entendez assez la plainte de Roland. >> 1775. Ja prist il Noples. L'explica- tion des six vers qui suivent a été donnée plus haut. V. la note du v. 198. 170 LA CHANSON DE ROLAND CLVIII Li Emperere ad fait suner ses corns. Franceis descendent, si ailubent lur cors D'osbercs e d' belmes e d'espées ad or ; Escuz unt genz e espiez granz e forz 1800 E gunfanuns blancs e vermeilz e blois. Es destriers muntent tuit li barun de l'ost, Brochent ad ait tant cum durent li port. N'i ad celui à l'altre ne parolt : << Se veïssum Rollant, einz qu'il fust morz, 1805 << Ensembl'od lui i durrium granz colps. >> De ço qui calt ? Demuret i unt trop. Aoi. CLIX Esclargiz est li vespres e li jurz : Cuntre l' soleill reluisent cil adub, Osberc e helme i getent grant flambur, 1810 E cil escut ki bien sunt peint à flurs, E cil espiet, cil oret gunfanun Li Emperere chevalchet par irur. E li Franceis dolent e curuçus : N'i ad celui ki durement ne plurt, 1815 E de Rollant sunt en mult grant poür. _______________ Li reis fait prendre le cunte Guenelun, Si l' cumandat as cous de sa maisun. Tut le plus maistre en apelet Besgun : << Bien le me guarde, si cume tel felun 1820 << De ma maisniée ad faite traïsun. >> Cil le receit, si met cent cumpaignuns De la quisine, des mielz e des pejurs : Icil li peilent la barbe e les gernuns, Gascuns le fiert quatre colps de Sun puign ; 1825 Bien le bâtirent à fuz e à bastuns, LA CHANSON DE ROLAND 171 CLVII L'Empereur fait sonner tous ses cors ; Français descendent, et les voilà qui s'arment De heaumes, de hauberts, d'épées à pommeau d'or : Ils ont de beaux écus, de grandes et fortes lances, Des gonfanons blancs, rouges, bleus. Les barons, tous les barons du camp remontent à cheval : Ils éperonnent, et, tant que durent les défilés, Il n'en est pas un qui ne dise à l'autre : << Si nous voyions Roland avant sa mort. << Quels beaux coups nous frapperions avec lui ! >> Las ! que sert ? En retard ! trop en retard ! CLIX Le soir s'est éclairci, voici le jour. Au soleil reluisent les armes ; Heaumes et hauberts jettent des flammes. Et les écus aussi, si bien peints à fleurs. Et les lances, et les gonfanons dorés. L'Empereur chevauche, plein de colère ; Tous les Français sont tristes, sont angoisseux : Il n'en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes. Pas un qui ne tremble pour Roland. _______________ Cependant l'Empereur a fait saisir le comte Ganelon Et l'a livré aux gens de sa cuisine. Leur chef se nomme Bègue ; Charles l'appelle : << Garde-moi bien cet homme, dit-il, comme un traître << Qui a vendu toute ma maison. >> Bègue alors prend Ganelon, et met après lui cent compagnons De sa cuisine, des meilleurs et des pires, Qui vous lui épilent la barbe et les moustaches. Puis, chacun vous lui donne quatre coups de son poing ; Ensuite, ils vous le battent rudement à coups de verges et de bâtons : 172 LA CHANSON DE ROLAND E si li metent er col un caeignun ; Si l' encaeinent altresi cume un urs. Sur un sumier l'unt mis à deshonur ; Tant le guarderent que l'rendent à Carlun. Aoi. CLX 1830 Halt sunt li pui e tenebrus e grant, Li val parfunt e les ewes curant. Sunent cil graisle e derere e devant E tuit racatent encuntre l'olifant. Li Emperere chevalchet iréement, 1835 E ii Franceis curuçus e dolent : N'i ad celui ne plurt e se dément, E preient Deu que guarisset Rollant Jusque il viengent el' camp cumunelment : Ensembl'od lui i ferrant veirement. 1840 De ço qui calt ? Kar ne lur valt nient : Demurent trop, n'i poeent estre à tens. Aoi. CLXI Par grant irur chevalchet li reis Carles ; Desur sa brunie li gist sa blanche barbe. Puignent ad ait tuit li barun de France ; 1845 N'i ad icel ki ne demeint irance Que il ne sunt à Rollant le catanie, Ki se cumbat as Sarrazins d'Espaigne. S' il est bleciez, ne quid qu' anme i remaignet. Deus ! quels seisante i ad en sa cumpaigne ! 1850 Unkes meillurs n'en out reis ne catanics. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 173 Ils vous lui mettent une grosse chaîne au cou : Ils l'enchaînent enfin comme on ferait un ours, Et le jettent ignominieusement sur un cheval décharge. C'est ainsi qu'ils le gardèrent jusqu'au moment de le rendre à Charles ... CLX Comme les montagnes sont hautes, énormes et ténébreuses ! Comme les vallées sont profondes ! comme les torrents sont rapides ! Par derrière, par devant, sonnent les trompettes de Charles Qui toutes répondent au cor de Roland. L'Empereur chevauche, plein de colère. Les Français sont en grande fureur et tout angoisseux. Il n'en est pas un qui ne pleure et ne sanglote. Pas un qui ne prie Dieu de préserver Roland Jusqu'à ce que, tous ensemble, ils arrivent sur le champ de bataille. Ah ! c'est alors qu'avec Roland ils frapperont de rudes coups ! Mais, hélas ! à quoi bon ? Tout cela ne sert de rien : Ils ne peuvent arriver à temps. En retard ! en retard ! CLXI Le roi Charles chevauche en très-grande colère ; Sur sa cuirasse s'étale sa barbe blanche. Et tous les barons de France d'éperonner vivement : Car il n'en est pas un qui ne soit plein de douleur De n'être point avec Roland le capitaine, Qui, en ce moment même, se bat contre les Sarrasins d'Es- pagne. Si Roland était blessé, un seul des siens, un seul survivrait-il ? Mais, Dieu ! quels soixante hommes il a encore avec lui ! Jamais roi, jamais capitaine n'en eut de meilleurs. 174 LA CHANSON DE ROLAND LA DEROUTE CLXII Rollanz reguardet es munz e es lariz ; De cels de France i voit tanz morz gesir. E il les pluret cum chevaliers gentilz : << Seignurs baruns, de vus ait Deus mercit ! 1855 << Tutes voz anmes otreit il pareïs, << En seintes flurs il les facet gesir ! << Meillurs vassals de vus unkes ne vi : << Si lungement tut tens m'avez servit ! << Ad oes Carlun si granz païs cunquis ! 1860 << Li Emperere tant mare vus nurrit. << Tere de France, mult estes dulz païs, << Hoi désertez e mis en grant exill. << Baruns Franceis, pur mei vus vei murir : << Jo ne vus pois tenser ne guarantir ; 1865 << Aït vus Deus, ki unkes ne mentit ! << Olivier, frere, vus ne dei jo faillir ; << De doel murrai, s' altre ne m'i ocit. << Sire cumpainz, alum i referir ! >> Aoi. CLXIII ? Rollanz esguardet es puis e es valées : De païens veit si très grant aünée. A Olivier ad dit t'aisun membrée : << Ensemble od vus ci murrai, cumpainz frere. >> Ambdui el' camp par amur repairièrent. Li quens Rollanz la culur ad muée, Tint l'olifant, si sunat la menée. Veillantif brochet tute une randunée ; Voit les ferir à sa trenchant espée. Aoi. 1868. Lacune comblée. V. la note du v. 318 LA CHANSON DE ROLAND 175 LA DEROUTE CLXII Roland jette les yeux sur les monts, sur les landes : Que de Français il y voit étendus ! En noble chevalier il les pleure : << Seigneurs barons, que Dieu prenne pitié de vous : << Qu'à toutes vos âmes il octroie le paradis ; << Qu'il les fasse reposer en saintes fleurs ! << Meilleurs vassaux que vous ? je n'en vis jamais. << Vous m'avez tant servi, servi sans trêve durant tant d'années ! << Vous avez fait de si vastes conquêtes pour Charlemagne ! Et c'est pour une telle mort que l'Empereur vous aura élevés et nourris ! << O terre de France, vous êtes un bien doux pays : << Mais aujourd'hui quelle ruine, quel veuvage pour vous ! << C'est à cause de moi, barons, que je vous vois mourir, << Et je ne vous puis défendre, et je ne vous puis sauver ! << Que Dieu vous aide, Celui qui jamais ne mentit. << Olivier, frère Olivier, mon devoir est de ne te point quitter. << Si l'on ne me tue pas ici, la douleur me tuera, << Allons, sire compagnon : retournons frapper les païens. >> CLXIII ? Roland jette un regard sur les montagnes et les vallées : Quelle foule de païens il y découvre ! Il adresse alors de bonnes paroles à Olivier : << Compagnon frère, je veux ici mourir avec vous. >> Ils reviennent sur le champ de bataille, ces deux amis : Le comte Roland change de couleur, Prend son cor et sonne la charge. Puis, très - violemment éperonne Veillantif Et va frapper les païens du tranchant de l'épée. 176 LA CHANSON DE ROLAND CLXIV Li quens Rollanz el' camp est repairiez, 1870 Tient Durendal, cume vassals i fiert. Faldrun de l' Pui i ad par mi trenchiet E vint e quatre de tuz les mielz preisiez ; Jamais n'iert hum plus se voeillet vengier. Si cum li cerfs s'en vait devant les chiens. 1875 Devant Rollant si s'en fuient païen. Dist l'Arcevesques : << Asez le faites bien. << Itel valur deit aveir chevaliers << Ki armes portet e en bon cheval siet : << Deit en bataille tels estre forz e fiers, 1880 << O altrement nevalt quatre deniers : << Einz deit monjes estre en un de cez mustiers : << Si preierat tuz jurz pur noz pecchiez. >> Respunt Rollanz : << Ferez, ne's espargniez ! >> A icest mot l'unt Franc recumenciet ; 1885 Mult grant damage i out de chrestiens. Aoi. CLXV Hum ki ço set que ja n'avrat prisun. En tel bataille fait grant defensiun : Pur ço sunt Franc si fier cume leun. As vus Marsilie en guise de barun : 1890 Siet el' cheval qu'il apelet Gaignun ; Brochet le bien, si vait ferir Bevun, (lcil ert sire de Belne e de Digun), L'escut li freint e l'osberc li derumpt, Uue mort l'abat seinz allre escundisun ; 1895 Pois, ad ocis Ivoerie e Ivun, Ensembl' od els Gerart de Russillun. 1881. Deit monjes estre, etc. Ce mépris de Turpin pour les moines se retrouve an commencement de la Chanson d'Aspremont, où le terrible archevêque raille le bon abbé Fromer, qui a peur des menaces d'Agolant : Alez, dans abes, vos matines chan- ter, etc. 1895. Ivoerie e Ivun. D'après Gau- frey (v. 98), Ivon et Ivoire sont fils LA CHANSON DE ROLAND 177 CLXIV Le comte Roland rentre sur le champ de bataille ; Dans son poing est Durendal, et il s'en sert en brave. Un de ses coups tranche en deux Faldron du Pui ; Puis il tue vingt-quatre païens, qui sont parmi les plus vaillants. Jamais il n'y aura d'homme qui ait une telle ardeur à se venger. Comme le cerf s'enfuit devant les chiens, Ainsi s'enfuient les païens devant Roland. << Voilà qui est bien, lui dit l'Archevêque ; << Et telle est la valeur qui convient à un chevalier << Portant de bonnes armes et assis sur un bon cheval. << Il faut qu'il soit fort et fier dans la bataille ; << Car autrement je ne donnerais pas de lui quatre deniers. << Qu'on en fasse alors un moine dans quelque moutier. << Où il priera toute sa vie pour nos péchés. << - Frappez, répond Roland, frappez, et pas de quartier. >> A ces mots, nos Français recommencent la bataille ; Mais les chrétiens firent là de grandes pertes. CLXV Quand il sait qu'on ne lui fera point de quartier. L'homme dans la bataille se défend rudement : Et c'est pourquoi les Français sont fiers comme des lions. Voici Marsile, qui a tout l'air d'un vrai baron, Monté sur son cheval qu'il appelle Gaignon ; Il l'éperonne vivement et va frapper Beuves, Sire de Beaune et de Dijon ; Il lui brise l'écu, lui rompt les mailles du haubert, Et, sans plus de façons, l'abat roide mort. Puis le roi sarrasin tua Ivoire et Ivon . Et avec eux Girard de Roussillon. du roi Othon, qui lui-même est le sixième fils de Doon de Mayence. Ils sont comptés au nombre des Pairs par la Chanson de Roland, Gui de Bourgogne, la Karlamagnus Saga. Ivon seul figure dans la Chronique de Weihenstephan. 1912. Lacune comblée. V. la note du v. 318. 178 LA CHANSON DE ROLAND Li quens Rollanz ne li est guaires loinz ; Dist à l' païen : << Damnes Deus mal te duinst ! << A si grant tort m'ociz mes cumpaignuns, 1900 << Colp en avras, einz que nus departium, << E de m' espée encoi savras le num. >> Vait le ferir en guise de barun, Trenchiet li ad li quens le destre puign ; Pois, prent la teste de Jurfaleu le blund : 1905 Icil ert filz à l' rei Marsiliun. Païen escrient : << Aïe nus, Mahum ; << Li nostre deu, vengiez nus de Carlun ! << En ceste tere nus ad mis tels feluns << Ja pur murir le camp ne guerpirunt. >> 1910 Dist l'uns à l'altre : << E ! kar nus en fuium ! >> A icest mot tel cent milie s'en vunt : Ki que's rapelt, ja nen returnerunt. Aoi. CLXVI ? Li reis Marsilies le puign destre ad perdut, Encuntre tere pois getet sun escut, Le cheval brochet des esperuns aguz ; Laschet la resne, vers Espaigne s'en fuit, E tel vint milie s'en vunt derere lui. N'i ad celui k' el' cors ne seit feruz. Dist l'uns à l' altre : << Li niés Carle ad vencut. >> Aoi. CLXVII De ço qui calt ? se fuiz s'en est Marsilies, Remés i est sis uncles l'algalifes 1915 Ki tint Kartagene, Alferne, Garmalie E Ethiope, une tere maldite ; La neire gent en ad en sa baillie. Granz unt les nés e lées les orilles E sunt ensemble plus de cinquante milie. 1920 Icil chevalchent fièrement e ad ire ; Pois, si escrient l'enseigne païenie. LA CHANSON DE ROLAND 179 Le comte Roland n'était pas loin : << Que le Seigneur Dieu te maudisse, dit-il au païen. << Puisque tu m'as si cruellement privé de mes compagnons. << Tu vas, avant de nous séparer, le payer d'un rude coup, << Et savoir aujourd'hui le nom de mon épée. >> Alors il va le frapper en vrai baron Et lui tranche du coup le poing droit ; Puis il prend la tête de Jurfaleu Je blond, Qui était le propre fils du roi Marsile : << A l'aide ! à l'aide ! Mahomet, s'écrient les païens. << Vengez-nous de Charles, ô nos dieux. << Quels félons il nous a laissés sur la terre d'Espagne ! << Plutôt que de nous laisser le champ, ils mourront. << - Nous n'avons plus qu'à nous enfuir, >> se disent-ils l'un à l'autre. Et voilà que, sur ce mot, cent mille hommes tournent le dos. Les rappeler ? c'est inutile. Ils ne reviendront pas. CLXVI ? Il a perdu son poing droit, le roi Marsile. Alors, il jette à terre son écu, Pique son cheval de ses éperons aigus, Lui lâche les rênes et s'enfuit du côté de l'Espagne. Vingt mille païens s'enfuient avec lui, Et il n'en est pas un qui n'ait reçu quelque blessure. << Le neveu de Charles a vaincu, >> se disent-ils l'un à l'autre. CLXVII Mais, hélas ! à quoi bon ? Si Marsile est en fuite, Son oncle le calife est resté. Or c'est celui qui tenait Carthage, Alferne, Garmaille Et l'Ethiopie, une terre maudite ; C'est celui qui était le chef de la race noire, De ces gens qui ont le nez énorme et de larges oreilles Et il y en a là plus de cinquante mille Qui chevauchent fièrement et en grande colère. El qui jettent le cri d'armes païen. 180 LA CHANSON DE ROLAND Ço dist Rollanz : << Ci recevrum martirie, << E or sai bien n'avum guaires à vivre ; << Mais tut seit fel ki chier ne s' vendrat primes ! 1925 << Ferez, seignurs, des espées furbies : << Si calengiez e voz morz e voz vies, << Que dulce France par nus ne seit hunie ! << Quant en cest camp viendrai Carles mis sire. << De Sarrazins verrat tel discipline 1930 << Cuntre un des noz en truverat morz quinze : << Ne laisserat que ne nus beneïet. >> Aoi. _______________ MORT DE OLIVIER CLXVIII Quant Rollanz veit la cuntredite gent, Ki plus sunt neir que nen est arrement, Ne n'unt de blanc ne mais que sul les denz, 1935 Ço dist li quens : << Or sai jo veirement << Que hoi murrum par le mien escient. << Ferez, Franceis : kar jo l' vus recumant. >> Dist Oliviers : << Dehet ait li plus lenz ! >> A icest mot, Franceis se fièrent enz. Aoi. CLXIX 1940 Quant païen virent que François i out poi, Entr'els en unt e orgoill e cunfort ; Dist l'uns à l' al Ire : << Li Emperere ad tort. >> Li algalifes sist sur un cheval sor, LA CHANSON DE ROLAND 181 << C'est ici, s'écrie alors Roland, c'est ici que nous serons martyrs. << Maintenant, je sais bien que nous n'avons plus longtemps à vivre. << Mais maudit celui qui ne se vendra chèrement ! << Frappez, seigneurs, frappez de vos épées fourbies ; << Disputez bien votre mort, votre vie, << Et surtout que France la douce ne soit pas déshonorée. << Quand Charles mon seigneur viendra sur ce champ de bataille, << Quand il verra le massacre des Sarrasins, << Quand pour un des nôtres il en trouvera quinze d'entre eux parmi les morts, << Eh bien ! l'Empereur nous bénira. >> _______________ MORT D OLIVIER CLXVIII Quand Roland aperçoit la gent maudite Qui est plus noire que de l'encre Et n'a de blanc que les dents : << Je suis très-certain, dit Roland ; << Oui, je sais clairement que nous mourrons aujourd'hui. << Frappez, Français. C'est ma seule recommandation ; frappez. >> Et Olivier : << Malheur aux plus lents ! >> s'écrie -t- il. A ces mots, les Français se jettent dans le milieu même des ennemis. CLXIX Les païens, quand ils s'aperçoivent qu'il y a si peu de Français, En sont remplis d'orgueil et tout réconfortés entre eux : << Non, non, disent-ils l'un à l'autre, le droit n'est pas pour l'Empereur. >> Le calife montait un cheval roux ; 182 LA CHANSON DE ROLAND Brochet le bien des esperuns ad or ; 1945 Fiert Olivier derere, en mi le dos, Le blanc osberc li ad desclos el' cors. Par mi le piz sun espiet li mist fors ; E dit après : << Un colp avez pris fort. << Carles li magnes mar vus laissat as porz. 1950 << Tort nus ad fait, nen est dreiz qu'il s'en lot ; << Kar de vus sul ai bien vengiet les noz. >> Aoi. CLXX Oliviers sent que à mort est feruz, Tient Halteclere, dunt li aciers fut bruns, Fiert l'algalife sur l'helme ad or agut, 1955 E flurs e pierres en acraventet jus, Trenchet la teste d'ici qu'as denz menut, Brandist sun colp, si l'ad mort abatut ; E dist après : << Païens, mal aies tu ! << Iço ne di que Carles n'ait perdut. 1960 << Ne à muillier n'a dame qu'as veüt << N'en vanteras el' règne dunt tu fus << Qu'à Carlun aies un sul denier tolut, << Ne fait damage ne de mei ne d'altrui. >> Après, escriet Rollant, qu'il li aïut. Aoi. CLXXI 1965 Oliviers sent qu'il est à mort naffrez. De lui vengier jamais ne li iert sez ; En la grant presse or i fiert cume ber, Trenchet cez hanstes e cez escuz buclers, E piez e puignz, espalles e costez. 1970 Ki lui veïst Sarrazins desmembrer. Un mort sur l'altre à la tere geter. De bon vassal li poüst remembrer. L'enseigne Carle n'i volt mie ublier. Munjoie escriet e haltement e cler. LA CHANSON DE ROLAND 183 De ses éperons d'or il le pique, Frappe Olivier dans le milieu du dos, Dans le corps même lui brise les mailles du blanc haubert, Et la lance du païen passe de l'autre côté de la poitrine : << Voilà un rude coup pour vous, lui dit-il : << Charles fut mal inspiré de vous laisser aux défilés. << L'Empereur nous a fait tort, mais n'aura guère lieu de s'en louer ; << Car sur vous seul j'ai bien vengé tous les nôtres. >> CLXX Olivier sent qu'il est blessé à mort. Dans son poing est Hauteclaire, dont l'acier fut bruni. Il en frappe le calife sur le heaume aigu couvert d'or. Et il en fait tomber à terre les pierres et les cristaux :' Il lui tranche la tête jusqu'aux dents : Il brandit son coup, et l'abat roide mort : << Maudit sois-tu. païen, lui dit-il ensuite. << Je ne dis pas que Charles n'ait rien perdu ; << Mais, certes, ni à ta femme, ni à aucune autre dame, << Tu n'iras te vanter, dans le pays où tu es né, << D'avoir pris à l'Empereur la valeur d'un denier. << Ni d'avoir fait dommage, soit à moi, soit à d'autres. >> Puis : << Roland ! s'écrie -t-il, Roland ! à mon secours ! >> CLXXI Olivier sent qu'il est blessé à mort : Jamais il ne saurait assez se venger. Dans la grand'presse il frappe en baron. Tranche les écus à boucles et les lances, Les pieds, les poings, les épaules et les flancs des cavaliers. Qui l'eût vu démembrer ainsi les Sarrasins, Jeter par terre un mort sur l'autre, Celui-là eût eu l'idée d'un brave. Mais Olivier ne veut pas oublier la devise de Charles : << Montjoie ! Montjoie ! >> crie-t-il d'une voix haute et claire. 184 LA CHANSON DE ROLAND 1975 Rollanf apelel sun ami e sun per : << Sire cumpainz, à mei kar vus justez. << A grant dulur ermes hoi desevret. >> Aoi. CLXXII Rollanz reguardet Olivier à l'visage : Teinz fut e pers, desculurez e pales ; 1980 Li sancs tuz clers par mi le cors li raiet, Encuntre tere en chéent les esclaces : << Deus ! dist li quens, or ne sai jo que face. << Sire cumpainz, mar fut vostre barnage ! << Jamais n'iert hum vostre cors cuntrevaillet. 1985 << E ! France dulce, cum hoi remeindras guaste << De bons vassals, cunfundue e caaite ! << Li Emperere en avrat grant damage. >> A icest mot sur sun cheval se pasmet. Aoi. CLXXIII As vus Rollant sur sun cheval pasmet, 1990 E Olivier ki est à mort naffrez. Tant ad seiniet, li oil li sunt trublet : Ne loinz ne près ne poet veeir si cler Que reconoistre poisset hume mortel. Sun cumpaignun, cum il l'ad encuntret, 1995 Si l'fiert amunt sur l'helme ad or gemmet ; Tut li detrenchet d'ici que à l' nasel ; Mais en la teste ne l' ad mie adeset. A icel colp l' ad Rollanz reguardet, Si li demandet dulcement e suef : 2000 << Sire cumpainz, faites le vus de gret ? << Ja est c' Rollanz, ki tant vus soelt amer << Par nule guise ne m'avez desfiet. >> Dist Oliviers : << Or vus oi jo parler ; << Jo ne vus vei : veiet vus damnes Deus ! 2005 << Ferut vus ai ; kar le me pardunez. >> Rollanz repunt : << Ne sui mie naffrez. LA CHANSON DE ROLAND 185 Il appelle Roland, son ami et son pair : << Compagnon, venez vous mettre tout près de moi. << C'est aujourd'hui le jour où nous serons douloureusement séparés ! >> CLXXII Roland regarde Olivier au visage. Il est pâle, il est livide, il est décoloré ; Son beau sang clair lui coule parmi le corps. Les ruisseaux en tombent par terre : << Dieu ! dit Roland, que puis-je faire ? << Votre courage, ami, fut bien malheureux aujourd'hui : << Mais on ne verra jamais homme de votre valeur. << O douce France ! tu vas donc être veuve << De tes meilleurs soldats ; tu seras confondue, tu tomberas. << L'Empereur en aura grand dommage. >> A ce mot, Roland, sur son cheval, se pâme. CLXXIII Voyez-vous Roland, là, pâmé sur son cheval, Et Olivier, qui est blessé à mort ? Il a tant saigné que sa vue en est trouble ; Ni de près, ni de loin, ne voit plus assez clair Pour reconnaître âme qui vive. Le voilà qui rencontre son compagnon Roland : Sur le heaume doré il frappe un coup terrible, Qui le fend en deux jusqu'au nasal, Mais qui, par bonheur, ne pénètre pas en la tête. A ce coup, Roland l'a regardé, Et doucement, doucement, lui fait cette demande : << Mon compagnon, l'avez-vous fait exprès ? << Je suis Roland, celui qui tant vous aime : << Vous ne m'aviez point défié, que je sache ? << - Je vous entends, dit Olivier, je vous entends parler, << Mais point ne vous vois : Dieu vous voie, ami. << Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi. << - Je ne suis pas blessé, répond Roland ; 186 LA CHANSON DE ROLAND << Jo l' vus parduins ici e devant Deu. A icel mot l'uns à l' altre ad clinet : Par tel amur as les vus desevret. Aoi. CLXXIV 2010 Oliviers sent que la mort mult l'anguisset : Ambdui li oil en la teste li turnent, L'oïe pert e la veüe tute ; Descent à pied, à la tere se culchet. Forment en halt si recleimet sa culpe ; 2015 Cuntre le ciel ambesdous ses mains juintes, Si preiet Deu que pareïs li dunget E beneïet Carlun e France dulce, Sun cumpaignun Rollant desur tuz humes. Fait li le coer, li helmes li embrunchet. 2020 Trestut le cors à la tere li justet. Morz est li quens, que plus ne se demuret. Rollanz li ber le pluret, si l' duluset ; Jamais en tere n'orrez plus dolent hume. Aoi. CLXXV Li quens Rollanz, quant mort vit sun ami 2025 Gesir adenz, à la tere sun vis, 2023. Jamais en tere, etc. Les Re- maniements de Paris et de Lyon nous offrent ici un incident qui n'était évi- demment pas dans le texte primitif. Il s'agit de la communion symbolique d'Olivier qui lui est administrée par Roland : Trois poiz a pris de Verbe ver- doiant. - Li ange Dieu i descendent à tant ; - L'arme de lui enportent en chantant. (Lyon.) == Nous avons parlé ailleurs de ce singulier sacre- ment, que l'on peut rapprocher de ces confessions faites à un laïque, dont nous avons aussi plus d'un exemple dans nos Chansons de geste. Il s'agit de la communion eucharistique reçue par les chevaliers sous l'espèce de l'herbe ou de la verdure. A défaut de prêtres, à défaut d'hosties consacrées, les che- valiers se communient avec des feuilles d'arbre, avec des brins d'herbe. Élie de Saint-Gilles rencontre un chevalier mourant. Plein de charité, il s'élance vers lui : Entre ses bras le prist, - Prist une fuelle d'erbe, à la bouce li mist. - Dieu le fait aconoistre et ses pe- ciés gehir. - L'anme part. (B. N. anc. Lav. 80, f°" 77.) Dans Raoul de Cam- brai, Savari communie Bernier après l'avoir confessé : Trois fuelles d'arbre maintenant li rompi ; - Il les receut PER CORPUS Domini. (Édit. Leglay, LA CHANSON DE ROLAND 187 << Je vous pardonne ici et devant Dieu. >> A ce mot, ils s'inclinent l'un devant l'autre. C'est ainsi, c'est avec cet amour qu'ils se séparèrent l'un de l'autre. CLXXIV Olivier sent l'angoisse de la mort ; Ses deux yeux lui tournent dans la tête ; Il perd l'ouïe, et tout à fait la vue, Descend à pied, sur la terre se couche. A haute voix fait son mea culpa, Joint ses deux mains et les tend vers le ciel. Prie Dieu de lui donner son paradis, De bénir Charlemagne, la douce France Et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes. Le coeur lui manque, sa tête s'incline : Il tombe à terre, étendu de tout son long. C'en est fait, le comte est mort. Et le baron Roland le pleure et se lamente : Jamais sur terre vous n'entendrez un homme plus dolent. CLXXV Quand Roland voit que son ami est mort, Quand il le voit là, gisant la face contre terre. p. 327.) Et, dans le même poëme, on voit, avant la bataille, tous les cheva- liers de l'armée se donner la commu- nion sous la même espèce : Chascuns frans hon de la pité plora ; - Mains gentishons s'i acumenia - De trois pous d'erbe, qu'autre prestre n'i a. (Ibid., p. 95.) Dans Renaus de Mon- tauban, Richard s'écrie : Car descen- dons à terre et si nos confesson, - Et des peus de cete herbe nos acomenion. (Édit. Michelant, p. 181, vers 26, 27.) Dans Aliscans, la communion de Vivien est réellement sacramentelle : Guillaume, par un étonnant privilège, a emporté avec lui une hostie consa- crée, et c'est avec cette hostie qu'il console et divinise les derniers in- stants de son neveu. Quant à la com- munion par le feuillage, IL FAUT LA CONSIDÉRER UNIQUEMENT COMME SYMBO- LIQUE, et c'est ce que prouvent jusqu'à l'évidence les vers plus haut cités de Raoul de Cambrai : Trois fuelles d'arbre réceut PER CORPUS DOMINI. Bref, on ne se confesse à un laïque QU'A DÉFAUT DE PRÊTRE ; on ne com- munie avec des feuilles QU'A DEFAUT D'HOSTIE. De ces deux rites il n'existe aucune trace dans le Roland, dont l'auteur nous paraît théologiquement plus exact que tous nos autres épiques. 188 LA CHANSON DE ROLAND Ne poet muer nen plurt e ne sospirt. Mult dulcement à regreter le prist : << Sire cumpainz, tant mar fustes hardiz ! << Ensemble avum estet e anz e dis ; << Ne m' fesis mal, ne jo ne l' te forsfis. 2030 << Quant tu ies morz, dulur est que jo vif. A icest mot se pasmet li marchis Sur sun cheval qu'hum cleimet Veillantif ; Afermez est à ses estreus d'or fin : Quel part qu'il alt, ne poet mie caïr. Aoi. CLXVI 2035 Einz que Rollanz se seit aperceüz, De pasmeisun guariz ne revenuz, Mult grant damage li est apareüt : Mort sunt Franceis, tuz les i ad perdut Seinz l'Arcevesque e seinz Gualtier de l' Hum. 2040 Repairiez est de la muntaigne jus, A cels d'Espaigne mult s'i est cumbatuz : Mort sunt si hume, si's unt païen vencut ; Voeillet o nun, desuz cez vals s'en fuit E si recleimet Rollant qu'il li aïut : 2045 << Gentilz quens, sire, vaillanz hum, ù ies tu ? << Unkes nen oi pour là ù tu fus. << Ço est Gualtiers ki cunquist Maëlgut, << Li niés Droün, à l' vieill e à l' canul. << Pur vasselage suleie estre tis druz. << As Sarrasins me sui tant cumbatuz 2050 << Ma hanste est fraite e perciez mis escuz, << E mis osbercs desmailiez e rumpuz. << Par mi le cors d' oit lances sui feruz : << Sempres murrai, mais chier me sui venduz. >> A icel mot l'ad Rollanz entendut ; 2055 Le cheval brochet, si vient puignant vers lui. Aoi. 2047. Gualtiers. Dans la Keiser Karl Magnus's Kronike, Gantier est appelé Volter, et est présenté comme le << frère de la soeur >> de l'Archevêque. == Maël- LA CHANSON DE ROLAND 189 Il ne peut retenir ses larmes et ses sanglots ; Très-doucement se prend à le regretter : << Mon compagnon, dit-il, quel malheur pour ta vaillance ! << Bien des années, bien des jours, nous avons été ensemble. << Jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t'en fis : << Quand tu es mort, c'est douleur que je vive. >> A ce mot, le marquis se pâme Sur son cheval, qui s'appelle Veillantif ; Mais il est retenu à ses étriers d'or fin : Où qu'il aille, il ne peut tomber. CLXXVI A peine Roland a-t-il repris ses sens, A peine est-il guéri et revenu de sa pâmoison. Qu'il s'aperçoit de la grandeur du désastre. Tous les Français sont morts, il les a tous perdus, Excepté deux, l'Archevêque et Gautier de l'Hum. Celui-ci est descendu de la montagne Où il a livré un grand combat à ceux d'Espagne. Sous les coups des païens vainqueurs tous ses hommes sont morts. Bon gré, mal gré, il s'est enfui dans ces vallées. Et voilà qu'il appelle Roland : << A mon aide ! à mon aide ! << Hé ! s'écrie-t-il, noble comte, vaillant homme, où es-tu ? << Dès que je te sentais là, je n'avais jamais peur. << C'est moi, c'est moi, Gautier, qui vainquis Maëlgut ; << C'est moi, le neveu du vieux Dreux, de Dreux le chenu ; << C'est moi que mon courage avait rendu digne d'être ton ami. << Je me suis tant et tant battu avec les Sarrasins << Que ma lance en est rompue et mon écu percé : << Mon haubert est en lambeaux . << Et j'ai huit lances dans le corps. << Je vais mourir, mais je me suis chèrement vendu. >> A ce mot, Roland l'a entendu ; Il pique son cheval et galope vers lui. gut et Droün sont des personnages dont les noms figuraient sans doute en des Chansons que nous n'avons plus. 2055. Lacune comblée. V. le v. 318. 190 LA CHANSON DE ROLAND CLXXVII << Sire Gualtiers, ço dist li quens Rollanz, << Bataille oüstes od la paierie gent : << Vus saliez estre vassals e cumbatant. << Mil chevaliers en menastes vaillanz. << Rendez les mei, que bosuing en ai grant. >> Respunt Gualtiers : << N'en verrez un vivant. << Laissiez les ai en cel dulurus camp. << De Sarrazins nus i truvasmes tanz, << Turs e Ermines. Canelius e Jaianz, << Cels de Balise, des meillurs cumbatanz, << Sur lur chevals arrabiz e curanz : << Une bataille i feïsmes si granl << N'i ad païen devers altre s'en vaut. << Seisante milie en i ad morz gisanz. << Vengiez nus sumes à noz acerins branz. << Avum iloec perdut trestuz noz Francs ; << De mun osberc en sunt rumput li pan ; << Plaies ai tantes es costez e es flancs << De tutes parz en en salt fors li clers suncs ; << Trestut le cors m' en vait afiebliant : << Sempres mmurrai, par le mien esciant. << Jo sui vostre hum e vus tien à guarant : << Ne me blasmez, se je m'en vai fuiant ; << Mais or m'aidiez à tut vostre vivant. >> D'ire e de doel en tressuet Rollanz. De sua blialt ad trenchiez les dous pans : Gualtier en bandet les costez e les flancs. Aoi. CLXXVIII Rollanz ad doel, si fut maltalentifs : En la grant presse cumencet à ferir ; De cels d'Espaigne en ad getet morz vint. LA CHANSON DE ROLAND 191 CLXXVII << Sire Gautier, lui dit le comte Roland, << Vous avez eu grande bataille contre la gent païenne ; << Or, vous étiez un brave et un vaillant << Et m'aviez emmené mille bons chevaliers. << Rendez-les - moi : car j'en ai grand besoin << - Morts, répond Gautier. Plus ne les verrez, << Et j'ai laissé tous leurs corps sur le champ douloureux. << Nous avons, là-haut, trouvé tant de Sarrasins ! << Il y avait des Canelieus, des Géants, des Arméniens et des Turcs, << Et ceux de Balise, qui sont leurs meilleurs soldats, << Sur leurs chevaux arabes qui vont si vite. << Nous avons si rudement mené cette bataille << Que pas un païen ne s'en vantera. << Soixante mille sont morts et gisent à terre. << Ah ! nous nous sommes bien vengés, à coups de nos épées d'acier, << Mais nous y avons perdu tous nos Français. << Les pans de mon haubert sont en pièces, << Et j'ai tant de blessures aux côtés et aux flancs << Que le clair sang coule de toutes parts. << Tout mon corps va s'affaiblissant, << Et je sens bien que je vais mourir. << Je suis votre homme, Roland, et vous tiens pour mon sei- gneur et mon appui, << Si je me suis enfui, ne m'en blâmez, << Mais, tant que vous vivrez, aidez-moi. >> Roland est tout en sueur, de colère et de douleur. Il tranche en deux les pans de son bliaud Et se met à bander les flancs de Gautier. CLXXVIII Roland est plein de douleur, Roland est plein de rage. Dans la grande mêlée, il commence à frapper ; Il jette à terre vingt-cinq païens d'Espagne, roides morts. 192 LA CHANSON DE ROLAND E Gualtiers sis. e l'Arcevesques cinc. 2060 Dient païen : << Feluns humes ad ci. << Guardez, seignurs, que il n'en algent vif. << Tut par seit fel ki ne 's vait envaïr, << E recreant ki les lerrat guarir ! >> Dunc recumencent e li hus e li cris : 2065 De tutes parz les revunt envaïr. Aoi. _______________ CHARLEMAGNE APPROCHE CLXXIX Li quens Rollanz fut mult nobles guerriers, Gualtiers de l'Hum est bien bons chevaliers, Li Arcevesques prozdum e essaiez : Li uns ne voelt l'altre nient laissier. 2070 >> En la grant presse i furent as païens Mil Sarrazin i descendent à pied. E à cheval sunt quarante millier. Mien escientre, ne 's osent aproismier. Il lancent lur e lances e espiez, 2075 Wigres e darz, musecaz e algiers. As premiers colps i unt ocis Gualtier, Turpin de Reins tut son escut perciet, Quasset sun helme, si l' unt naffret el' chief, E sun osberc rumput e desmailiet, 2080 Par mi le cors naffret de quatre espiez ; Dedesuz li ocient sun destrier. Or est granz doels quant l'Arcevesques chiet. Aoi. 2075. Wigres e darz, muscraz e al- giers. Ce sont là différentes espèces de flèches ou javelots. == D'après le père Daniel (en son Histoire de la milice française), les materas étaient de gros javelots courts, à bols très-épais, et LA CHANSON.DE ROLAND 193 Gautier en tue six, l'Archevêque cinq. << Quels terribles hommes ! s'écrient les païens. << Prenons garde qu'ils ne s'en aillent vivants : << Honte à qui n'ira pas les attaquer ! << Honte surtout à qui les laisserait échapper ! >> Alors recommencent les cris et les huées, Et de toutes parts les païens envahissent les trois Français. _______________ CHARLEMAGNE APPROCHE CLXXIX Le comte Roland fut un très-noble guerrier, Et Gautier de l'Hum un très-bon chevalier. Pour l'Archevêque, c'est un brave éprouvé. L'un ne veut rien laisser à faire à l'autre : C'est au plus fort de la mêlée qu'ils frappent les païens. Il y a là mille Sarrasins à pied, Et quarante milliers à cheval. En vérité, ils n'osent approcher des trois Français. De loin, ils jettent sur eux lances et épieux. Javelots, dards, flèches et piques. Les premiers coups ont tué Gautier. Quant à Turpin de Reims, son écu est percé. Son heaume brisé, sa tête blessée, Son haubert rompu et démaillé ; Il a quatre lances dans le corps ; Son destrier meurt sous lui. Ah ! c'est grande douleur quand l'Archevêque tombe. terminés par une lourde masse ronde de fer ou de plomb. Mais on ne saurait assimiler les materas aux museras. == Nous avons dit ailleurs (note du v. 439) ce que c'était qu'un algier, et comment ce mot est d'origine saxonne. 194 LA CHANSON DE ROLAND CLXXX Turpins de Reins, quant se sent abatuz, De quatre espiez par mi le cors feruz, 208S Isnelement li ber resailit sus ; Rollant reguardet, pois si li est curuz, E dist un mot : << Ne sui mie vencuz ; << Ja bons vassals nen iert vifs recreüz. >> Il trait Almace, s'espée d'acier brun, 2090 En la grant presse mil colps i fiert e plus. Pois le dist Carles qu'il n'en espargnat nul : Tels quatre cenz i truvat entur lui, Alquanz naffrez, alquanz par mi feruz ; Si out d'icels ki les chiefs unt perdut. 2100 Ço dist la Geste e cil ki el' camp fut, Li ber seinz Gilies, pur ki Deus fait vertuz, E fist la cartre el' mustier de Loüm. Ki tant ne set ne l'ad prud entendut. Aoi. 2089. Almace. Almace est une des trois épées que le Juif Malakin d'Ivin donna pour la rançon de son père Abraham. Les deux autres étaient Du- rendal et Courtain. (Bibl. de l'École des chartes, XXV, 101.) == L'épée de Turpin est une de celles qui furent essayées sur le perron d'acier du palais de Charlemagne, à Aix. Elle résista à l'épreuve. == Almace est appelée Almuce dans Venise IV ; Aigredure, dans le Remaniement de Paris ; Almire, dans celui de Versailles ; Antemise, dans Renaus de Montauban. 2095-2098. Ço dist la Geste e seins Gilies. On a voulu induire, de ces quatre vers, qu'un certain Gilles pour- rait être l'auteur de la Chanson de Roland. Rien n'est moins fondé. Les mots : Ço dist la Geste e cil ki et camp fut, indiquent seulement une source historique, à laquelle serait remonté notre poëte. C'est là une habitude de nos épiques, qui renvoient souvent leurs lecteurs à certaines Chroniques officielles, à certaines Gestes de cou- vent, lesquelles, suivant l'âge du poëme, sont présentées comme origi- naires de Laon ou de Saint-Denis. == Or, saint Gilles a été mêlé d'une façon très-intime à la légende de Charle- magne. Historiquement parlant, il a vécu sous Charles Martel ; mais nos poëtes le font vivre sous le fils de Pépin, et c'est lui qui lut, dit-on, sur un par- chemin tombé du ciel, le péché dont le grand Empereur n'avait pas voulu se confesser. Ce dernier fait est relaté dans nos textes liturgiques. (Adam de Saint-Victor, Promat pin vox, etc. Cf. la Légende dorée.) == Ayant été mêlé, dans cet épisode, à l'histoire poétique du grand empereur, saint Gilles le fut sans doute plus profondément. Le Strieker (remaniement allemand du Ruolandes Liet) nous montre à Ron- cevaux << l'Immaculé saint Gilles, qui depuis longtemps vivait solitaire dans une grotte de France >>. Un poëme français de la décadence, Hugues LA CHANSON DE ROLAND 195 CLXXX Quand Turpin de Reims se sent abattu, Quand il se voit quatre lances dans le corps, Il se relève en un instant, le brave ; il se redresse, Cherche Roland du regard, court vers lui Et ne lui dit qu'un mot : << Je ne suis pas vaincu. << Tant qu'un bon vassal est vivant, il ne se rend pas. Alors il tire Almace, son épée d'acier bruni, Et se lance en pleine mêlée, où il frappe plus de mille coups. C'est Charlemagne qui en rendit plus tard le témoignage Turpin ne fit grâce à aucun, Et l'Empereur trouva quatre cents cadavres autour de lui. Les uns blessés, les autres tranchés par le milieu du corps. Les autres privés de leurs tètes. Voilà ce que dit la Geste, et aussi celui qui était sur le champ de bataille, Le baron saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles. Il en écrivit le récit au moutier de Laon. Oui ne sait ces choses n'y entend rien. Capet (p. 210 de l'édition de M. de la Grange ) nous parle d'un vieillard qui fu en Raincheval où Rolans fit perdu, et qui fit voeu de se faire ermite s'il échappait à cet immense désastre. Mais le document le plus précieux que l'on puisse consulter sur cette tradition est la Keiser Karl Magnus's Kronike. (Édit. de 1867, p. 130.) Après avoir énuméré les prodiges qui annoncèrent la mort de Roland, l'auteur danois cite, à l'ap- pui de son récit, le témoignage de saint Gilles : << Le même jour il arriva un grand miracle chez les Franks. Il se fit aussi obscur que s'il avait été nuit. Le soleil ne donna plus de lu- mière, et maint homme craignit pour sa vie. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu'il devait mourir ce jour-là. >> - Voilà quelles sont les données de la légende aun sujet de saint Gilles. De là à le sup- poser auteur d'une Geste écrite, ou d'un récit de ce combat dans une charte conservée à Laon, il n'y a pas loin, pour qui connait les coutumes litté- raires du moyen âge. << Il n'est pas étonnant, avons-nous dit ailleurs. qu'on ait mis sur le compte d'un saint aussi populaire une relation apo- cryphe de la défaite de Roncevaux. >> == IL NE FAUT RIEN CHERCHER DE PLUS DANS LES QUATRE VERS QUI SONT L'OB- JET DE CETTE NOTE: telle était, telle est encore notre conclusion. == Le scribe italien auquel nous devons le ma- nuscrit de Venise IV n'a pas compris seint Gilie, et a substitué : Li ber san Guielmo. C'est une allusion peu in- telligente à Guillaume d'Orange, qui était, au delà des Alpes, bien plus populaire que saint Gilles. == Pur ki Deus fait vertus. Saint Gilles. D'APRÈS TOUS LES MONUMENTS LITUR- GIQUES, est particulièrement célèbre comme thaumaturge : Miraculorum coruscans virtutibus, dit la plus an- cienne des proses qui lui ont été con- sacrées. (Mone, Hymni latini medii (aevi. II. 165.) 196 LA CHANSON DE ROLAND CLXXXI Li quens Rollanz gentement se cumbat ; 2100 Mais le cors ad tressuet e mult cald : En la teste ad e dulur e grant mal : Rumpuz est l'temples pur ço que il cornat ; Mais saveir voelt se Carles i viendrai. Trait l'olifant, fieblement le sunat. 2105 Li Emperere s'estut, si l' escultat : << Seignurs, dist il, mult malement nus vail. << Rollanz mis niés hoi cest jur nus defalt : << J' oi à l' corner que guaires ne vivrat. << Ki estre i voelt, isnelement chevalzt. 2110 << Sunez voz graisles tant que en ceste ost ad ! >> Seisante mille en i cornent si halt, Sunent li munt e respundent li val. Païen l'entendent, ne l'tindrent mie en gab. Dist l'uns à l'altre : << Carlun avrum nus ja. >> Aoi. CLXXXII 2115 Dient païen : << L'Emperere repairet : << De cels de France oüm suner les graisles. << Se Carles vient, de nus i avrat perte ; << Se Rollanz vit, nostre guere nuvelet : << Perdut avum Espaigne nostre tere. 2120 Tels quatre cent s'en asemblent à helmes E des meillurs ki el' camp quient estre. A Rollant rendent un estur fort e pesme : Ore ad li quens endreit sei scz que faire. Aoi. CLXXXIII Li quens Rollanz, quant il les veit venir, 2125 Tant se fait forz e fiers e maneviz : LA CHANSON DE ROLAND 197 CLXXXI Il se bat noblement, le comte Roland : Il a tout le corps en sueur et en feu ; Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tète ! D'avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte ; Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra. De nouveau il prend son cor et en tire un son, bien faible, hélas ! L'Empereur, là- bas, s'arrêta et l'entendit : << Seigneurs, dit-il, tout va mal pour nous, << Et mon neveu Roland va nous manquer aujourd'hui. << Aux sons de son cor, je vois qu'il n'a plus longtemps à vivre. << Si vous désirez arriver à temps, pressez vos chevaux. << Tout ce qu'il y a de trompettes dans l'armée, qu'on les sonne ! >> Alors on sonna soixante mille trompettes, et si haut Que les monts en retentissent et que les vallées y répondent. Les païens les entendent, ils n'ont garde de rire : << C'est Charles qui arrive, disent-ils l'un à l'autre, c'est Charles ! >> CLXXXII << L'Empereur, s'écrient les païens, l'Empereur revient sur ses pas, << Et ce sont bien les trompettes françaises que nous entendons. << Si Charles arrive, quel désastre pour nous ! << Si Roland survit, c'est toute notre guerre qui recommence, << Et nous y perdrons l'Espagne, notre terre. >> Alors quatre cents d'entre eux se rassemblent, bien couverts de leurs heaumes : Ce sont les meilleurs qu'il y ait dans toute l'armée païenne. Et voici qu'ils livrent à Roland un affreux, un horrible assaut. Ah ! le comte a vraiment assez de besogne. CLXXXIII Quand le comte Roland les voit venir, Il se fait tout fier, il se sent plus fort, il est prêt. 198 LA CHANSON DE ROLAND Ne lur lerratj tant cum il serat vifs. Siet el' cheval gu'hum cleimel Veillantif : Brochet le bien des esperuns d'or fin. En la grant presse les vait tuz envaïr, 2130 Ensembl'od lui l'arcevesques Turpins. Dist l'uns à l' altre : << Çà vus traiez, amis. << De cels de France les corns avum oït. Carles repairet, li reis poesteïfs. Aoi. CLXXXIV Li quens Rollanz unkes n'amat cuard. 2135 Ne orgoillus n' hume de maie part. Ne chevalier, s' il ne fust bons vassals. Dunc l' arcevesque Turpin en apelat : << Sire, à pied estes, e jo sui à cheval : << Pur vostre amur ici prendrai estal : 2140 << Ensemble avrum e le bien e le mal. << Ne vus lerrai pur nul hume de carn ; << Encoi rendrum à païens cest asalt ; << Li meillur colp cil sunt de Durendal. >> Dist l'Arcevesques : << Fel ki bien n'i ferrat ! 2145 << Carles repairet, ki bien nus vengerat. >> Aoi. CLXXXV Dient païen : << Si mare fumes net ! << Cum pesmes jurz nus est hoi ajurnez ! << Perdut avum noz seignurs e noz pers. << Carles repairet od sa grant ost, li ber : 2150 << De cels de France oüm les graisles clers ; << Grant est la noise de Munjoie escrier. << Li quens Rollanz est de tant tarant fiertet. << Ja n'iert vencuz pur nul hume carnel ; << Lançum à lui ; pois, si Y laissum ester. >> 2155 E il si firent : darz e wigres asez, 2127. Veillantif. C'est dans la Chan- son d'Aspremomt (nous en possédons un manuscrit de la première moitié du XIIIe siècle) que nous assistons à la conquête par Roland, encore enfant. de l'épée Durendal et du cheval Veil- LA CHANSON DE ROLAND 199 Tant qu'il aura de la vie. point ne reculera. Il monte son cheval Veillantif, De ses éperons d'or fin le pique. Et, au plus fort de la mêlée, court attaquer les païens. L'archevêque Turpin y va avec lui. Et les Sarrasins : << Fuyez, amis, fuyez, disent-ils l'un à l'autre ; << Car nous avons entendu les trompettes de France. << Il revient, le roi puissant ! Charles arrive ! >> CLXXXIV Jamais le comte Roland n'aima les lâches, Ni les orgueilleux, ni les méchants, Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux. Il s'adresse à l'archevêque Turpin : << Sire, lui dit-il, vous êtes à pied, et moi à cheval. << Par amour pour vous, je veux faire halte. << Nous partagerons ensemble le bien et le mal, << Et, pour aucun homme du monde, je ne vous abandonnerai. << Tous les deux nous rendrons aux païens leur assaut : << Les meilleurs coups sont ceux de Durendal ! << - Honte à qui ne frappe pas de son mieux, dit l'Archevêque. << Charles arrive, et nous vengera. >> CLXXXV << Nous sommes nés pour notre malheur, disent les païens, << Et ce jour s'est levé pour nous bien funeste ! << Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs. << Et voilà que Charles, le baron, revient avec sa grande armée : << Nous entendons d'ici les claires trompettes de ceux de France << Et le grand bruit que fait le cri de Montjoie. << Rien n'égale la fierté du comte Roland. << Et il n'est pas d'homme vivant qui le puisse vaincre. << Tirons de loin, et laissons-le sur le terrain. >> Ainsi firent-ils. Ils lui lancent de loin dards et javelots, lantif. Il les conquiert l'une et l'autre sur le jeune Eaumont, fils du roi païen Agolant. La scène de ces exploits est la Calabre. V., dans nos Épopées fran- çaises, l'analyse de la Chanson d'As- premont (II, p. 83 et ss.). 200 LA CHANSON DE ROLAND Espiez e lances, museraz enpennez ; L'escut Rollant unt frait e estroet, E sun osberc rumput e desaffret, Mais enz el' cors ne l'unt mie adeset ; 2160 Veillantif mit en trente lius naffret, Desuz le cunte si l'i unt mort getet. Païen s'en fuient ; pois, si Y laissent ester ; Li quens Rollanz à pied i est remés. Aoi. CLXXXVI Païen s'en fuient mult esfrééement. Dist l'uns à l'altre : << Vencuz mes ad Rollanz. << Li Emperere repairet veirement : << Oez les graisles de la franceise gent ; << Fiz est de mort ki el' camp les atent : << Tanz gentilz reis unt renduz recreanz ! << Jamais Marsilies ne nus serat guarant. << Perdut avum Espaigne la vaillant, << Se l'amiralz pur nus ne la defent. >> Aoi. _______________ LA DERNIÈRE BÉNÉDICTION DE L'ARCHEVÈQUE CLXXXVII païen s'en fuient curuçus e iriet, 2165 Envers Espaigne tendent de l' espleitier. Li quens Rollanz ne 's ad dunc encalciez. Perdut i ad Veillantif sun destrier : Vocillet o nun, remés i est à pied. A l' arcevesque Turpin alat aidier, 2170 Sun helme ad or li deslaçat de l' chief, 2163. Lacune comblée. V. la note du v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 201 Épieux, lances et flèches empennées ; Ils ont mis en pièces et troué l'écu de Roland ; Ils lui ont déchiré et démaillé son haubert ; Mais point ne l'ont touché dans son corps. Pour Veillantif, il a reçu trente blessures Et sous le comte est tombé mort. Les païens, cependant, s'enfuient et laissent Roland seul, Seul et à pied. CLXXXVI Les païens s'enfuient, pleins d'effroi : << Roland, se disent-ils l'un à l'autre, Roland nous a vaincus, << Et le grand empereur revient sur ses pas. << En tendez les clairons de l'armée française. << Attendre les Français, c'est être assuré de mourir. << Tant de nobles rois se sont déjà mis à leurs pieds ! << Ce n'est pas Marsile qui nous pourra jamais sauver, << Et nous avons perdu la riche Espagne, << Si l'émir ne veut la défendre pour nous. >> _______________ LA DERNIÈRE BÉNÉDICTION DE L'ARCHEVÈQUE CLXXXVII Païens s'enfuient, courroucés et pleins d'ire ; Ils se dirigent en hâte du côté de l'Espagne. Le comte Roland ne les a point poursuivis, Car il a perdu son cheval Veillantif. Bon gré, mal gré, il est resté à pied. Le voilà qui va aider l'archevêque Turpin ; Il lui a délacé son heaume d'or sur la tête ; 202 LA CHANSON DE ROLAND Si li tolit le blanc osberc Legier, E sun blialt li ad tut detrenchiet, En ses granz plaies les pans li ad fichiet : Cuntre sun piz, pois, si l' ad enbraciet : 2175 Sur l'herbe verte, pois, l'ad suef culchiet. Mult dulcement li ad Rollanz preiet : << E ! gentilz hum. kar me dunez cungied. << Noz cumpaignuns, que oümes tant chiers . << Or sunt il mort, ne's i devum laissier : 2180 << Jo'es voeill aler querre e entercier. << Dedevant vus juster e enrengier. > Dist l'Arcevesques : << Alez e repairiez. << Cist camps est rostre, mercit Deu ! e li miens. >> Aoi. CLXXXVIII Rollanz s'en turnet, par le camp vait tut suis. 2185 Cercet les vais e si cercet les munz : Hoec truvat Ivoerie e Ivun, E si truvat Engelier le Guascuin. Truvat Gerin, Gerier sun cumpaignun. E si truvat Berengier e Otun : Hoec truvat Anseïs e Sansun. Truvat Gerart le vieil de Russillun. 2190 Par un e un enportet les baruns. A l'Arcevesque en est venuz atut : Si 's mit en reng dedevant ses genuilz. Li Arcevesques ne poet muer n'en plurt. Levet sa main, fait sa beneïçun. 2195 Après, ad dit : << Mare fustes, seignurs. - << Tutes vos anmes ait Deus li glorius ! << En pareïs les metet en seintes flurs ! << La meie mort me rent si anguissus : << Ja ne verrai le riche empereür. Aoi. CLXXXIX 2200 Rollanz s'en turnet, le camp vait recercier. De suz un pin, de lez un eglentier, LA CHANSON DE ROLAND 203 Il lui a retiré son blanc haubert léger ; Puis il lui met le bliaut tout en pièces, Et en prend les morceaux pour bander ses larges plaies. Il le serre alors étroitement contre son sein El le couche doucement, doucement, sur l'herbe verte. Ensuite, d'une voix très-tendre, Roland lui fait cette prière : << Ah ! gentilhomme, donnez-m'en votre congé. << Nos compagnons, ceux que nous aimions tant, << Sont tous morts ; mais nous ne devons point les laisser ainsi. << Ecoutez : je vais aller chercher et reconnaître tous leurs corps ; << Puis je les déposerai à la rangette devant vous. << - Allez, dit l'Archevêque, et revenez bientôt. << Grâce à Dieu, le champ nous reste, à vous et à moi ! >> CLXXXVIII Roland s'en va. Seul, tout seul, il parcourt le champ de bataille : Il fouille la montagne, il fouille la vallée ; Il y trouve les corps d'Ivon et d'Ivoire ; II y trouve le Gascon Engelier ; Il y trouve Gérier et Gérin, son compagnon ; Il y trouve Bérenger et Othon ; Il y trouve Anséis et Samson ; Il y trouve Gérard, le vieux de Roussillon. L'un après l'autre, le baron les emporte ; Avec eux il est revenu vers l'Archevêque. Et les a déposés en rang aux genoux de Turpin. L'Archevêque ne peut se tenir d'en pleurer : Il élève sa main, il leur donne sa bénédiction : << Seigneurs, dit-il. mal vous en prit. << Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes ! << Qu'en paradis il les mette en saintes fleurs ! << Ma propre mort me rend trop angoisseux : << Plus ne verrai le grand Empereur. >> CLXXXIX Roland s'en retourne fouiller la plaine : Sous un pin, près d'un olivier. 204 LA CHANSON DE ROLAND Sun cumpaignun ad truvet Olivier ; Cuntre sun piz estreit l'ad enbraciet ; si cum il poet, à l'Arcevesque en vient, Sur un escut l'ad as altres culchiet ; 2205 E l'Arcevesques l' ad asolt e seigniet. Idune agrégat li doels e la pitiet. Ço dit Rollanz : << Bels cumpainz Oliviers, << Vus fustes filz à l' bon cunte Renier, << Ki tint la marche tresqu'à l' val de Rivier ; 2210 << Pur hanstes fraindre, pur escuz peceier, << E pur osbercs derumpre e desmailier, << E pur produmes tenir e cunseillier, << E pur glutuns veintre e esmaier, << En nule tere n'out meillur chevalier. >> Aoi. CXC 2215 Li quens Rollanz, quant il voit morz ses pers E Olivier, qu'il tant poeit amer, Tendrur en out, cumencet à plurer. En sun visage fut mult desculurez. Si grant doel out que mais ne pout ester : 2220 Voeillet o nun, à tere chiet pasmez. Dist l'Arcevesques : << Tant mare fustes, ber ! >> Aoi. CXCI Li Arcevesques, quant vit pasmer Rollant, Dunc out tel doel, unkes mais n'out si grant ; 2208. Renier. Le comte Renier de Gennes joue un rôle très-important dans le roman de Girars de Viane, lequel est moins profondément traditionnel que notre Roland, mais d'une antiquité en- core respectable. == Renier est fils de Garin de Montglane ; il est frère de Gi- rart de Vienne, de Mile de Pouille et d'Hernaut de Beaulande. Après avoir soulagé la misère de son vieux père, il part avec Girart et arrive, en quête d'aventures, à la cour de Charle- magne. (Édit. P. Tarbé. pp. I - 12.) Il ne s'y fait d'abord connaître que par ses brutalités, et force ainsi l'Empe- reur à le prendre à son service. (Ibid., pp. 11-20.) Alors il fait oublier sa grossièreté et son orgueil, en se ren- dant véritablement utile au roi de France et en délivrant les environs de Paris des brigands qui les infestaient. Mais sa nature violente reprend bientôt le dessus, et il réclame à Charles la récompense de tant de services. (Ibid., pp. 20-30.) Le roi de Saint-Denis s'em- presse de se débarrasser de ce dange- reux ami. Il l'envoie à Gennes épouser la fille du feu duc. (Ibid., pp. 30-32.) LA CHANSON DE ROLAND 205 Il y a trouvé le corps de son compagnon Olivier, Le tient étroitement serré contre son coeur, Et, comme il peut, revient vers l'Archevêque. Sur un écu, près des autres Pairs, il couche son ami, Et l'Archevêque les a tous bénis et absous. La douleur alors et les larmes de redoubler : << Bel Olivier, mon compagnon, dit Roland . << Vous fûtes fils au vaillant duc Renier << Qui tenait la marche jusqu'au val de Rivier. << Pour briser une lance, pour mettre en pièces un écu, << Pour rompre et démailler un haubert. << Pour conseiller loyalement les bons, << Pour venir à bout des traîtres et des lâches. << Jamais, en nulle terre, il n'y eut meilleur chevalier. " CXC Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs Et Olivier, celui qu'il aimait tant. Il en a de la tendreur dans rame ; il se prend à pleurer ; Tout son visage en est décoloré. Sa douleur est si forte qu'il ne peut se soutenir : Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison : Et l'Archevêque : << Quel malheur, dit-il, pour un tel baron ! >> CXCI L'Archevêque, quand il vit Roland se pâmer, En ressentit une telle douleur, qu'il n'en eut jamais de si grande. Renier part, épouse la dame et fortifie sa ville : car il ne rêve que de guerre. (Lbid., pp. 32-33.) Il a bientôt deux beaux enfants ; l'un est Olivier, l'autre est Aude. Durant le siège de Vienne par Charlemagne, le premier révèle son courage, et la seconde sa beauté. D'ailleurs, les fils de Garin chargent alors de leur querelle le seul Olivier, qui combat plusieurs jours contre le champion de l'Empereur, contre Roland. C'est sous les murs de Vienne que Ro- land se prend pour Olivier d'une ami- tié que rien ne pourra plus éteindre ; c'est là qu'il aime la belle Aude et devient son fiancé. (Ibid., pp. 53 et suiv.) == Un Roman spécial a été consacré à Renier de Gennes : par malheur, il ne nous en reste qu'une version en prose. (Arsenal, B. L. F. 226, f° 34, r°, et suiv.) On y as- siste à l'arrivée de Renier dans la ville de Gennes, à son combat avec le Sarrasin Sorbrin et à son mariage avec la belle Olive, qui devient la mère d'Olivier et d'Aude. Ce méchant roman n'a aucune valeur légendaire. Cf. éga- lement le début de Fierabras. 206 LA CHANSON DE ROLAND Tendit sa main, si ad pris l'olifant. 2225 En Rencesvals ad un ewe curant : Aler i voelt, si'n durrat à Rollant. Tant s'esforçat qu'il se mist en estant : Sun petit pas s'en turnet, cancelant. Il est si fiebles qu'il ne poet en avant ; Nen ad vertut, trop ad perdut de l' sanc ; 2230 Einz qu' hum alast un sul arpent de camp. Falt li le coer. si est caaiz avant : La sue mort le valt mult anguissant. Aoi. CXCII Li quens Rollanz revient de pasmeisun . Sur piez se drecet, mais il ad grant dulur ; 2235 Guardel aval e si guardet amunt : Sur l' herbe verte, ultre ses cumpaignuns, Là veit gésir le nobiiie barun : Ç' est l'Arcevesques, que Deus mist en sun num. Cleimet sa culpe, si reguardet amunt, 2240 Cuntre le ciel ambesdous ses mains juint, Si priet Deu que pareïs li duinst. Morz est Turpins, li guerreiers Carlun. Par granz batailles e par mult bels sermuns Cuntre païens fut tuz tens campiun. 2245 Deus li otreit seinte beneïçun ! Aoi. CXCIII ? Quant Rollanz veit que l' Arcevesques est morz, Seinz Olivier une mais n' ont si grant doel, E dist un mot ki detrenchet le coer : << Carles de France, chevalche cum tu poes ; << En Rencesvals damage i ad des noz. << Li reis Marsilies i ad perdut ses oz : << " Cuntre un des noz ad bien quarante morz. >> Aoi. 2245 Lacune comblée. V. la note du v. 318. LA CHANSON DE ROLAND 207 Il étend la main, et saisit l'olifant du baron. En Roncevaux il y a une eau courante ; Il y veut aller pour en donner à Roland. Il fait un suprême effort, et se relève ; Tout chancelant, à petits pas, il y va ; Mais il est si faible qu'il ne peut avancer ; Il n'a pas la force, il a trop perdu de son sang. Avant d'avoir marché l'espace d'un arpent, Le coeur lui manque, il tombe en avant : Le voilà dans les angoisses de la mort. CXCII Alors le comte Roland revient de sa pâmoison : Il se redresse ; mais, hélas ! quelle douleur pour lui ! Il regarde en aval, il regarde en amont : Au delà de ses compagnons, sur l'herbe verte, Il voit étendu le noble baron, L'Archevêque, le représentant de Dieu. Turpin s'écrie : << Mea culpa ! >> lève les yeux en haut. Joint ses deux mains et les tend vers le ciel, Prie Dieu de lui donner son paradis ... Il est mort, Turpin, le soldat de Charles, Celui qui par grands coups de lance et par très-beaux sermons N'a jamais cessé de guerroyer les païens. Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction ! CXCIII Quand Roland voit que l'Archevêque est mort, Jamais n'eut plus grande douleur, si ce n'est pour Olivier. Il dit alors un mot qui perce le coeur : << Chevauche, Charles de France, le plus vite que tu pourras : << Car il y a grande perte des nôtres à Roncevaux. << Mais le roi Marsilé y a aussi perdu son armée, << Et contre un de nos morts, ily en a bien quarante des siens. >> 208 LA CHANSON DE ROLAND CXCIV Li quens Rollanz veit PArcevesque à tère, Defors sun cors veit gesir la buele ; Desuz le frunt li buillit la cervele. Desur sun piz, entre les dous furcheles, 2250 Cruisiées ad ses blanches mains, les beles. Forment le pleint à la lei de sa tere : << E ! gentilz hum, chevalier de bon aire, << Hoi te cumant à l' Glorius céleste ; << Jamais n'iert hum plus volentiers le servet. 2255 << Dès les apostles ne fut une tels prophete << Pur lei tenir c pur humes atraire. << Ja la vostre an me nen ait doel ne suffraite ! << De pareïs li seit la porte uverte ! Aoi. MORT DE ROLAND CXCV Ço sent Rollanz que la mort li est près : 2260 Par les orilles fors en ist le cervel. De ses pers priet a Dieu que les apelt, E pois de lui à Y angle Gabriel. Prist l'olifant, que reproece n'en ait, E Durendal s'espée en l'altre main. 2265 Plus qu' arcbaleste ne poet traire un quarrel, Devers Espaigne en vait en un guaret. En sum un tertre, desuz dous arbres bels, Quatre perruns i ad de marbre faiz. Sur l'herbe verte si est caaiz envers : 2270 Là s'est pasmez : kar la mort li est près. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 209 CXCIV Le comte Roland voit l'Archevêque à terre. Ses entrailles lui sortent du corps, Et sa cervelle lui bout sur la face, au-dessous de son front. Sur sa poitrine, entre les deux épaules, Roland lui a croisé ses blanches mains, les belles, Et tristement, selon la mode de son pays, lui fait son oraison << Ah ! gentilhomme, chevalier de noble lignée, << Je vous remets aux mains du Glorieux qui est dans le ciel. << Il n'y aura jamais homme qui le serve plus volontiers. << Non, depuis les apôtres, on ne vit jamais tel prophète << Pour maintenir chrétienté, pour convertir les hommes. << Puisse votre âme être exempte de toute douleur, << Et que du paradis les portes lui soient ouvertes ! >> MORT DE ROLAND CXCV Roland lui-même sent que la mort lui est proche ; Sa cervelle s'en va par les oreilles. Le voilà qui prie pour ses pairs d'abord, afin que Dieu les appelle. Puis il se recommande à l'ange Gabriel. Il prend l'olifant d'une main (pour n'en pas avoir de reproche). Et de l'autre saisit Durendal, son épée. Il s'avance plus loin qu'une portée d'arbalète ; Il s'avance sur la terre d'Espagne, entre en un champ, Monte sur un tertre. Sous deux beaux arbres, Il y a là quatre perrons de marbre. Roland tombe à l'envers sur l'herbe verte, Et se pâme : car la mort lui est proche. 210 LA CHANSON DE ROLAND CXCVI Halt sunt li pui e mult halt sunt li arbre. Quatre perruns i ad, luisanz de marbre. Sur l'herbe verte li quens Kollanz se pasmet. Uns Sarrazins tute veie l'esguardet ; 2275 Si se feinst mort, si gist entre les altres. De sanc luat sun cors e sun visage ; Met soi sur piez e de curre se hastet. Bels fut e forz e de grant vasselage. Par sun orgoill cumencet mortel rage, 2280 Rollant saisit e sun cors e ses armes, E dist un mot : << Vencuz est li niés Carle. Iceste espée porterai en Arabe. >> Prist l' en sun puign, Rollant tirat la barbe : En cel tirer li quens s'apereut alques. Aoi. CXCVII Ço sent Rollanz que s'espée li tolt. 2285 Uvrit les oilz, si li ad dit un mot : << Mien escientre, tu n'ies mie des noz ! >> Tient l'olifant qu' unkes perdre ne volt. Si l' fiert en l'helme ki gemmez fut ad or. Fruisset l'acier e la teste e les os, 2290 Ambsdous les oilz de Y chief li ad mis fors, Jus à ses piez si Tad tresturnet mort ; Après, li dit : << Culverz, cum fus si os << Que me saisis, ne à dreit ne à tort ? << Se l'orrat hum ne t'en tienget pur fol. 2295 << Fenduz en est mis olifant el' gros, << Ça jus en est li cristals e li ors. >> Aoi. CXCVIII Ço sent Rollanz la veüe ad perdue : Met sei sur piez, quanqu'il poet s'esvertuet ; LA CHANSON DE ROLAND 211 CXCVI Les puys sont hauts, hauts sont les arbres. Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre. Sur l'herbe verte le comte Roland se pâme. Cependant un Sarrasin l'épie, Qui contrefait le mort et gît parmi les autres : Il a couvert de sang son corps et son visage. Soudain il se redresse, il accourt. Il est fort, il est beau et de grande bravoure. Plein d'orgueil et de mortelle rage. Il saisit Roland, corps et armes, El s'écrie : Vaincu, il est vaincu, le neveu de Charles ; << Voilà son épée que je porterai en Arabie. >> Il la prend en son poing, et tire la barbe de Roland ; Mais, comme il la tirait, Roland reprit un peu connaissance. CXCVII Roland sent bien qu'on lui enlève son épée ; Il ouvre les yeux, ne dit qu'un mot : << Tu n'es pas des nôtres, que je sache ! >> De son olifant, qu'il ne voulut jamais lâcher. Il frappe un rude coup sur le heaume tout gemmé d'or, Brise l'acier, la tête et les os du païen. Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef. Et le retourne mort à ses pieds : << Lâche, dit-il, qui t'a rendu si osé. << Y tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ? << Qui le saura t'en estimera fou. << Le pavillon de mon olifant en est fendu ; << L'or et les pierreries en sont tombés. >> CXCVIII Roland sent bien qu'il a perdu la vue Il se lève et, tant qu'il peut, s'évertue. 212 LA CHANSON DE ROLAND En sun visage sa culur ad perdue. Tient Durendal s' espée tute nue : 2300 Dedevant lui ad une pierre brune : Dis colps i fiert par doel e par rancure : Cruist li aciers, ne freint ne ne s'esgruniet : E dist li quens : << Seinte Marie, aïue ! << E Durendal, bone, si mare fustes ! 2305 << Quant jo n'ai prud, de vus nen ai mais cure. << Tantes batailles en camp en ai vencues << E tantes teres larges escumbatues, << Que Carles tient, ki la barbe ad canue ! << Ne vus ait hum ki pur altre s'en fuiet ! 2310 << Mult bons vassals vus ad lung tens tenue : << Jamais n'iert tels en France la solue. >> Aoi. CXCIX Rollanz ferit el' perrun de sardanie ; Cruist li aciers, ne briset ne s'esgraniet. Quant il ço vit que n'en pout mie fraindre, 2315 A sei meïsme la cumencet à plaindre : << E ! Durendal, cum ies e clere e blanche ! << Cuntre soleill si luis e si reflambes ! << Carles esteit es vais de Moriane, << Quant Deus de l' ciel li mandat par sun angle 2320 << Qu'il te dunast à un cunte catanie ; << Dunc la me ceinst li gentilz reis, li magnes. << Jo l'en cunquis e Anjou e Bretaigne ; 2316. E ! Durendal, etc. Dans la Keiser Karl Magnus's Kronike, il faut noter des variantes assez impor- tantes : " Tu es une bonne épée Durendal, et j'ai conquis bien des pays avec toi. Dieu fasse que le Comte de Cantuaria te possède : car il est un noble guerrier et chevalier. Voici les pays que j'ai conquis avec toi, dont l'Empereur est le maître, et qui sont : Angleterre, Allemagne, Poitou, Bretagne, Provence, Aquitaine, Toscane, Lombardie, Eibernle, Ecosse, Ce serait dommage qu'un homme de rien te possédât. >> 2322. Jo l'en conquis, etc. Cette énumération des conquêtes de Ro- land nous permet de supposer, mais sans certitude, que nous avons perdu un certain nombre de nos Chansons de geste. En effet, nous n'avons aucun poëme qui se rapporte, de près ou de loin, à la conquête de l'Anjou, de la Bretagne, du Poitou, du Maine, de la Normandie, de la Pro- vence, de l'Aquitaine, de la Flandre, de la Bavière, de la Bourgogne, de L'Irlande, de l'Ecosse, du pays de Galles, de l'Angleterre. Tout au plus voyons- nous, dans le Voyage à Jérusalem, Ro- LA CHANSON DE ROLAND 213 Las ! son visage n'a plus de couleurs. Alors il prend, toute nue, son épée Durendal. Devant lui est une roche brune : Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups : L'acier de Durendal grince : point ne se rompt, point ne s'ébrèche : << Ah ! sainte Marie, venez à mon aide, dit le comte. << O ma bonne Durendal, quel malheur ! << Me voici en triste état, et je ne puis plus vous défendre ; << Avec vous j'ai tant gagné de batailles ! << J'ai tant conquis de vastes royaumes << Que tient aujourd'hui Charles à la barbe chenue ! << Ne vous ait pas qui fuie devant un autre ! << Car vous avez été longtemps au poing d'un brave, << Tel qu'il n'y en aura jamais en France, la terre libre. >> CXCIX Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine ; L'acier grince : il ne se rompt pas, il ne s'ébrèche point. Quand le comte s'aperçoit qu'il ne peut briser son épée. En dedans de lui-même il commence à la plaindre : << O ma bonne Durendal, comme tu es claire et blanche ! << Comme tu luis et flamboies au soleil ! << Je m'en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne.. << Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par un ange << De te donner à un vaillant capitaine. << C'est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté ... << Avec elle je lui conquis l'Anjou et la Bretagne ; land VISITER Constantinople. Dans As- premont, il aide Charles à conquérir la Pouille, et traverse la Romagne et la Lombardie soumises. Dans la Chanson des Saisnes, il est mort. D'ailleurs, il convient de faire ici la part de la poésie. Somme toute, il y a beaucoup plus d'ima- gination et de fantaisie que de légende et de tradition dans cette liste de victoires et conquêtes. == Il est inu- tile d'ajouter que chaque manuscrit donne ici une énumération différente. Paris : J'en ai conquis Anjou et Ale- maingne ; - Ten ai conquis et Poitau et Bretaingne, - Puille et Calabre et la terre d'Espaingne ; - S'en ai conquise et Hungrie et Poulaingne. - Constantinnoble qui siet en son demaingne, - Et Monbrinne qui siet en la montaigne. - Et Bierlande prins-je et ma compaingne, - Et En- gleterre et maint pais estraingne. - Lyon : J'en ai conquis Poitou et Ala- maigne, - Puelle et Calabre et la terre Romaine. - S'en ai conquis Ongrie et Aquitaine, - Constantin- noble et la terre cl'Espaigne. - Je eu pris Borge qui siet sur la montaigne. - Et Engleterre ... Etc. etc. 214 LA CHANSON DE ROLAND << Jo l'en cunquis e Peitou e le Maine ; << Jo l'en cunquis Normendie la franche ; 2325 << Si l'en cunquis Provence e Aquitaigne << E Lumbardie e trestute Romanie ; << Jo l'en cunquis Bavière e tute Flandre, << E la Burguigne e trestute Puillanie, << Costentinnoble, dunt il out la fiance : 2330 << E en Saisunie fait il ço qu'il demandet. << Jo l'en cunquis Escoce, Guales, Islande << E Engletere que il teneit sa cambre. << Cunquis l'en ai païs e teres tantes, << Que Carles tient, ki ad la barbe blanche ! 2335 << Pur ceste espée ai dulur e pesance : << Mielz voeill murir qu'entre païens remaignet. << Damnes Deus père, n'en laissier hunir France ! >> Aoi. CC Rollanz ferit en une pierre bise : Plus en abat que jo ne vus sai dire. 2340 L'espée cruist, ne fruisset ne ne briset, Cuntre le ciel amunt est resortie. Quant veit li quens que ne la freindrat mie, Mult dulcement la pleinst à sei meïsme : << E ! Durendal, cum ies bele e seintisme ! 2345 << En l'oret punt asez i ad reliques : << La dent seint Pierre e de l' sanc seint Basilic. << E des chevels mun seignur seint Denise ; << De l' vestement i ad seinte Marie. << Il nen est dreiz que païen te baillisent, 2350 << De chrestiens devez estre servie. << Ne vus ait hum ki facet cuardie ! 2328. Puillanie. Mot dont le sens a paru douteux. Est-ce la Pologne ? est-ce, comme on l'a cru, la Pouille ? Le texte de Paris dit que Roland con- quit d'une part la Puille, de l'autre la Poulaingne. Il semble, en outre, qu'on pourrait traduire ce mot par << Pologne >> pour ces trois autres motifs : 1° parce ce pays est nommé ici à côté de la Bulgarie, et que, dans toute cette énu- mération, on nomme ensemble les pays qui sont situés à peu près dans une même zone ou dans une même direc- tion ; 2° parce que le mot Puillanie répond à celui des Polancs, ou Slaves de la plaine, qui envahirent les vallées de la Vistule au VIe siècle, et donnè- rent plus tard leur nom à tout ce LA CHANSON DE ROLAND 215 << Je lui conquis le Poitou et le Maine ; << Je lui conquis la libre Normandie : << Je lui conquis Provence et Aquitaine. << La Lombardie et toute la Romagne ; << Je lui conquis la Bavière et les Flandres, << Et la Bourgogne et toute la Pologne. << Constantinople qui lui rendit hommage, << Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir : << Je lui conquis Ecosse, Galles, Irlande << Et l'Angleterre, son domaine privé. << En ai-je assez conquis de pays et de terres. << Que tient Charles à la barbe chenue ! << Et maintenant j'ai grande douleur à cause de cette épée. << Plutôt mourir que de la laisser aux païens ! << Que Dieu n'inflige point cette honte à la France ! CC Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise : Plus en abat que je ne saurais dire. L'acier grince ; il ne rompt pas : L'épée remonte en amont vers le ciel. Quand le comte s'aperçoit qu'il ne la peut briser. Tout doucement il la plaint en lui-même : << Ma Durendal, comme tu es belle et sainte ! << Dans ta garde dorée il y a bien des reliques : << Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile. << Des cheveux de monseigneur saint Denis, << Du vêtement de la Vierge Marie. << Non, non, ce n'est pas droit que païens te possèdent. << Ta place est seulement entre des mains chrétiennes. << Plaise à Dieu que tu ne tombes pas entre celles d'un lâche ! pays ; 3° parce que la forme Puille se trouve an vers 371. Dans la Chronique des ducs de Normandie, au v. 38870, on lit ces mots : Cens de Polane et cens de Frise, lesquels se rapportent évi- demment aux Polonais. Et nous pour- rions multiplier ces exemples, qui nous paraissent véritablement décisifs. 2345. En l'oret punt osez ad re- liques. << Dans ton pommeau se trou- vent un morceau de dent de saint Pierre, du sang de saint Biaise et des cheveux de saint Denis. >> (Keiser Karlomlagnus's Kronike.) L'énuméra- tion de ces reliques a varié suivant les Remaniements. Il y a là quelques élé- ments de critique pour établir la prove- nance et l'âge de ces différents textes. 216 LA CHANSON DE ROLAND << Mult larges teres de vus avrai cunquises << Que Carles tient, ki la barbe ad flurie << E l' Emperere en est e ber e riches. >> Aoi. CCI 2355 Ço sent Rollanz que la mort le trespren ! : De vers la teste sur le coer li descent. Desuz un pin i est alez curant, Sur l'herbe verte s'i est culchiez adenz : Desuz lui met s'espée e l'olifant. 2360 Turnat sa teste vers la païene gent : Pur ço l'ad fait que il voelt veirement Que Carles diet e trestute sa gent, Li gentilz quens, qu'il fut morz cunquerant. Cleimet sa culpe e menut e suvent : 2365 Pur ses pecchiez Deu puroffrit le guant. Aoi. CCII Ço sent Rollanz de sun lens n'i ad plus ; Devers Espaigne gist en un pui agut. A l' une main si ad sun piz batut : << Deus ! meie culpe, vers les tues vertuz, 2370 << De mes pecchiez, des granz e des menuz, << Que jo ai fait dès l'ure que nez fui << Tresqu'à cest jur que ci sui consoüz ! >> Sun destre guant en ad vers Deu tendut : Angle de l' ciel i descendent à lui. Aoi. CCIII 2375 Li quens Rollanz' se jut desuz un pin : Envers Espaigne en ad turnet sun vis ... De plusurs choses à remembrer li prist : De tanz païs que li ber ad cunquis, De dulce France, des humes de sun lign, 2380 De Charlemagne, sun seignur, ki l' nurrit. LA CHANSON DE ROLAND 217 << Combien de terres j'aurai par toi conquises, << Que tient Charles à la barbe fleurie << Et qui sont aujourd'hui la richesse de l'Empereur ! >> CCI Roland sent que la mort l'entreprend Et qu'elle lui descend de la tète sur le coeur. Il court se jeter sous un pin ; Sur l'herbe verte il se couche face contre terre : Il met sous lui son olifant et son épée, Et se tourne la tète du côté des païens. Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c'est qu'il veut Faire dire à Charlemagne et à toute l'armée des Francs, Le noble comte, qu'il est mort en conquérant. Il bat sa coulpe, il répète son mea culpa : Pour ses péchés, au ciel il tend son gant. CCII Roland sent que son temps est fini. Il est là, au sommet d'un pic qui regarde l'Espagne ; D'une main il frappe sa poitrine : Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance, << Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands, << Pour tous ceux que j'ai faits depuis l'heure de ma naissance << Jusqu'à ce jour où je suis parvenu. >> Il tend à Dieu le gant de sa main droite, Et voici que les anges du ciel s'abattent près de lui. CCIIII Il est là, gisant sous un pin, le comte Roland ; Il a voulu se tourner du côté de l'Espagne. Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses : De tous les pays qu'il a conquis, Et de douce France, et des gens de sa famille, Et de Charlemagne, son seigneur, qui l'a nourri : 218 LA CHANSON DE ROLAND Ne poet muer n'en plurt e ne suspirt. Mais lui meïsme ne voelt metre en ubli : Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit : << Veire paterne, ki unkes ne mentis, 2385 << Seint Lazarun de mort resurrexis << E Daniel des leuns guaresis. << Guaris de mei l'annie de tuz périlz << Pur les pecchiez que en ma vie fis ! >> Sun destre guant à Deu en puroffrit, 2390 E de sa main seinz Gabriel l'ad pris. Desur sun braz teneit le chief enclin : Juintes ses mains est alez à sa fin. Deus li tramist sun angle cherubin E seint Michiel de la Mer, de l' Peril. 2395 Ensemble od els seinz Gabriel i vint. L'anme de l' cunte portent en pareïs. Aoi. _______________ LA CHANSON DE ROLAND 219 Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de soupirer. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli.. Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu : << O notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis. << Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts << Et défendis Daniel contre les lions, << Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls, << A cause des péchés que j'ai faits en ma vie. >> Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite : Saint Gabriel l'a reçu. Alors sa tête s'est inclinée sur son bras, Et il est allé, mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie un de ses anges chérubins Et saint Michel du Péril. Saint Gabriel est venu avec eux. Ils emportent l'âme du comte au paradis ... _______________ LA CHANSON DE ROLAND TEXTE, TRADUCTION ET COMMENTAIRE ; ________________ TROISIEME PARTIE LES REPRÉSAILLES LE CHATIMENT DES SARRASINS CCIV Morz est Rollanz, Deus en ad l'anme es ciels ... - Li Emperere en Rencesvals parvient. Il nen i ad ne veie, ne sentier, 2400 Ne vuide terre, ne aine, ne plein pied. Que il n'i ait o Franceis o païen. Carles escriet : << U estes vus, bel niés ? << U l'Arcevesques e li quens Oliviers ? << U est Gerins e sis cumpainz Geriers ? 2405 << Otes ù est, e li quens Berengiers ? << Ives e Ivories, que j' aveie tant chiers ? << Qu' est devenuz li Guascuinz Engeliers . << Sansun li dux e Anseïs li fiers ? << U est Gerarz de Russillun, li vielz, 2410 << Li duze Per que j' aveie laissiet ? >> De ço qui calt, quant nuls nen respundiet ? << Deus, dist li reis, tant me pois esmaier << Que jo ne fui à l'estur cumencier ! >> Tiret sa barbe cume hum Ici est iriez. 2415 Plurent des oilz si barun chevalier : Encuntre tere se pasment vint millier : Naimes li dux en ad mult grant pitiet. Aoi. CCV En Rencesvals mult grant est la dulur : Il nen i ad chevalier ne barun Que de pitiet mult durement ne plurt : 2420 Plurent lur filz, lur frères, lur nevulz E lur amis e lur liges seignurs. Encuntre terre se pasment li plusur. LE CHATIMENT DES SARRASINS CCIV Roland est mort : Dieu a l'âme aux cieux ... - L'Empereur, cependant, arrive à Roncevaux. Pas une seule voie, pas même un seul sentier. Pas un espace vide, pas un aune, pas un pied de terrain Où il n'y ait un corps de Français ou de païen : << Où êtes-vous, s'écrie Charles ; beau neveu, où êtes-vous ? << Où est l'Archevêque ? où le comte Olivier ? << Où Gérin et son compagnon Gérier ? << Où sont le comte Bérengier et Othon ? << Ive et Ivoire que j'aimais si chèrement ? << Où est Engelier le Gascon ? << Et le duc Samson et le baron Anséis ? << Où est Gérard de Roussillon, le vieux ? << Où sont les douze Pairs que j'avais laissés derrière moi ? Mais, hélas ! à quoi bon ? personne, personne ne répond. << Dieu, dit le roi, j'ai bien lieu d'être en grand émoi. << N'avoir point été là pour commencer la bataille ! >> Et Charles de s'arracher la barbe, comme un homme en grande colère ; Et tous ses barons chevaliers d'avoir des larmes plein les yeux. Vingt mille hommes tombent à terre, pâmés : Le duc Naimes en a très-grande pitié. CLV La douleur est grande à Roncevaux. Il n'y a pas un seul chevalier, pas un seul baron. Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes. Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux. Leurs amis et leurs seigneurs liges. Un grand nombre tombent à terre, pâmés. 224 LA CHANSON DE ROLAND Naimes li dux d'iço ad fait que pruz ; Tut premereins l'ad dit l'Empereür : 2425 << Veez avant de dous liwes de nus : << Veeir puez les granz chemins puldrus, << Qu' asez i ad de la gent païenur. << Kar chevalchiez : vengiez ceste dulur. << - E Deus, dist Carles, ja sunt il là si loinz ! 2430 << Cunsentez mei e dreiture e honur : << De France dulce m'unt tolue la flur. >> Li reis cumandet Gebuin e Otun. Tedbald de Reins e le cunte Milun : << Guardez le camp e les vais e les munz, 2435 << Laissiez les morz tut issi cum il sunt, << Que n'i adeist ne beste ne leun, << Ne n'i adeist esquiers ne garçun ; << Jo vus défend que n'i adeist nuls hum, << Jusque Deus voeillet qu' en cest camp revengium. >> 2440 E cil respundent dulcement, par amur : << Dreiz emperere, chiers sire, si ferum. >> Mil chevaliers i retienent des lur. Aoi. CCVI Li Emperere fait ses graisles suner ; Pois, si chevalchet od sa grant ost, li ber. 2445 De cels d'Espaigne unt les esclos truvez, Tiennent l'encalz, tuit en sunt cumunel. Quant voit li reis le vespre décliner, Sur l'herbe verte descent il en un pret. Se culchet à tere, si priet damne Deu 2450 Que le soleill pur lui facet arester, La noit targier e le jur demurer. As li un angle ki od lui soelt parler : Isnelement si li ad cumandet : << Carles, chevalche : ne te faldrat clartet. 2455 << La flur de France as perdut, ço set Deus : 2462. Ai il um angle ki od lui soelt parler. C'est saint Gabriel, comme il LA CHANSON DE ROLAND 225 Mais le duc Naimes s'est conduit en preux, Et, le premier, a dit à l'Empereur : << Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous, << Voyez-vous la poussière qui s'élève des grands chemins ? << C'est la foule immense de l'armée païenne. << Chevauchez, Sire, et vengez votre douleur. << - Grand Dieu ! s'écrie Charles, ils sont déjà si loin ! << Le droit et l'honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande ; << Ils m'ont enlevé la fleur de douce France. >> Alors le roi donne des ordres à Gebouin et à Othon. A Thibaut de Reims et au comte Milon : << Vous allez garder ce champ, ces vallées et ces montagnes. << Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont ; << Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n'y touchent pas, << Non plus que les garçons et les écuyers. << Je vous défends de laisser personne y porter la main, << Jusqu'à ce que nous soyons de retour, par la grâce de Dieu. Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour << Ainsi ferons-nous, cher Sire, droit empereur. >> Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers. CCVI L'Empereur fait sonner ses clairons ; Puis il s'avance à cheval, le baron, avec sa grande armée Enfin ils trouvent la trace des païens. Et, d'une ardeur commune, commencent la poursuite. Mais le roi s'aperçoit alors que le soir descend. Alors il met pied à terre sur l'herbe verte, dans un pré. S'y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu De vouloir bien pour lui arrêter le soleil, Dire à la nuit d'attendre, au jour de demeurer. Voici l'ange qui a coutume de parler avec l'Empereur. Et qui, rapide, lui donne cet ordre : << Chevauche, Charles : la clarté ne te fera point défaut. << Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait ; est dit aux vers 2526 et 2847. [fig. p286.jpg] 226 LA CHANSON DE ROLAND << Vengier te poes de la gent criminel. >> A icel mot l'Emperere est muntez. CCVII Pur Carlemagne fist Deus vertul nuilt grant Kar li soleilz est remés en estant. 2460 Païen s'en fuient, bien les encalcent Franc ; El' Val-Ténèbres, là les vunt ateignant : Vers Sarraguce les encalcent ferant, À colps pleniers les en vunt ociant. Tolent lur veies e les chemins plus granz. 2465 L'ewe de Sebre (ele lur est devant), Mult est parfunde, merveilluse e curant : Il n'i ad barge ne drodmund ne caland. Païen recleiment un lur deu Tervagant ; Pois, saillent enz, mais il n'i unt guarani. 2470 Li adubet en sunt li plus pesant, Envers le funt s'en turnerent alquant, Li altre en vunt encuntreval flotant. Li mielz guarit en ont boüt itant, Tuit sunt neiet par merveillus ahan. 2475 Françeis escrient : << Mar veïstes Rollant ! >> Aoi. CCVIII Quant Carles veit que tuit sunt mort païen, Alquant ocis e li plusur neiet, (Mult grant eschec en unt si chevalier), Li gentilz reis descenduz est à pied, 2480 Se culchet à tere, si'n ad Deu graciet. Quant il se drecet, li soleilz est culchiez. Dist l'Emperere : << Tens est de l' herbergier, << En Rencesvals est tart de l' repairier. << Noz cheval sunt e las e ennuiet : 2458. Pur Carlemagne fist Deus vertut mult grant. Ce vers était de- venu presque proverbial. Nous lisons dans Otinel (XIIIe siècle) : Kalle que Dex j'urama tant - Qu'il fist mi- racles por lui en son virant (vers LA CHANSON DE ROLAND 227 << Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. >> A ces mots. l'Empereur remonte à cheval. CCVII Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle : Car le soleil s'est arrêté, immobile, dans le ciel. Les païens s'enfuient ; mais les Français les poursuivent, Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres, A grands coups les poussent sur Saragosse : Ils les frappent terriblement, ils les tuent ; Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies. Devant eux est le cours de l'Èbre : Le fleuve est profond et le courant terrible. Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland. Alors les Sarrasins invoquent Tervagant, un de leurs dieux ; Puis se jettent dans l'Èbre, mais n'y trouvent pas le salut. Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants. Beaucoup tombent au fond ; Les autres flottent à vau-l'eau ; Les plus heureux y boivent rudement. Tous finissent par être noyés très-cruellement. << Vous avez vu Roland, s'écrient les Français. Mais cela ne vous a point porté bonheur. >> CCVIII Quand Charles voit que tous les païens sont morts. Les uns tués, les autres noyés ; Quand il voit que ses chevaliers ont fait un grand butin, Le noble roi est descendu à pied : Il s'étend à terre et remercie Dieu ... Quand il se releva, le soleil était couché. << C'est l'heure, dit-il, de songer au campement : << Car il est trop tard pour revenir à Roncevaux. << Nos chevaux sont las et épuisés ; 18, 19), et dans les Saisnes (fin du XIIe siècle ) : Et Charlemagne d'Aiz que Dex purama tant - Qu'il fist maint bel miracle por lui en son vi- vant. (Laisse I.) 228 LA CHANSON DE ROLAND 2485 << Tolez les seles, les freins qu'il unt es chiefs, << E par ces prez les laissiez refreidier. >> Respundent Franc : << Sire, vus dites bien. >> Aoi. CCIX Li Emperere ad prise sa herberge ; François descendent en la tere déserte. 2490 A lur chevals unt tolues les seles, Les freins ad or lur metent jus des testes ; Livrent lur prez : asez i ad fresche herbe : D'altre cunreid ne lur poent plus faire. Ki mult est las il se dort cuntre tere ; 2490 Icele noit n'unt unkes escaltguaite. Aoi. CCX Li Kmperere s'est culchiez en un pret : Sun grant espiet met à sun chief li ber ; Icele noit ne s' voelt il desarmer, Si ad vestut sun blanc osberc safret, 2500 Laciet sun helme ki est ad or gemmez, Ceinte Joiuse, unkes ne fut sa per, Ki cascun jur muet trente clartez. Asez savum de la lance parler 2501. Joiuse. L'épée de Charlemagne était, d'après Fierabras (XIIIe siècle), L'oeuvre du forgeron Veland. Dans le Charlemagne de Girart d'Amiens (com- pilation du commencement du XIVe siè- cle), on lit, qu'elle avait d'abord appar- tenu à Pépin ; mais, d'après le Cronica general de Espana, ce fut Galienne qui donna Giosa à Charles, et c'est avec elle qu'il vainquit l'émir Braimant. == S'il en faut croire le récit primitif du Voyage à Jérusalem, (Karlamagnus Saga XIIIe siècle ), c'est dans le pom- meau de << Joyeuse >> que le grand empereur mit le fer de lance qui avait été au nombre des Instruments de la Passion. Même il n'aurait donné qu'a ce moment le nom de Joyeuse à la célèbre épée, et le témoignage de notre Roland (v. 2508) s'accorde ici avec celui de la Karlamagnus Saga. Et dès lors le cri national des Français fut : Montjoie. == L'épée Joyeuse avait mille vertus. Tout d'abord elle jetait une clarté incomparable ; puis elle préservait de l'empoisonnement son heureux possesseur. C'est une épée du même nom que les cycliques de la Geste de Garin mettent aux mains de Guil- laume, après la mort de Charlemagne. Mais peut-être convient-il de voir là une seconde << Joyeuse >>, et la véritable épée du grand empereur est sans doute celle qu'on lui a placée au poing dans son tombeau, et dont il menace encore des païens. LA CHANSON DE ROLAND 229 << Enlevez-leur les selles et les freins, << Et laissez-les se rafraîchir dans les prés. << - Sire, répondent les Français, vous dites bien. CCIX L'Empereur prend là son campement ; Les Français descendent de cheval au milieu de ce désert ; Ils enlèvent les selles de leurs chevaux Et leur ôtent les freins d'or ; Puis ils les lancent dans les prés où il y a de l'herbe fraîche ; Ils ne peuvent pour eux faire autre chose. Ceux qui sont las s'endorment sur la terre : Cette nuit-là on ne fit pas le guet. CCX L'Empereur s'est couché dans un pré : Il a mis sa grande lance à son chevet, le baron ; Car il ne veut pas se désarmer cette nuit. Il a vêtu son blanc haubert, bordé d'orfroi ; Il a lacé son heaume gemmé d'or : Il a ceint Joyeuse, cette épée qui n'eut jamais sa pareille, Et qui chaque jour change trente fois de clarté. Nous pourrions vous parler de la lance 2502-2506. Ki cascun jur, etc. << Kar- lamagnus resta ceint de son épée, nom- mée Joïus, qui était à trente couleurs pour chaque jour. Et il possède un clou avec lequel Notre-Seigneur fut attaché à la croix. Il l'a mis dans le pommeau de son épée, et, à l'extrémité, quelque chose de la lance du Seigneur, avec la- quelle il fut percé. >> (Karlamagnus Saga, ch. XXXVIII.) Notre Chanson ne parle pas du saint clou. == La Keiser Karl Magnus's Kronike abrège violem- ment tout ce passage. 2503. Asez savum. de la lance par- ler. La lance dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix a été l'objet de nombreux récits pendant toute la durée du moyen âge. Il est facile de reconnaître ici deux courants légen- daires, tout à fait distincts l'un de l'autre, et qui ne se sont jamais confondus. == Dans la plus ancienne version du Voyage à Jérusalem, Char- lemagne rapporte d'Orient la fameuse relique que le roi de Constantinople lui a donnée ; il l'enferme religieu- sement dans le pommeau de son épée, à laquelle il donne désormais le nom de Giovise (Joyeuse) : d'où le cri de Muntgeoy (Montjoie). Et tel est le récit de la Karlamagnus Saga, qui peut ici passer pour le type le plus res- pectable de la légende carlovingienne. == Toute autre est la tradition << cel- tique >>. Nous l'avons ailleurs exposée longuement, et il nous suffit, pour faire 230 LA CHANSON DE ROLAND Dunt Nostre Sire fut en la cruiz naffrez 2505 Carles en ad l'amure, mercit Deu ! En L'oret punt l'ad faite manuvrer. Pur ceste honur e pur ceste bontet Li nums Joiuse l'espée fut dunez. Barun franceis ne l' deivent ublier : 2510 Enseigne en unt de Munjoie crier ; Pur ço ne s' poet nule gent cuntrester. Aoi. CCXI Clere est la noit e la lune luisant. Carles se gist, mais doel ad de Rollant, E d' Olivier li peiset mult forment, 2515 Des duze Pers, de la franceise gent Qu' en Rencesvals ad laissiet morz sanglenz Ne poet muer n'en plurt e ne s' desment. E priet Deu qu'as anmes seit guarant. Las est li reis, kar la peine est mult grant ; 2520 Endormiz est, ne pout mais en avant. Par tuz les prez or se dorment li Franc : Yi ad cheval ki poisset estre en estant : Ki herbe voelt il la prent en gisant. Mult ad apris ki bien conoist ahan. Aoi. connaître le dernier type où cette lé- gende a fini par se condenser, de résu- mer Perceval le Gallois ... Ce Perceval est le fils d'une pauvre veuve du pays de Galles. Après mille aventures, il arrive un jour dans un château mer- veilleux. Un valet paraît, portant une lance d'où coule une goutte de sang ; puis deux damoiselles, dont l'une tient un bassin d'or, un graal : Perceval est dans le palais du Roi-Pécheur. Par malheur, il n'est pas assez curieux pour demander l'explication de << la lance qui saigne >>. De là, ses infor- tunes. II perd soudain la mémoire ; bien plus, il reste cinq ans sans entrer dans une église. Maie enfin, un jour de vendredi saint, il confesse ses péchés, il communie, il renaît à une vie nou- velle. Ici commencent soudain d'autres aventures. Perceval, réhabilité et pur, se met a la recherche du bassin d'or et de la lance. Mille obstacles l'arrê- tent ; mille séductions le tentent : il en triomphe et arrive de nouveau chez le Roi-Pécheur. Il n'oublie pas cette fois de demander << pourquoi la lance saigne >>. On lui répond que cette lance est celle dont Longus perça le côté du Sauveur sur la croix, et que le bassin d'or est celui où Joseph d'Arimathie a recueilli le sang divin. Le graal guérit toutes blessures et ressuscite les morts ; mais il faut, pour en approcher, être en état de grâce, Perceval donne la preuve qu'il est le plus pieux che- LA CHANSON DE ROLAND 231 Dont Notre-Seigneur fut percé sur la croix : Eh bien ! Charles, grâce à Dieu, en possède le fer Et l'a fait enchâsser dans le pommeau doré de son épée. A cause de cet honneur, à cause de sa bonté, On lui a donné le nom de Joyeuse ; Et ce n'est pas aux barons français de l'oublier, Puisqu'ils ont tiré de ce nom leur cri de Montjoie. Et c'est pourquoi aucune nation ne leur peut tenir tète. CCXI La nuit est claire, la lune est brillante, Charles est couché, mais il a grande douleur en pensant à Roland, Et le souvenir d'Olivier lui pèse cruellement, Avec celui des douze Pairs et de tous les Français Qu'il a laissés rouges de sang et morts, à Roncevaux. Il ne peut se retenir d'en pleurer, d'en sangloter. Il prie Dieu de se faire le sauveur de ces âmes. Mais le roi est fatigué : car ses peines sont bien grandes. Il n'en peut plus, et, lui aussi, finit par s'endormir. Par tous les prés on ne voit que Français endormis. Pas un cheval n'est de force à se tenir debout. Et celui qui veut de l'herbe la prend sans se lever. Ah ! il a beaucoup appris, celui qui connut la douleur. valier de la terre, et se met tout aus- sitôt à la poursuite d'un certain Per- tinax, qui a jadis volé au Roi-Pécheur une épée merveilleuse. Il atteint ce misérable, et le tue. Le Roi-Pécheur abdique alors en sa faveur, et Perceval règne glorieusement pendant sept ans. Mais, au bout de ce temps, il se fait ermite, et meurt en odeur de sainteté. Le jour de sa mort, le bassin et la lance furent transportés au ciel. Ils y sont encore et y demeureront toujours ... == Telle est l'analyse, très-rapide, de Parceval le Gallois, de cette oeuvre de Chrestien de Troyes qui, par malheur, est encore inédite. La lance, comme on le voit, y tient une place considérable ; mais la Chanson de Roland est abso- lument étrangère à toutes ces fables. On voit par là quel abîme sépare les deux cycles. 2506. En l'oret punt l'ad faite ma- nuvrer. Il ne s'agit ici que de l'amure ou de la pointe de la lance ; mais non pas de la lance elle-même. Or, suivant une tradition ancienne, qui est repro- duite par Guillaume de Malmesbury (Pertz, X, p. 460), Hugues Capet en- voya à Ethelstan, roi d'Angleterre, la lance de Charlemagne. << Elle pas- sait, dit l'écrivain anglais, pour être celle qui fut enfoncée dans le côté du Seigneur par la main du centu- rion. >> Cette citation est de M. Gaston Paris, Histoire poétique de Charle- magne. p. 374. 232 LA CHANSON DE ROLAND CCXII 2525 Carles se dort cume hum k' est traveilliez. Seint Gabriel li ad Deus enveiet. L'Empereur li cumandet à guaitier. Li angles est tute noit à sun chief. Par avisiun li ad anunciet 2530 D'une bataille ki encuntre lui iert : Senefiance l'en demustrat mult grief. Carles guardat amunt envers le ciel : Veit les tuneires e les venz e les giels E les orez, les merveillus tempiers : 2535 E fous e flambe i est apareilliez : Isnelement sur tute sa gent chiet ; Ardent cez banstes de fraisne e de pumier E cist escut jusqu'as bucles d'or mier ; Fruissent cez banstes de cez trenchanz espiez. 2540 Cruissent osberc e cist helme d'acier. En grant dulur i veit ses cbevaliers. Urs e leupart les voelent pois mangier, Serpent e guivres, dragun e aversier : Grifuns i ad plus de trente milliers. 2545 Nen i ad cel à Franceis ne se giet. E Franceis crient : << Carlemagne, aidiez ! >> Li reis en ad e dulur e pitiet, Aler i voelt, mais il ad desturbier : Devers un gualt uns granz leün li vient, 2550 Mult par ert pesmes e orgoillus e fiers ; Sun cors meïsme i asalt e requiert. A braz ambsdous prenent sei pour luitier : Mais ço ne set quels abat ne quels chiet. . Li Emperere ne s'est mie esveilliez. Aoi. CCXIII 2555 Après icele li vient altre avisiun : Qu'il ert en France ad Ais, ad un perrun, LA CHANSON DE ROLAND 233 CCXII Comme un homme travaillé par la douleur, Charles s'est endormi. Alors Dieu lui envoie saint Gabriel, Auquel il confie la garde de l'Empereur. L'ange passe toute la nuit au chevet du roi. Et, dans un songe, lui annonce Une grande bataille qui sera livrée aux Français ... Puis il lui a montré le sens très-grave de cette vision. Charles donc, jetant un regard là-haut, dans le ciel. Y vit les tonnerres, les gelées, les vents, Les orages, les effroyables tempêtes, Les feux et les flammes toutes prêtes : Et soudain tout cela tombe sur son armée. Voici qu'elles prennent feu, les lances de pommier ou de frêne ; Voici qu'ils s'embrasent, les écus aux boucles d'or pur : Quant au bois des épieux tranchants, il est en pièces. Les hauberts et les heaumes d'acier grincent. Quelle douleur pour les chevaliers de Charles ! Des ours, des léopards se jettent sur eux pour les dévorer. Avec des guivres, des serpents, des dragons, des monstres semblables aux diables, Et plus de trente mille griffons. Tous, tous se précipitent sur les Français : << A l'aide, Charles, à l'aide ! >> s'écrient-ils. Le roi en a grande douleur et pitié ; Il y voudrait aller ; mais voici l'obstacle : Du fond d'une forêt un grand lion s'élance sur lui. La bête est orgueilleuse, féroce, épouvantable, Et c'est au corps du roi qu'elle s'attaque. Tous les deux, pour lutter, se prennent à bras le corps. Quel est le vainqueur ? quel est le vaincu ? On ne le sait. L'Empereur ne se réveille pas ... CCXIII Après ce songe, Charles en a un autre. Il rêve qu'il est en France, à Aix, sur un perron, 234 LA CHANSON DE ROLAND En dons caeines si teneit un brohun. Devers Ardene veeit venir trente urs : Cascuns parolet altresi cume hum. 2560 Diseient li : << Sire, rendez le nus ! >> Il nen est dreiz que il seit niais od vus : Nostre parent devum estre à sucurs. De sun palais uns bels veltres aeurt. Entre les altres asaillit le greignur 2565 Sur l'herbe verte, ultre ses cumpaignuns. Là vit li reis si merveillus estur ; Mais ço ne set li quels veint ne quels nun ... Li angles Deu ço demustret à l' barun. Carles se dort tresqu' à l' main à l' cler jur. Aoi. CCXIV 2570 Li reis Marsilies s'en fuit en Sarraguce : Suz une olive est descenduz en l'umbre. S'espée rent e sun helme e sa brunie, Sur la verte herbe mult laidement se culchet : La destre main ad perdue trestute, 2575 De l' sanc qu'en ist se pasmet e anguisset. Dedevant lui sa muillier Bramimunde Pluret e criet, mult forment se doluset ; Ensembl'od lui plus de vint milie humes Ki tuit maldient Carlun e France dulce. 2580 Ad Apollin en vunt en une crute, Tencent à lui, laidement l' despersunent : << E ! malvais Deus, pur quei nus fais tel hunte ? << Cest nostre rei pur quei laissas cunfundre ? << Ki mult le sert, malvais luer l'en dunes. >> 2585 Pois, si li tolent sun sceptre e sa curune, Par les mains l' pendent desur une culumbe, Entre lur piez à tere le tresturnent, A granz bastuns le batent e defruisent. 2558. Devers Ardene, etc. La Karla- Magnus Saga a mal compris ce pas- sage : << Karlamagnuse rêva qu'il était chez lui, au pays des Franks, dans son palais. Et il lui sembla qu'il avait les fers aux pieds. Et il vit trente hommes LA CHANSON DE ROLAND 235 Tenant un ours dans une double chaîne. Soudain, de la forêt d'Ardenne, il en voit venir trente autres, Oui parlent chacun comme un homme : << Rendez-nous-le, Sire, disent-ils ; << Il n'est pas juste que vous le reteniez plus longtemps. << C'est notre parent, et nous devons le secourir. >> . Mais alors, du fond du palais, accourt un beau lévrier Qui, parmi ces bêtes sauvages, attaque la plus grande, Sur l'herbe verte, près de ses compagnons. Ah ! le roi assiste ici à une lutte merveilleuse ; Mais quel est le vainqueur ? quel est le vaincu ? Charles n'en sait rien ... Voilà ce que l'ange de Dieu montre au baron : Et Charles reste endormi jusqu'au lendemain, au clair jour ... CCXIV Le roi Marsile cependant arrive en fuyant à Saragosse. Il descend de cheval et s'arrête à l'ombre, sous un olivier : Il rend à ses serviteurs son épée, son heaume et son haubert Puis très-piteusement se couche sur l'herbe verte. Il a perdu sa main droite, Le sang en sort, et Marsile tombe en angoisse et en pâmoison. Voici devant lui sa femme Bramimonde, Qui pleure, crie, et très-douloureusement se lamente. Plus de vingt mille hommes sont avec elle ; Tous maudissent Charles et maudissent la douce France. Apollon, leur Dieu, est là dans une grotte : ils se jettent sur lui. Lui font mille reproches, mille outrages : << Eh ! méchant Dieu, pourquoi nous fais-tu telle honte ? << Et notre roi, pourquoi l'as-tu laissé confondre ? << Tu paies bien mal ceux qui te servent. >> Alors ils enlèvent à Apollon son sceptre et sa couronne ; ILs l'attachent par les mains à une colonne. Le retournent à terre sous leurs pieds, Lui donnent de grands coups de bâton et le mettent en mor- ceaux. voyageant vers une ville nommée Ar- dena, et qui disaient entre eux : Le roi Karlamagnus a été vaincu, et il ne portera plus la couronne. >> (Chap. XXXVIII.) Rien de tout cela dans la Keiser Karl Magnus's Kronike. 236 LA CHANSON DE ROLAND E Tervagan tolent sun escarbuncle, 2590 E Mahummet enz en un fosset butent. E porc e chien le mordent e defulent. Aoi. CCXV De pasmeisun en est venuz Marsilies : Fait sei porter en sa cambre voltice : Tante culur i ad peinte e escrite. 2595 E Bramimunde le pluret, la reine, Trait ses chevels, si se cleimet caitive. A l'altre mot, mult haltement s'escriet : << E ! Sarraguce, cum ies hoi desguarnic << De l' gentil rei ki t'aveil en baillie ! 2600 << Li nostre deu i unt fait felunie, << Ki en bataille hoi matin le faillirent. << Li amiralz i ferat cuardie, << S'il ne cumbat à cele gent hardie << Ki si sunt fier n'unt cure de lur vies. 2605 << Li Emperere od la barbe flurie << Vasselage ad e mult grant estultie : << S'il ad bataille, il ne s'en fuirat mie. << Mult est granz doels que nen est ki l' ociet. Aoi. CCXVI Li Emperere, par sa grant poestet, 2610 Set anz tuz pleins ad en Espaigne estet ; Prent i castels e alquantes citez. Li reis Marsilies s'en purcaçat asez ; A l' premier an fist ses briefs seieler. En Babilunie Baligant ad mandet : 2614. Baligant. Dans la Chronique de Turpin, qui est suivie par vingt de nos poëtes, Marsire et Beligand sont deux frères, qui ont été l'un et l'autre LA CHANSON DE ROLAND 237 Tervagan aussi y perd son escarboucle. Quant à Mahomet, on le jette dans un fossé Où les porcs et les chiens le mordent et marchent dessus. CCXV Marsile revient de sa pâmoison Et se fait porter dans sa chambre, Sur les murs de laquelle on a écrit et peint plusieurs tableaux en couleurs. La reine Bramimonde y est tout en larmes ; Elle s'arrache les cheveux : << Ah ! malheureuse ! >> répète-t-elle. Puis, élevant la voix, elle dit encore : << Saragosse, te voilà donc privée << Du noble roi qui t'avait en son pouvoir ! << Nos dieux sont des félons << De nous avoir ainsi manqué dans le combat. << Il nous reste l'émir. Quelle lâcheté << S'il n'engage pas la lutte avec cette race hardie, avec ces Français << Qui ont assez de vaillance pour ne point songer à leur vie ! << Chez leur empereur à barbe fleurie << Quel courage, quelle témérité ! << Ce n'est pas lui qui reculerait jamais d'un seul pas dans la bataille. << C'est grande douleur, en vérité, qu'il n'y ait personne pour le tuer. >> CCXVI L'empereur Charles, par sa grande puissance, Etait demeuré sept années entières en Espagne Il y avait pris châteaux et cités. Le roi Marsile en avait eu grand souci Et, dès la première année, avait fait sceller ses lettres. Il y réclamait du secours de Baligant, qui était à Babylone en Egypte. envoyés en Espagne par l'émir de Babylone, et qui règnent tous deux à Saragosse. Ils attaquent ensemble l'ar- rière garde, commandée par Roland. 238 LA CHANSON DE ROLAND 2615 C' est l'amiralz, de veille antiquitet ; Tut survesquiet e Virgilie e Omer), En Sarraguce l' ait succurre, li ber ; E, s'il ne l' fait, il guerpirat ses deus, Tutes ses ydles que il soelt aürer, 2620 Si recevrai seinte chrestientet, A Carlemagne se vuldrat acorder. E cil est loinz, si ad mult demuret. Mandet sa gent de quarante regnez ; Ses granz drodmunz en ad fait aprester, 2625 Eschiez e barges e galies e nefs. Suz Alixandre ad un port juste mer : Tut sun navilie i ad fait aprester. Ço est en mai. à 1' premier jur d'estet. Tutes ses oz ad empeintes en mer. CCXVII 2630 Granz sunt les oz de cele gent averse : Siglent à fort e nagent e guvernent. En sum cez maz e en cez haltes vernes, Asez i ad carbuncles e lanternes ; Là sus amunt pargetent tel luiserne 2635 Par mi la noit la mer en est plus bele. E, cum il vienent en Espaigne la tere, Tuz li païs en reluist e esclairet. Jusqu'à Marsilie en parvunt les nuveles. CCXVIII Gent païenur ne voelent cesser unkes : 2640 Issent de mer, vienent as ewes dulces ; Marsire est tué par le neveu de Charles ; Beligand s'enfuit. == Dans notre vieux poëme, au contraire, Baligant est re- présenté comme le grand émir de Babylone, dont Marsile n'est que le vassal, et qui a vingt antres rois à ses ordres. En deux mots, c'est le chef suprême de l'Islam. 2624. Drodmunz. Le dromond est le navire de guerre et de marche ; le cha- land est le transport, et, en particulier le transport de guerre. == Dans le dro- LA CHANSON DE ROLAND 239 C'était l'émir, le vieil émir, Survivant à Virgile et à Homère. Marsile avait demandé à ce vrai baron d'aller le secourir à Saragosse. << Si Baligant n'y consentait, Marsile quitterait ses dieux . Renoncerait à toutes les idoles qu'il adore, Recevrait la sainte loi du Christ, Et ferait sa paix avec Charlemagne. >> Or, Baligant est loin, et il avait longtemps tardé. II avait convoqué le peuple de ses quarante royaumes, Avait fait apprêter ses grands dromonds. Barques, esquifs, galères et vaisseaux de toute sorte. A Alexandrie, qui est un port de mer. Il avait enfin rassemblé toute sa flotte ... C'était en mai, au premier jour d'été : Il a lancé sur mer toute son armée. CCXVII Elle est grande l'armée de la gent païenne ! Et voilà cette flotte qui cingle rapidement, navigue et se gou- verne. Au sommet des mâts, et sur les hautes vergues. Il y a lanternes et escarboucles Qui, de là-haut, projettent telle lumière Qu'en pleine nuit la mer paraît plus belle encore. Au moment où ils arrivent en vue de la terre d'Espagne. Tout le pays en est illuminé ; La nouvelle en va jusqu'à Marsile. CCXVIII L'armée païenne ne veut pas faire halte un moment. Elle sort de la mer, entre dans les eaux douces. mond ou faisait entrer les chevaux : témoin ce passage de l'Entrée en Es- pagne, où l'on voit Roland introduire son cheval dans un dromond à l'aide de cordes et de poulies. Seulement l'estor- mant dn bateau Desor li dos bastiaus fait bastir un soler, - Tant com li bon cival poit à loisir ester. (Ms. fr. de Ve- nise, XXI, f° 228.) Cf. la planche VIII de la tapisserie de Bayeux, qui nous montre des charpentiers occupés à la construction de ces vaisseaux. 240 LA CHANSON DE ROLAND Laissent Marbrise e si laissent Marbruse ; Par Sebre amunt lut lui- navilie turnent. Asez i ad lanternes e carbuncles : Tute la noit mult grant clartet lur dunent. 2645 A icel jur vienent à Sarraguce. Aoi. CCXIX Clers est li jurz e li soleilz luisant. Li amiralz est issuz de l' caland : Espaneliz fors le vait adestrant ; Dis e set rei après le vunt sivant ; 2650 Cuntes e dux i ad bien ne sai quanz. Suz un lorier, ki est en mi un camp, Sur l'herbe verte getent un palie blanc ; Un faldestoel i uni mis d'olifant ; Desur s'asiet li païens Baliganz. 2655 E tuit li altre sunt remés en estant. Li sire d'els premiers parlai avant : << Ores oiez, franc chevalier vaillanz : << Carles li reis, l'emperere des Francs, << Ne deit mangier, se jo ne li cumant. 2660 << Par tute Espaigne m'ad l'ail guère mult grant ; << En France dulce le voeill aler querant : << Ne fierai en trestut mun vivant, << Jusqu'il seit morz o lut vifs recreant. >> Sur sun genuill en fiert sun destre guant. Aoi. CCXX 2665 Pois qu'il l'a dit, mult s'en est afichiez Que ne lerrat, pur lut l'or desuz ciel, Qu'il ait ad Ais ù Carles soelt plaidier. Sa gent li loent, si li uni cunseilliet. Pois, apelal dous de ses chevaliers, 2670 L'un Clarifan e l'altre Clarien : << Vus estez filz à l' rei Maltraïen, << Ki suleit faire messages volentiers. << Jo vus cumant qu'en Sarraguce algiez ; LA CHANSON DE ROLAND 241 Laisse derrière elle Marbrise et Marbrouse, Et remonte le cours de l'Èbre avec tous ses navires. Que de lanternes, que d'escarboucles sur cette flotte ! C'est, pendant toute la nuit, une clarté immense : Le jour même elle arrive à Saragosse. CCXIX Clair est le jour, brillant est le soleil. L'émir sort de son vaisseau ; Espanelis marche à sa droite ; Dix-sept rois le suivent. Quant aux comtes et aux ducs, on n'en sait pas le nombre. A l'ombre d'un laurier, au milieu d'un champ, On jette sur l'herbe un tapis de soie blanche ; On y place un fauteuil d'ivoire, Et le païen Baligant s'y asseoit, Tandis que tous les autres restent debout. Leur chef parle le premier : << Oyez, leur dit-il, francs chevaliers vaillants. << Le roi Charles, empereur des Français, << N'aura la permission de manger que si je le veux bien. << Il m'a fait dans toute l'Espagne une trop longue guerre : << C'est dans sa douce France que je veux aller l'attaquer ; << Point ne m'arrêterai de toute ma vie, << Avant de le voir à mes pieds, ou mort. >> Et Baligant donne sur son genou un coup de son gant droit. CCXX L'émir l'a dit, l'émir s'entête : Il ne manquera pas, pour tout l'or qui est sous le ciel, D'aller jusqu'à Aix, où Charles tient sa cour. Ses hommes l'approuvent et lui donnent même conseil. Alors il appelle deux de ses chevaliers, L'un Clarifan, l'autre Clarien : << Votre père, le roi Maltraïen, << Faisait volontiers les messages. << Vous, allez à Saragosse, je le veux. 242 LA CHANSON DE ROLAND << Marsiliun de meie part nunciez, 2675 << Cuntre Franceis li sui venuz aidier ; << Se jo trois l' ost, mult grant bataille i iert ; << Si l'en dunez cest guant ad or pleiet, << El' destre puign si li faites calcier. << Si li portez cest bastuncel d'or mier, 2680 << E à mei vienget reconoistre sun fieu. << En France irai pur Carlun guerreier ; << S'en ma mercit ne se culzt à mes piez << E ne guerpist la lei de chrestiens, << Jo li toldrai la curune de l' chief. >> 2685 Païen respundent : << Sire, mult dites bien. >> Aoi. CCXXI Dist Baliganz : << Kar chevalchiez, baruns ; << L'uns port le guant, li altre le bastun. >> E cil respundent : << Chiers sire, si ferum. >> Tant chevalchièrent qu' en Sarraguce sunt. 2690 Passent dis portes, traversent quatre punz. Tutes les rues ù li burgeis estunt. Cum il aproisment en la citet amunt, Vers le palais oïrent grant fremur : Asez i ad de la gent païenur, 2693 Plurent e crient, demeinent grant dulur, Pleignent lur deus Tervagan e Mahum E Apollin, dunt il mie nen unt. Dit l' uns à l'altre : << Caitifs ! que deviendrum ? << Nus est venue male cunfusiun. 2700 << Perdut avum le rei Marsiliun : << Hier li trenchat Rollanz le destre puign. << Nus n'avum mie de Jurfaleu le Blunt ; << Trestute Espaigne iert hoi en lur bandun. >> Li dui message descendent à l' perrun. Aoi. CCXXII 2705 Lur chevals laissent dedesuz une olive : Dui Sarrazin par les resnes les pristrent. LA CHANSON DE ROLAND 243 << Annoncez de ma part au roi Marsile << Que je le viens secourir contre les Français. << Si je les rencontre, quelle bataille ! << Donnez-lui ce gant brodé d'or, << Mettez-le-lui au poing droit, << Et portez-lui aussi ce bâton d'or massif. << Puis, quand il sera venu me rendre hommage, << J'irai en France faire la guerre à Charles. << Si l'Empereur ne s'étend à mes pieds pour me demander grâce, << S'il ne veut pas renier la foi chrétienne, << Je lui arracherai la couronne de la tête. << - Bien dit, >> s'écrient les païens. CCXXI << Et maintenant à cheval, barons, à cheval, dit Baligant. << L'un de vous portera le gant, l'autre le bâton. >> Et ceux-ci de répondre : << Ainsi ferons-nous, cher seigneur. >> Ils chevauchent si bien qu'ils arrivent à Saragosse ; Ils traversent dix portes, passent quatre ponts Et parcourent toutes les rues où se tiennent les bourgeois. Comme ils approchent du haut de la ville, Ils entendent un grand bruit du côté du palais. C'est une foule de païens Qui pleurent, qui crient, qui se livrent à une grande douleur Qui se plaignent de leurs dieux Tervagan et Mahomet, Et de cet Apollon dont ils n'ont rien reçu : << Malheureux ! disent-ils, que deviendrons -nous ? << La honte et le malheur sont tombés sur nous. << Nous avons perdu le roi Marsile, << Dont le comte Roland a coupé le poing droit. << Jurfaleu le blond n'est plus ; << Toute l'Espagne va tomber en leurs mains. >> Sur ce, les deux messagers descendent au perron. CCXXII Les messagers laissent leurs chevaux à l'ombre d'un olivier, Et deux Sarrasins les prennent par les rênes. 244 LA CHANSON DE ROLAND E li message par los mantels se tindrent ; Pois, sunt muntet sus el' palais altisme. Cum il entrerent en la cambre voltice, 2710 Par bêle amur à l' rei gent salut firent : << Cil Apollin ki mis ad en baillie << E Tervagan e Mahum nostre sire << Salvent le rei e guardent la reine ! >> Dist Bramimunde : << Or oi mult grant folie : 2715 << Cist nostre deu sunt en recreantise : << En Rencesvals malvaises vertuz firent. << Noz chevaliers i unt laissiet ocire ; << Cest mien seignur en bataille faillirent. << Le destre puign ad perdut, n'en ad mie, 2720 << Si li trenchat li quens Rollanz, li riches. << Trestute Espaigne avrat Carles en baillie << Que deviendrai, duluruse, caitive ? << Lasse ! que n'ai un hume ki m'ociet ! >> Aoi. CCXXIII Dist Claiens : << Dame, ne parlez tant. 2725 << Message sumes à l' païen Baligant. << Marsiliun, ço dist, sera guarant : << Si l'en enveiet sun bastun e sun guant. << En Sebre avum quatre milie calanz, << Eschiez e barges e galies curanz ; 2730 << Drodmunz i ad ne vus sai dire quanz. << Li amiralz est riches e poisant, << En France irat Carlemagne querant : << Rendre le quiet o mort o recréant. >> Dist Bramimunde : << Mar en irat itant ! 2738 << Plus près d'ici purrez truver les Francs ; << En ceste tere ad estet ja set anz. << Li Emperere est ber e cumbatant, << Mielz voelt murir que ja fuiet de camp, << Suz ciel n'ad rei qu'il prist à un enfant. 2740 << Carles ne crient hume ki seit vivant. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 245 Puis tous les deux, se tenant par leurs manteaux, Sont montés au plus haut du palais. Comme ils entrent dans la chambre voûtée, Ils font, par bon amour, un salut au roi Marsile : << Que Mahomet qui nous tient en son pouvoir, << Que Tervagan et notre seigneur Apollon << Sauvent le roi et gardent la reine ! << - Quelle folie dites-vous là ? s'écrie Bramimonde ; << Nos dieux ne sont que des lâches, << Et n'ont fait à Roncevaux que mauvaise besogne. << Ils y ont laissé mourir tous nos chevaliers << Et ont abandonné, en pleine bataille, mon propre seigneur. << Marsile a perdu son poing, qui manque à son bras, << Et c'est Roland, le puissant comte, qui le lui a tranché. << Charles aura bientôt toute l'Espagne entre les mains. << Ah ! misérable, ah ! chétive ! que vais-je devenir ? << Malheureuse ! n'y a'-t-il point quelqu'un qui veuille me tuer ? CCXXIII << - Dame, dit alors Clarien, faites trêve aux paroles : << Nous sommes les messagers du païen Baligant, << Qui sera, dit-il, le libérateur de Marsile. << Voici le gant el le bâton qu'il lui envoie. << Là bas, sur l'Èbre, nous avons quatre mille chalands, << Esquifs, barques et rapides galères. << Qui pourrait compter nos dromonds ? << L'émir est riche, il est puissant ; << Il poursuivra, il attaquera Charlemagne jusque dans sa France, << Et veut le voir à ses pieds demandant grâce, ou mort. << - Les choses n'iront pas si bien, répond la reine. << Vous pourrez plus près d'ici rencontrer les Français. << Charles est depuis sept ans dans cette terre. << C'est un vaillant, un vrai baron : << Il mourrait plutôt que de fuir. << Tous les rois de la terre sont pour lui des enfants, << Et Charlemagne ne craint aucun homme vivant. 246 LA CHANSON DE ROLAND CCXXIV << - Laissiez ç' ester, >> dist Marsilies li reis. Dist as messages : << Seignurs, parlez à mei. << Ja veez vus que à mort sui destreiz. << N'ai filz ne filie dunt jo face mun heir : 2745 << Un en aveie : cil fut ocis hier seir. << Mun seignur dites qu'il me vienget veeir. << Li amiralz ad en Espaigne dreit : << Quite li cleim, se il la voelt aveir ; << Pois, la defendet encuntre les Franceis. 2750 << Vers Carlemagne li durrai bon cunseill : << Cunquis l'avrat d'hoi cest jur en un meis. << De Sarraguce les clefs li portereiz. << Prud eu avrat, ço li dites, se m' creit. >> E cil respundent : << Sire, vus dites veir. >> Aoi. CCXXV 2755 Ço dist Marsilies : << Carles li emperere << Mort m'ad mes humes, ma tere deguastée << E mes citez fraites e violées. << Il jut anuit sur celé ewe de Sebre ; << Jo ai cuntet n'i ad que set liwées. 2760 << L'amiraill dites que s' ost il i ameinet ; << Par vus li mand, bataille i seit justée. >> De Sarraguce les clefs lur ad livrées. Li messagier ambedui l'enclinerent : Prenent cungied, à cel mot s'en turnerent. Aoi. CCXXVI 2765 Li dui message es chevals surit muntet : Isnelement issent de la citet. A l' amiraill en vunt tut esfreet, De Sarraguce li presentent les clefs. Dist Baliganz : << Que avez vus truvet ? LA CHANSON DE ROLAND 247 CCXXIV << - Laissez tout cela, dit le roi Marsile. << Seigneurs, dit-il aux messagers, c'est à moi qu'il faut parler. << Vous voyez que je suis en mortelle détresse : << Point n'ai de fils, ni de fille, ni d'héritier. << Hier soir j'en avais un : on me l'a tué. << Dites donc à votre seigneur de me venir voir. << Il a des droits sur la terre d'Espagne ; << S'il la veut toute avoir, je la lui cède : << Qu'il se charge seulement de la défendre contre les Français. << Je pourrai lui donner quelques bons conseils contre Charles. << Et il l'aura peut-être vaincu avant un mois. << En attendant, portez-lui les clefs de Saragosse, << Et dites-lui que, s'il me croit, il en sera largement récompensé. << - Vous dites vrai, >> répondent les deux messagers. CCXXV << L'empereur Charles, dit Marsile, << M'a tué tous mes hommes, a ravagé toute ma terre, << Violé et mis en pièces toutes mes cités. << Maintenant il campe sur le bord de l'Èbre, << Et nous ne sommes, je crois, séparés de lui que par sept lieues. << Dites à l'émir qu'il amène son armée, << Dites-lui de ma part de lui livrer bataille. >> Marsile leur met alors aux mains les clefs de Saragosse. Les deux messagers le saluent, Prennent congé, s'en retournent. CCXXVI Ils sont montés à cheval, les deux messagers, Et sont rapidement sortis de la cité. Tout effrayés, ils vont trouver l'émir Et lui présentent les clefs de Saragosse. << Eh bien, dit Baligant, qu'avez-vous trouvé là -bas ? 248 LA CHANSON DE ROLAND 2770 << U est Marsilies que j' aveie mandet ? >> Dist Clariens : << Il est à mort naffrez. << Li Emperere fut hier as porz passer : << Si s'en vuleit en dulce France aler. << Par grant honur se fist rere-guarder : 2775 << Li quens Rollanz, sis niés, i fut remés, << E Oliviers, e tuit li duze Per, << De cels de France vint milliers d' adubez. << Li reis Marsilies s'i cumbatit, li ber ; << Il e Rollanz se sunt entrencuntrez. 2780 << De Durendal li dunat un colp tel << Le destre puign li ad de l' cors sevret ; << Sun filz ad mort qu'il tant suleit amer, << E les baruns qu'il i out amenet ; << Fuiant s'en vint, qu'il n'i pout mais ester. 2785 << Li Emperere l'ad encalciet asez. << Li reis vus mandet que vus le succurez. << Quite vus cleimet d'Espaigne le regnet. >> E Baliganz cumencet à penser : Si grant doel ad pur poi qu'il n'est desvez. Aoi. CCXXVII 2790 << Sire amiralz, ço li dist Clariens, << En Rencesvals une bataille out hier. << Morz est Rollanz e li quens Oliviers, << Li duze Per, que Carles aveit tant chiers ; << De lur Franceis i ad morz vint milliers. 2795 << Li reis Marsilies le puing destre i perdiet. << E l' Emperere asez l'ad encalciet. << En ceste tere n'est remés chevaliers << Ne seit ocis o en Sebre neiez. << Desur la rive sunt Franceis herbergiet : 2800 << En cest païs nus sunt tant aproeciet, << Se vus vulez, li repairiers iert griefs. >> E Baliganz le reguart en ad fier. En sun curage en est joüs e liez ; De l' faldestoel se redrecet en piez, 2805 Pois, si escriet : >> Baruns, ne vus targiez, << Eissez des nefs, muntez, si chevalchiez. LA CHANSON DE ROLAND 249 << Où est Marsile, que j'avais mandé ? << - Il est blessé à mort, dit Clarien. << L'empereur Charles est passé hier aux défilés ; << Car il voulait retourner en douce France. << Par grand honneur, il se fit suivre d'une arrière-garde << Où demeura son neveu Roland. << Avec Olivier, avec les douze Pairs, << Avec vingt mille chevaliers de France. << Le roi Marsile, en vrai baron, leur a livré une grande bataille. << Roland et lui s'y sont rencontrés tous les deux ; << Mais d'un terrible coup de sa Durendal << Roland lui a tranché le poing droit : << Puis il lui a tué son fils, qu'il aimait si chèrement, << Avec tous les barons qu'il avait amenés. << Ne pouvant tenir pied, Marsile s'est enfui, << Et l'Empereur l'a très-vivement poursuivi. << Secourez le roi de Saragosse, voilà ce qu'il vous mande. << Et il vous abandonne tout le royaume d'Espagne. >> Baligant devient alors tout pensif, Et peu s'en faut qu'il ne devienne fou, tant sa douleur est grande. CCXXVII << Seigneur émir, lui dit Clarien. << Il y a eu hier une bataille à Roncevaux ; << Roland y est mort, mort aussi le comte Olivier ; << Morts les douze Pairs que Charles aimait tant ; << Morts vingt mille Français. << Mais le roi Marsile y a perdu le poing droit . << Et l'Empereur l'a très-vivement poursuivi. << Dans toute cette terre, enfin, il n'est plus un seul chevalier << Qui ne soit mort ou dans les eaux de l'Ébre. << Les Français campent sur la rive, << Et les voici là, tout près de nous. << Mais, si vous le voulez, la retraite sera rude pour eux. >> La fierté entre alors dans le regard de Baligant, Et dans son coeur la joie. Il se lève de son fauteuil, il se redresse, Puis : << Barons, s'écrie-t-il, pas de retard. << Sortez de vos vaisseaux, montez à cheval, en avant ! 250 LA CHANSON DE ROLAND << S'or ne s'en fuit Carlemagnes li vielz, << Li rois Marsilies encoi serat vengiez : << Pur sun puign destre l'en liverrai le chief. >> Aoi. CCXXVIII 2810 Païen d'Arabe des nefs se sunt issut ; Pois, sunt muntet es chevals e es muls. Si chevalchièrent - que fereient il plus ? Li amiralz, ki trestuz les esmut, Si 'n apelat Gemalfin, un soen drut : 2815 << Jo te cumant de mes oz tut l' aün. >> Pois, est muntez en un soen destrier brun ; Ensembl'od lui enmeinet quatre dux. Tant chevalchat qu'en Sarraguce fut. Ad un perrun de marbre est descenduz, 2820 E quatre cunte l'estreu li unt tenut. Par les degrez el' palais muntet sus. E Bramimunde vient curant cuntre lui ; Si li ad dit : << Dolente ! si mar fui ! << A itel hunte mun seignur ai perdut. >> 2825 Chiet li as piez ; l' amiralz la reçut. Sus en la cambre à doel en sunt venut. Aoi. CCXXIX Li reis Marsilies, cum il veit Baligant, Dunc apelat dous Sarrazins espans : << Pernez m'as braz, si m' dreciez en seant. >> 2830 A l' puign senestre ad pris un de ses guanz. Ço dist Marsilies : << Sire reis amiranz. << Ma tere tute e mun regne vus rend, << E Sarraguce e l' honur k' i apent. << Mei ai perdut e trestute ma gent. >> 2835 E cil respunt : << Tant sui jo plus dolent. << Ne pois à vus tenir lung parlement ; LA CHANSON DE ROLAND 251 << Si le vieux Charlemagne ne nous échappe en fuyant, << Dès aujourd'hui le roi Marsile sera vengé. << Pour la main qu'il a perdue, je lui donnerai le chef de l'Empereur. >> CCXXVIII Les païens d'Arabie sont sortis de leurs vaisseaux ; Puis sont montés sur leurs chevaux et leurs mulets, Et les voilà qui marchent en avant. Ont-ils rien de mieux à faire ? Quand l'émir les a tous mis en mouvement, Il appelle un sien ami Gemalfin : << Je te confie le commandement de toute mon armée. >> Puis Baligant est monté sur son cheval brun ; Avec lui n'emmène que quatre ducs, Et, sans s'arrêter, chevauche jusqu'à Saragosse. Il descend sur un perron de marbre, Et quatre comtes lui ont tenu l'étrier. L'émir alors monte par les degrés jusqu'au haut du palais, Et Bramimonde s'élance au-devant de lui : << Ah ! malheureuse, misérable que je suis ! s'écrie-t-elle ; << J'ai perdu mon seigneur, et combien honteusement ! >> Elle tombe aux pieds de Baligant, qui la relève, Et tous deux, en grande douleur, entrent dans la chambre d'en haut ... CCXXIX Marsile, dès qu'il aperçoit Baligant, Appelle deux Sarrasins espagnols : << Prenez-moi à bras, et redressez-moi. >> De sa main gauche, alors, il prend un de ses gants, Et : << Seigneur émir, dit-il, << Je vous remets ici toute ma terre avec tout mon royaume ; << Je vous donne Saragosse et tout le fief qui en dépend. << Ah ! je me suis perdu, et j'ai perdu tout mon peuple ! << - Ma douleur en est grande, répond l'émir ; << Mais je ne saurais parler plus longtemps avec vous ; 252 LA CHANSON DE ROLAND << Jo sai asez que Carles ne m'atent. << E nepurquant de vus reçeif le guant. >> A l' doel qu'il ad s'en est turnez plurant, 2840 Par les degrez jus de F palais descent, Muntet el' cheval, vient à sa gent puignant. Tant chevalchat qu'il est premiers devant ; D'ures en altres si se vait escriant : << Venez, païen, kar ja s'en fuient Franc. >> Aoi. CCXXX 2845 Al' matinet, quant primes apert l' albe. Esveilliez est li emperere Carles. Seinz Gabriel, Ici de par Deu le guardet, Levet sa main, sur lui fait sun signaele. Li reis se drecet, si ad rendut ses armes. 2850 Si se desarment par tute l'ost li altre. Pois, sunt muntet, par grant vertut chevalchent Cez veies lunges e cez chemins mult larges : Si vunt veeir le merveillus damage, En Rencesvals, là ù fut la bataille. Aoi. CCXXXI 2855 En Rencesvals en est Carles entrez ; Des morz qu'il troevet cumencet à plurer. Dist as Franceis : << Seignurs, le pas tenez ; << Kar mei meïsme estoet avant aler << Pur mun nevuld que vuldreie truver. 2860 << Ad Ais esteie, ad une feste anel : << Si se vantouent mi vaillant bacheler << De forz esturs, de batailles campels : << D'une raisun oï Rollant parler : << Ja ne murreit en estrange regnet 2865 << Ne trespassast ses humes e ses pers : << Vers lur païs avreit sun chief turnet, << Cunquerrantment si finereit li ber. >> LA CHANSON DE ROLAND 253 << Car, je le sais, Charles ne m'attendra point. << Cependant je reçois le gant que vous m'offrez. >> Et, tout en larmes à cause de son grand deuil, il sort de la chambre. Baligant descend les degrés du palais, Monte à cheval, éperonne vers son armée, Si bien chevauche qu'il arrive sur le front de ses troupes, Et, de temps en temps, leur jette ce cri : << En avant, païens, en avant : les Français vont nous échapper. >> CCXXX Dès la première blancheur de l'aube, au petit matin, S'est éveillé l'empereur Charlemagne. Saint Gabriel, à qui Dieu l'a confié, Lève la main, et fait sur lui le signe sacré. Alors le roi se lève, laisse là ses armes. Et tous ses chevaliers se désarment aussi. Puis montent à cheval, et rapidement chevauchent Par ces larges routes, par ces longs chemins. Et où vont- ils ainsi ? Ils vont voir le grand désastre : Ils vont à Roncevaux. là où fut la bataille. CCXXXI Charles est revenu à Roncevaux. A cause des morts qu'il y trouve, commence à pleurer : << Seigneurs, dit-il aux Français, allez le petit pas ; << Car il me faut marcher seul en avant, << Pour mon neveu Roland que je voudrais trouver. << Un jour j'étais à Aix, à une fête annuelle ; << Mes vaillants bacheliers se vantaient << De leurs batailles, de leurs rudes et forts combats ; << Et Roland disait, je l'entendis, << Que, s'il mourait jamais en pays étranger, << On trouverait son corps en avant de ceux de ses pairs et de ses hommes ; << Qu'il aurait le visage tourné du côté du pays ennemi, << Et qu'enfin, le brave ! il mourrait en conquérant. >> 254 LA CHANSON DE ROLAND Plus qu'hum ne poet un bastuncel geter, Devant les altres est en un pui muntez. Aoi. CCXXXII 2870 Quand l'Emperere vait querre sun nevuld, De tantes herbes el' peêt truvat les flurs, Ki sunt vermeilles de l' sanc de noz baruns ; Pitiet en ad, ne poet muer n'en plurt. Desuz dous arbres parvenuz est amunt. 2875 Les colps Rollant conut en treis perruns. Sur l'herbe verte veit gésir sun nevuld ; Nen est merveille se Carles ad irur. Descent à pied, alez i est plein curs, Si prent le cunte entre ses mains ambsdous, 2880 Sur lui se pasmet, tant par est anguissus. Aoi. CCXXXIII Li Emperere de pasmeisun revint. Naimes li dux e li quens Acelins, Gefreiz d'Anjou e sis frère Tierris Prenent le rei, si l' drecent suz un pin. 2885 Guardet à tere, veit sun nevuld gesir. Tant dulcement à regreter le prist : << Amis Rollanz, de tei ait Deus mercit ! << Unkes nuls hum tel chevalier ne vit << Pur granz batailles juster e defenir. 2890 << La meie honur est turnée en declin. >> Carles se pasmet, ne s'en pout astenir. Aoi. CCXXXIV Carles li reis revint de pasmeisun ; Par mains le tienent quatre de ses baruns. Guardet à tere, veit gesir sun nevuld ; 2895 Cors ad gaillard, perdue ad sa culur, Turnez ses oilz, mult li sunt tenebrus. LA CHANSON DE ROLAND 255 Un peu plus loin que la portée d'un bâton que l'on jetterait, Charles est allé devant ses compagnons et a gravi une colline. CCXXXII Comme l'Empereur va cherchant son neveu, Il trouve le pré rempli d'herbes et de fleurs Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons. Et Charles en est tout ému ; il ne peut s'empêcher de pleurer. Enfin le roi arrive en haut, sous les deux arbres ; Sur les trois blocs de pierre il reconnaît les coups de Roland : Il voit son neveu qui gît sur l'herbe verte : Ce n'est point merveille si Charles en est navré de douleur. Il descend de cheval, court sans s'arrêter, Entre ses deux bras prend le corps de Roland, Et, de douleur, tombe sur lui sans connaissance. CCXXXIII L'Empereur revient de sa pâmoison. Le duc Naimes, le comte Acelin, Geoffroi d'Anjou et Thierri, frère de Geoffroi, Prennent le roi, le dressent contre un pin. Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu, Et si doucement se prend à le regretter : << Ami Roland, que Dieu te prenne en pitié ! << Jamais on ne vit ici-bas pareil chevalier << Pour ordonner, pour achever si grandes batailles. << Ah ! mon honneur tourne à déclin. >> Et l'Empereur se pâme ; il ne peut s'en empêcher. CCXXXIV Le roi Charles revient de sa pâmoison ; Quatre de ses barons le tiennent par les mains. Il regarde à terre, il y voit le corps de son neveu : Roland a perdu toutes ses couleurs, mais il a encore l'air gaillard ; Ses yeux sont retournés et tout remplis de ténèbres : 256 LA CHANSON DE ROLAND Carles le pleint par feid e par amur : << Amis Rollanz, Deus melet l'anme en flurs, << En lui pareïs, entre les glorius ! 2900 << Cum en Espaigne venis à mal, seignur ! << Jamais n'iert jurz de tei n'aie dulur. << Cum decarrat ma force e ma baldur ! << Nen avrai ja ki sustienget m'honur ; << Suz ciel ne quid aveir ami un sul. 2900 << Se j'ai parenz, nen i ad nul si prud. >> Trait ses crignels pleines ses mains ambsdous. Cent milie Franc en unt si grant dulur Nen i ad cel ki durement ne plurt. Aoi. CCXXXV << Amis Rollanz, jo m'en irai en France. 2910 << Cum jo serai à Loün, en ma cambre, << De plusurs regnes viendrunt li hume estrange, << Demanderunt ù est li quens catanies. << Jo lur dirrai qu'il est morz en Espaigne. << A grant dulur tiendrai pois mun reialme : 2915 << Jamais n'iert jurz que ne plur ne m'en pleigne. Aoi. CCXXXVI << Amis Rollanz, prozdum, juvente bele, << Cum jo serai ad Ais en ma capele, << Viendrunt h hume, demanderunt nuveles ; << Je 's lur dirrai merveilluses e pesmes : 2920 << Morz est mis niés, ki tant me fist cunquerre. << Encuntre mei revelerunt li Seisne << E Hungre e Bugre e tante gent averse, << Romain. Puillain e tuit cil de Palerne, << E cil d'Affrike c cil de Califerne ; 2910. A Loün. Ce couplet est fondé sur une légende du Xe siècle, et le suivant, LA CHANSON DE ROLAND 257 Et voici que Charles se met à le plaindre, en toute foi, en tout amour : << Ami Roland, que Dieu mette ton âme en saintes fleurs << Au paradis, parmi ses glorieux ! << Pourquoi faut-il que tu sois venu en Espagne ? << Jamais plus je ne serai-un seul jour sans souffrir à cause de toi. << Et ma puissance, et ma joie, comme elles vont tomber maintenant ! << Qui sera le soutien de mon royaume ? Personne. << Où sont mes amis sous le ciel ? Je n'en ai plus un seul. << Mes parents ? Il n'en est pas un de sa valeur. >> Charles s'arrache à deux mains les cheveux, Et cent mille Français en ont si grande douleur Qu'il n'en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes. CCXXXV << Ami Roland, je vais retourner en France ; << Et, quand je serai dans ma ville de Laon, << Des étrangers viendront de plusieurs royaumes << Me demander : << Où est le capitaine ? >> << Et je leur répondrai : << Il est mort en Espagne. >> << En grande douleur je tiendrai désormais mon royaume ; << Il ne sera point de jour que je n'en gémisse et n'en pleure. CCXXXVI << Ami Roland, vaillant homme, belle jeunesse, << Quand je serai à ma chapelle d'Aix, << Des hommes viendront, qui me demanderont de tes nouvelles : << Celles que je leur donnerai seront dures et cruelles : << Il est mort, mon cher neveu, celui qui m'a conquis tant de terres. << Et voilà que les Saxons vont se révolter contre moi, << Les Hongrois, les Bulgares, et tant d'autres peuples, << Les Romains avec ceux de la Pouille et de la Sicile, << Ceux d'Afrique et de Califerne. où il s'agit d'Aix, sur une tradition du VIIIe ou IXe siècle. 258 LA CHANSON DE ROLAND 2925 << Pois, encrerrunt mes peines e mes suffraites. << Ki guierat mes oz à tel poeste, << Quant cil est morz ki tuz jurz nus cadelet ? << E ! France dulce, cum remeins hoi deserte ! << Si grant doel ai que jo ne vuldreie estre. >> 2930 Sa barbe blanche cumencet à detraire, Ad ambes mains les chevels de sa teste. Cent milie Franc s'en pasment cuntre tere. Aoi. CCXXXVII << Amis Rollanz, as perdue la vie : << L'an me de tei en pareïs seit mise ! 2935 << Ki tei ad mort mult ad France hunie. << Si grant doel ai que ne vuldreie vivre, << De ma maisniée ki pur mei est ocise. << Ço duinset Deus, li filz seinte Marie, << Finz que jo vienge as maistres porz de Sizre. 2940 << L'anme de l' cors me seit hoi departie, << Entre les lur fust aluée e mise, << E ma car fust delez els enfuïe. >> Pluret des oilz, sa blanche barbe tiret. E dist dux Naimes : << Or ad Carles grant ire. >> Aoi. CCXXXVIII 2945 << Sire emperere, ço dist Gefreiz d'Anjou, << Ceste dulur ne démenez tant fort ; << Par tut le camp faites querre les noz, << Que cil d'Espaigne en la bataille unt morz ; << En un carnier cumandez qu' hum les port. >> 2950 Ço dist li reis : << Sunez en vostre corn. >> 2944. Or ad Carles grant ire. On lit ici, dans la Karlamagnus Saga (chap. XXXIX) et dans la Keiser Karl Magnus's Kronike, un très-curieux épisode qui ne se trouve nulle part ailleurs ... Le roi envoie tour à tour plu- sieurs chevaliers pour prendre l'épée de Roland. Ils ne réussissent pas à l'arra- cher des mains du mort. Charles en en- vole cinq autres A LA FOIS, << un pour chaque doigt. >> Peines perdues. L'Em- pereur s'aperçoit que, pour toucher à LA CHANSON DE ROLAND 259 << Mes souffrances augmenteront de jour en jour. << Eh ! qui pourrait conduire mon armée avec une telle puissance, << Quand il est mort, celui qui toujours était à notre tête ? << Ah ! douce France, te voilà orpheline ! << J'ai si grand deuil que j'aimerais ne pas être. >> Et alors il se prend à tirer sa barbe blanche, De ses deux mains arrache les cheveux de sa tête : Cent mille Français tombent à terre, pâmés. CCXXXVII << Ami Roland, tu as donc perdu la vie : << Que ton âme ait place au paradis ! << Celui qui t'a tué a déshonoré la France : << J'ai si grand deuil que plus ne voudrais vivre. << Ma maison, toute ma maison est morte à cause de moi. << Fasse Dieu, le fils de sainte Marie, << Avant que je vienne à l'entrée des défilés de Cizre, << Que mon âme soit aujourd'hui séparée de mon corps : << Qu'elle aille rejoindre leurs âmes, << Tandis qu'on enfouira ma chair près de leur chair. >> L'Empereur pleure de ses yeux ; il arrache sa barbe : << Grande est la douleur de Charles, >> s'écrit le duc Naimes. CCXXXVIII << Sire empereur, a dit Geoffroi d'Anjou, << Ne vous laissez point aller à tant de douleur. << Mais ordonnez, plutôt, qu'on cherche tous les nôtres sur le champ de bataille, << Oui, tous ceux qui ont été tués par les païens d'Espagne, << Et que dans un charnier on les transporte. << - Sonnez donc de votre cor, >> répond le roi. cette épée merveilleuse, ilfaut être aussi bon chevalier que Roland. Il se met à prier Dieu ; puis s'approche de l'épée de son neveu, et s'en empare très-facile- ment. Il en garda précieusement le pommeau, qui était plein de reliques ; mais, quant à la lame, il la jeta dans l'eau, loin de la terre, << parce qu'il savait qu'il n'appartenait à personne de la porter après Roland. >> V. notre traduction de la Saga et de la Chronique danoise, première édition, II, pp.247-264. 260 LA CHANSON DE ROLAND CVCXXXIX Gefreiz d'Anjou ad sun graisle sunet ; Franceis descendent, Carles l'ad cumandet. Tuz lur amis qu'il i unt morz truvet Ad un carnier sempres les unt portet. 2955 Asez i ad evesques e abez. Munjes, canunjes, pruveires curunez. Si 's unt asolz e seigniez de part Deu ; Mirre e timonie i firent alumer, Gaillardement tuz les unt encensez ; 2660 A grant honur pois les unt enterrez ; Si 's unt laissiez : qu'en fereient-il el ? Aoi. CCXL Li Emperere fait Rollant custoïr E Olivier, l'arcevesque Turpin ; Dedevant sei les ad fait tuz uvrir 2965 E tuz les coers en pâlie recuillir : En blancs sarcous de marbre sunt enz mis ; E, pois, les cors de baruns si unt pris, En quirs de cerf les treis seignurs unt mis : Bien sunt lavet de piment e de vin. 2970 Li reis cumandet Tedbald e Gebuin, Milun le cunte e Otun le marchis : << En treis carettes les guiez el' chemin ! >> Bien sunt cuvert d'un palie galazin. Aoi. 2954. Ad un carnier sempres les unt portet. Ici se trouve racontée, dans la Karlamagnus Saga (cap. XL) et dans la Keiser Karl Magnus's Kronike, le miracle des aubépines, qui se lit, avec une légère variante, dans la Chronique rimée de Philippe Mousket : << Charles ne sait comment reconnaître les ca- davres des païens. Dieu fait alors un grand prodige, et des buissons d'épines sortent des entrailles des mécréants. >> Cf. la Chronique rimée, édit. Reiffem- berg, p. 8063-8068. 2956. Curunez. La << couronne >>, c'est la tonsure. 2963. Turpin. La Keiser Karl Ma- gnus's Kronike, par égard sans doute pour la << Chronique de Turpin,>> ne peut ici se résigner a la mort du célèbre arche- vêque. Donc, elle affirme qu'on trouva LA CHANSON DE ROLAND 261 CCXXXIX Geoffroi d'Anjou a sonné de son cor, Et, sur l'ordre de Charles, les Français descendent de cheval. Tous leurs amis, qu'ils ont là trouvés morts, Dans un charnier sont transportés sur l'heure. Il y avait dans l'armée une foule d'évêques et d'abbés, De moines, de chanoines et de prêtres tonsurés. Ils donnent aux morts l'absoute et la bénédiction au nom de Dieu. On fait ensuite brûler de l'encens et de la myrrhe, Et tous, avec amour, ont encensé les corps. On les enterre à grand honneur : Puis (que pourraient-ils faire de plus ? ) les Français les ont laissés. CCXL L'Empereur fait garder les corps de Roland, D'Olivier et de l'archevêque Turpin. Il les fait ouvrir devant lui ; On dépose leurs coeurs dans une pièce de soie ; Puis on les met dans des cercueils de marbre blanc. Ensuite on prend les corps des trois barons, Et on les enferme en des cuirs de cerf, Après les avoir bien lavés avec du piment et du vin. Le roi donne l'ordre à Thibaut et à Gebouin, Au comte Milon et à Othon le marquis, De conduire ces trois corps sur trois voitures Où ils sont recouverts par un drap de soie de Galaza. Turpin encore vivant sur le champ de bataille. << On pansa ses blessures ; on le mit dans un bon lit. Il marcha de- puis lors avec des béquilles ; mais il resta archevêque tant qu'il vécut. >> 2969. Bien sunt lavet de piment e de vin. << D'autres poëmes, dit M. d'A- vril, mentionnent l'opération qui con- sistait à laver les corps des défunts avec de l'eau, du vin et du piment. >> Cf. notamment Raoul de Cambrai : Le cors li leve de froide eau et de vin. (P. 329 de l'édition Le Glay.) Dans Garin le Loherain (trad. P. Pa- ris, p. 249-253), on voit aussi que les corps étaient enfermés en des outres de cuir, etc. 2973. Palie galazin. De Lajazo. (Cf. F. Michel, Étoffes de soie, d'or et d'ar- gent, I, 329.) 262 LA CHANSON DE ROLAND CCXLI Venir s'en voelt li emperere Carles, 2975 Quant de païens li surdent les anguardes. De cels devant i vindrent dui message, De l' amiraill i nuncent la bataille : << Reis orguillus, nen est dreiz que t'en alges. << Veis Baligant ki après tei chevalchet : 2980 << Granz sunt les oz qu'il ameinet d'Arabe ; << Encoi verrum se tu as vasselage. >> Carles li reis en ad prise sa barbe, Si li remembret de l' doel e de l' damage. Mult fièrement tute sa gent reguardet ; 2985 Pois, si s'escriet à sa voiz grant e halte : << Baruns franceis, as chevals e as armes ! >> Aoi. CCXLII Li Emperere tut premereins s'adubet : Isnelement ad vestue sa brunie, Lacet sun helme, si ad ceinte Joiuse 2990 Ki pur soleill sa clartet nen escunset ; Pent à sun col un escut de Girunde, Tient sun espiet ki fut faiz à Blandune, En Tencendur sun bon cheval pois muntet (Il le cunquist es guez desuz Marsune ; 2995 Si 'n getat mort Malpalin de Nerbune) ; Laschet la resne, mult suvent l'esperunet, Fait sun eslais veant cent milie humes : Recleimet Deu e l'apostle de Rume. Aoi. CCXLIII Par tut le camp cil de France descendent, 3000 Plus de cent milie s'en adubent ensemble ; 2974. Venir s'en voelt, etc. La Kar- lamagnus Saga et la Keiser Karl Ma- gnus's Kronike omettent ici tout l'épi- sode de Baligant, pour en arriver im médiatement au récit des dernières funérailles des héros morts à Ronce- vaux et au jugement de Ganelon. == Le manuscrit de Lyon passe égale- LA CHANSON DE ROLAND 263 CCXLI L'empereur Charlemagne se dispose à partir, Quand, tout à coup, apparaît à ses yeux l'avant-garde des païens. Deux messagers se détachent du front de cette armée, Et, au nom de l'émir, annoncent la bataille à Charles : << Roi orgueilleux, tu ne peux plus nous échapper. << Baligant est là, sur tes traces ; << L'armée qu'il amène d'Arabie est immense : << On va bien voir aujourd'hui si tu es vraiment un vaillant. >> Le roi Charles s'arrache la barbe Au souvenir de sa douleur et du grand désastre ; Puis, sur toute son armée il jette un regard fier, Et, d'une voix très-haute et très-forte, s'écrie : << A cheval, barons français ; à cheval et aux armes ! >> CCXLII L'Empereur est le premier à s'armer : Vite, il endosse son haubert, Lace son heaume et ceint Joyeuse, son épée, Dont la clarté lutte avec celle du soleil. Puis à son cou il suspend un écu du Girone, Saisit sa lance qui fut faite à Blandonne, Et monte sur son bon cheval Tencendur, Qu'il a conquis aux gués sous Marsonne, Lorsqu'il fit tomber roide mort Malpalin de Narbonne. Charles lui lâche les rênes, et l'éperonne vivement. Devant cent mille hommes il fait un temps de galop, Réclamant Dieu et l'apôtre de Rome. CCXLIII Dans toute la vallée, les Français sont descendus de cheval, Et plus de cent mille hommes s'arment ensemble. ment sous silence tout l'épisode de Baligant et la grande bataille de Sa- ragosse, pour raconter sur-le-champ la rentrée de l'Empereur en << douce France >>, et l'histoire du message près de Girart et de Gilles. == Cf. la note du v. 3680. 264 LA CHANSON DE ROLAND Guarnemenz unt ki bien lur atalentent, Chevals curanz e lur armes mult gentes ; Cil gunfanun sur les helmes lur pendent. S'il troevent l' ost, bataille quient rendre. 3005 Pois, sunt muntet e unt grant escience. Quant Carles voit si beles cuntenances, Si 'n apelat Jozeran de Provence, Naimun le duc, Antrlnic de Maience : << En tels vassals deit hum aveir fiance ; 3010 << Asez est fols ki entr'els se dementet. << Se de venir Arrabit ne s' repentent, << La mort Rollant lur quid chièrement vendre. >> Respunt dux Naimes : << E Deus le nus cunsentet ! >> Aoi. CCXLIV Carles apelet Rabel e Guineman ; 3015 Ço dist li reis : << Seignurs, jo vus cumant ; << Seiez es lius Olivier e Rollant : << L'uns port l'espée, e l'altre l'olifant ; << Si chevalchiez el' premier chief devant, << Ensembl'od vus quinze milliers de Francs. 3020 << De bachelers, de noz meillurs vaillanz. << Après icels en avrat altretant : << Si 's guierat Gibuins e Loranz. >> Naimes li dux e li quens Jozerans Icez eschieles bien les vunt ajustant. 3025 S'il troevent l' ost, bataille i iert mult grant. Aoi. CCXLV De Franceis sunt les premières eschieles. Après les dous establisent la tierce. En cele sunt li vassal de Bavière : A trente milie chevaliers la preisièrent : 3030 Ja devers els bataille n'iert laissiée : 3019. Quinze milliers de Francs. C'est ici que le manuscrit de Versailles met en scène les Parisiens, qu'il couvre d'éloges : Ensemble à vos .XX. M. Pa- LA CHANSON DE ROLAND 265 Comme leurs équipements leur siéent bien ! Leurs chevaux sont rapides, leurs armes belles ; Leurs gonfanons pendent jusque sur leurs heaumes. S'ils trouvent l'armée païenne, certes ils lui livreront bataille. Les voilà qui montent en selle, avec quelle habileté ! Quand Charles voit si belles contenances, Il appelle Jozeran de Provence. Le duc Naimes et Anthelme de Mayence : << En de tels soldats qui n'aurait confiance ? << Désespérer serait folie. << A moins que les païens ne se retirent devant nous, << Je leur ferai payer cher la mort de Roland. << - Que Dieu le veuille ! >> répond le duc Naimes. CCXTJV Charles appelle Rabel et Guinemant : << Je veux, seigneurs, leur dit le roi. << Que vous preniez la place d'Olivier et de Roland ; << L'un de vous portera l'épée, et l'autre l'olifant. << En tête de toute l'armée, au premier rang, marchez, << Et prenez avec vous quinze mille Français, << Tous jeunes, et de nos plus vaillants. << Après ceux-là, il y en aura quinze mille autres << Que commanderont Gebouin et Laurent. >> Naimes le duc et le comte Jozeran Sur-le-champ disposent ces deux corps d'armée. S'ils rencontrent l'ennemi, quelle bataille ! CCXLV Telles sont les premières colonnes de l'armée française. Après ces deux-là, on forme la troisième. Les barons de Bavière la composent. Qui sont environ vingt mille chevaliers. Certes, ce ne seront point ceux-là qui laisseront la bataille risant,- Tuit bacheler e nobile cun- querant. Mais il est trop visible, à l'as- sonance, que le mot Parisant a été introduit de force. 266 LA CHANSON DE ROLAND Suz ciel n'ad gent que Carles ait plus chière, Fors cels de France ki les regnes cunquièrent. Li quens Ogiers li Daneis, li puigniere, Les guierat, kar la cumpaigne est fière. Aoi. CCXLVI 3035 Or treis eschieles ad l' emperere Carles. Naimes li dux pois establist la quarte De tels baruns qu'asez unt vasselage : Aleman sunt e si sunt de la Marche. Vint milie sunt, ço dient tuit li altre ; 3040 Bien sunt guarnit e de chevals e d'armes : Ja pur murir ne guerpirunt bataille. Si 's guierat Ilermans, li dux de Trace : Einz i murrat que cuardise i facet. Aoi. CCXLVII Naimes li dux e li quens Jozerans 3045 La quinte eschiele unt faite de Normans : Vint milie sunt, ço dient tuit li Franc ; Armes unt beles e bons chevals curanz ; Ja pur murir cil n'ièrent recreant ; Suz ciel n' ad gent ki plus poissent en camp. 3050 Richarz li vielz les guierat el' camp : Il i ferrat de sun espiet trenchant. Aoi. CCXLVIII La siste eschiele unt faite de Bretuns : Quarante milie chevaliers od els unt ; Icil chevalchent en guise de baruns. 3055 Dreites lur hanstes, fermez lur gunfanuns. LA CHANSON DE ROLAND 267 Car sous le ciel il n'est point de peuple que Charles aime autant, Sauf ceux de France, qui sont les conquérants des royaumes. Ce sera le comte Ogier le Danois, le brave combattant, Qui commandera les gens de Bavière. Belle compagnie, en vérité ! CCXLVI L'empereur Charles a déjà trois corps d'armée ; Naimes compose le quatrième Avec des barons qui sont d'un grand courage : Ce sont des Allemands des marches d'Allemagne, Qui, au dire de tous les autres, ne sont pas moins de vingt mille. Leurs chevaux sont bons, et leurs armes sont bonnes ; Plutôt que de quitter le champ, ils mourront. Leur chef est Hermann, le duc de Thrace : Plutôt que de faire une lâcheté, il mourra. CCXLVII Le duc Naimes et le comte Jozeran Ont fait la cinquième colonne avec les Normands ; Ils sont vingt mille, au dire de toute l'armée. Leurs armes sont belles, leurs chevaux sont bons et rapides. Les Normands mourront, mais ne se rendront pas. Il n'y a pas sur terre une race qui les vaille au champ de bataille. C'est le vieux Richard qui marchera à leur tête. Et il donnera de bons coups de son épieu tranchant. CCXLVIII Le sixième corps d'armée est composé de Bretons ; Ils sont bien quarante mille chevaliers. Ils ont, à cheval, tout l'air de vrais barons. Leurs lances sont droites, avec leurs gonfanons au bout. 268 LA CHANSON DE ROLAND Le seignur d'els apelent il Oedun : Icil cumandet le cunte Nevelun. Tedbald de Reins e le marchis Otun : << Guiez ma gent ; jo vus en faz le dun. >> Aoi. CCXLIX 3060 Li Emperere ad sis eschides faites : Naimes li dux pois eslablist la sedme. De Poitevins e des baruns d'Alverne. Quarante milie chevalier poeent estre ; Chevals unt bons e les armes mult beles. 3065 Cil surit par els en un val suz un tertre : Si 's beneïst Carles de sa main destre. Cels guierat Jozerans e Godselmes. Aoi. CCL E Foidme eschiele ad Naimes establie : De Flamengs est e des baruns de Frise. 3070 Chevaliers unt plus de quarante milie : Ja devers els n'iert bataille guerpie. Ço dist li reis : << Cist ferunt mun servise. >> << Entre Rembald e Hamun de Galice Les guierunt tut par chevalerie. Aoi. CCLI 3075 Entre Naimun e Jozeran le cunte La noefme eschiele unt faite de prozdumes. De Loherengs e de cels de Burguigne : Cinquante milie chevaliers unt par cunte, Helmes laciez e veslues lur brunies ; 3080 Espiez unt forz, e les hanstes sunt curtes. Se de venir Arrabit ne demurent, Cist les ferrunt, s' il ad els s'abandunent. Si 's guieral Tierris, li dux d'Argune. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 269 Leur seigneur s'appelle Eudes ; Mais il leur donne pour chefs le comte Nivelon Thibaut de Reims et le marquis Othon : << Conduisez mon peuple à la bataille ; je vous le confie. >> CCXLIX Voici donc six colonnes faites par l'Empereur : Le duc Naimes forme la septième Avec les Poitevins et les barons d'Auvergne ; Ils peuvent bien être quarante mille. Dieu ! les bons chevaux et les belles armes ! Ils sont là, seuls, dans un vallon, sous un tertre, Et Charles leur donne sa bénédiction de la main droite Leurs capitaines sont Jozeran et Gauselme. CCL Quant au huitième corps d'armée, Naimes le compose Avec les Flamands et les barons de Frise : Plus de quarante mille chevaliers. Ceux-là, certes, n'abandonneront pas la bataille. << Ils feront mon service, >> dit le roi. Ce sera Raimbaud, avec Aimon de Galice, Qui, par bonne chevalerie, les guidera au combat. CCLI Naimes, aidé du comte Jozeran, Forme la neuvième colonne avec de vaillants hommes : Ce sont ceux de Bourgogne et de Lorraine. Ils sont bien cinquante mille chevaliers, Avec leurs heaumes lacés et leurs hauberts. Leurs lances sont fortes et le bois en est court. Si les Arabes ne reculent point, S'ils engagent le combat, Lorrains et Bourguignons donneront de fiers coups. Leur chef est Thierry, le duc d'Argonne. 270 LA CHANSON DE ROLAND CCLV La disme eschiele est des baruns de France 3085 Cent milie sunt de nos meillurs catanies. Cors unt gaillarz e fières cuntenances, Les chiefs fluriz e les barbes unt blanches. Osbercs vestuz e lur brunies dublaines, Ceintes espées franceises e d'Espaigne ; 3090 Escuz unt genz de multes conoisances. Pois, sunt muntet ; la bataille demandent : Munjoie escrient ; od els est Carlemagnes. Gefreiz d'Anjou portet l'orie- flambe ; Seint Piere fut, si aveit num Romaine, 3095 Mais de Munjoie iloec out pris escange. Aoi. 3090. Escuz de multes conoisances. Vers obscur. C'est la seule trace que nous trouvions, dans notre poëme, d'un or- nement de l'écu qui, suivant quelques érudits, pourrait, de près ou de loin, ressembler à des armoiries. Or, ce n'é- taient en aucune façon de vraies ar- moiries ; mais un signe quelconque, ou, plutôt, une multitude de signes divers pour se reconnaître dans la bataille. Dans Aspremont, les chevaliers de Char- lemagne, que le poëte assimile à des croisés, à lor armes vont la crois acou- sant : - Por ce sera l'un l'antre co- noisant. (B. N. 2495, f° 125.) Mais le Roland n'indique encore rien de sem- blable, et c'est une probabilité de plus en faveur de ceux qui le croient an- térieur aux Croisades. 3093. Orie-flambe. Nous allons ré- sumer, en quelques propositions, les derniers travaux sur les origines de l'oriflamme : 1° La plus ancienne re- présentation de l'oriflamme nous est offerte par les mosaïques du triclinium de Saint-Jean-de-Latran, à Rome. (IXe siècle.) == 2° Sur l'une de ces deux mosaïques, on volt Charlemagne rece- voir des mains de saint Pierre une bannière verte qui est l'étendard de la ville de Rome ou des papes. (Fig. 1.) == [fig. p332.jpg] Fig. 1. LA CHANSON DE ROLAND 271 CCLV Les barons de France forment la dixième colonne. Ils sont cent mille de nos meilleurs capitaines ; Ils ont le corps gaillard et fière la contenance, La tête fleurie et la barbe toute blanche. Ils ont revêtu leurs doubles broignes et leurs hauberts, Ils ont ceint leurs épées de France ou d'Espagne ; Sur leurs écus sont mille signes divers, qui les font reconnaître. Ils montent à cheval : << La bataille ! la bataille ! >> s'écrient-ils ; Puis : << Montjoie ! >> Charlemagne est avec eux. Geoffroi d'Anjou porte l'oriflamme, Qui jusque-là avait nom Romaine, parce qu'elle était l'enseigne de Saint-Pierre ; Mais alors même elle prit le nom de Montjoie. [fig. p333.jpg] Fig 2. 3° Dans la seconde mosaïque, le même Charlemagne reçoit, des mains du Christ, une bannière rouge qui est l'étendard de l'Empire. (Fig. 2.) == 4° Or il est arrivé que l'auteur du Roland et nos autres poëtes ont con- fondu entre elles les deux bannières. Dans la bannière rouge, ils ont vu la bannière des papes, celle de saint Pierre, celle qui a nom Romaine. == 5° Plus tard, vers la fin du XIe siècle, lorsque les rois capétiens furent de- venus comtes du Vexin et avoués de l'abbaye de Saint-Denis, ils nouèrent le souvenir du vieil étendard rouge de Charlemagne avec le fait de cette ori- flamme nouvelle qu'ils allaient prendre à Saint-Denis. Bref, il y eut fusion ou confusion entre l'oriflamme carlo- vingienne et l'oriflamme capétienne. Et c'est ainsi que nous arrivons au XIIe siècle, époque où la question cesse d'avoir pour nous un véritable intérêt. V. les Recherches sur les drapeaux français, de M. Gustave Desjardins, pp. 1 -8, et le Drapeau de la France, de M. Marius Sepet, pp. 21 et suiv. 3095. Munjoie. Ce mot présentant plusieurs difficultés qui n'ont pas en- core été suffisamment éclaircies, nous allons exposer les différents systèmes 272 LA CHANSON DE ROLAND CCLIII Li Emperere de sun cheval descent, Sur l'herbe verte si s'est culchiez adenz, Turnet sun vis vers Le soleill levant, Recleimet Deu mult escordusement : 3100 << Veire paterne, hoi cest jur me défend, << Ki guaresis Jonas tut veirement << De la haleine ki sun cors aveit enz, << E espargnas le rei de Niniven, << E Daniel de l' merveillus turment 3105 << Enz en la fosse des leüins ù fut enz, << Les treis enfanz tut en un fou ardant : << La tue amur me seit hoi en present. << Par ta mercit, se tei plaist, me cunsent << Que mun nevuld poisse vengier Rollant. 3110 Cum ad oret, si se drecet en estant, Seignat sun chief de la vertut poisant. auxquels cette importante question a donné lieu. == Suivant M. Marins Se- pet (Histoire du drapeau, pp. 25 et suiv. ; 269 et suiv.), Montjoie, Mons gaudii, serait le nom de cette même colline au N.-O. de Rome, sur la rive droite du Tibre, vis-à-vis du Champ- de-Mars, qui est beaucoup plus cé- lèbre sous le nom de Vatican. Ce terme Mons gaudii se trouve dans plusieurs historiens : dans Othon de Frissingen (De gestis Friderici, XXXII), dans la Chronique du Mont-Cassain (lib. IV. cap. XXXIX) et dans la Vie de Louis le Gros, par Suger. C'est par cette colline que les empereurs faisaient volontiers leur entrée dans Rome, et c'est là que les pèlerins, après un long et pénible voyage, aper- cevaient pour la première foie la basi- lique des Saints-Apôtres. D'où peut- être ce nom caractéristique : Mons gau- dii, dent l'origine serait ainsi toute chrétienne. == Or c'est probablement sur cette colline qu'en présence de l'ar- mée franke rangée sur le Champ-de- Mars, le pape Léon III remit à Charle- magne cette célèbre bannière dont la representation se trouve an triclinium de Saint-Jean-de-Latran. == A cause de l'emplacement où avait eu lien la remise de la bannière Romaine, cette bannière garda le nom de Montjoie, et le cri des Français fut Montjoie. == Plus tard, quand la bannière suprême fut l'étendard de Saint-Denys, il eût été naturel que le cri fût Saint-Denys ! Mais comme le cri antique et tra- ditionnel depuis Charlemagne était Montjoie ! les deux cris se joignirent en un seul, et l'on eut Montjoie- Saint-Denys ! Tel est le système de M. Marins Sepet. == D'après un tra- vail tout récemment publié (Adolphe Baudouin, Montjoie-Saint-Denys, ex- trait des Mémoires de l'Académie de Toulouse), ce mot Munjoie désignerait tout autre chose. << Aux passages les pins dangereux et les plus difficiles de leurs routes si mal entretenues, nos pères des IXe - XIe siècles avaient pris soin de former, de distance en distance, de petite monticules de pierres pour indiquer le bon chemin aux voya- LA CHANSON DE ROLAND 273 CCLIII L'Empereur descend de son cheval, Et se prosterne sur l'herbe verte ; Puis, tournant ses yeux vers le soleil levant, Il adresse, du fond de son coeur, une prière à Dieu : << O vrai Père, sois aujourd'hui ma défense. << C'est toi qui as sauvé Jonas << De la baleine qui l'avait englouti ; << C'est toi qui as épargné le roi de Ninive : << C'est toi qui as délivré Daniel d'un horrible supplice, << Quand on l'eut jeté dans la fosse aux lions : << C'est toi qui as préservé les trois enfants dans le feu ardent. << Eh bien, que ton amour sur moi veille aujourd'hui ; << Et, dans ta bonté, s'il te plaît, accorde-moi << De pouvoir venger mon neveu Roland ! >> Charles a fini sa prière ; il se relève. Fait sur son front le signe qui a tant de puissance, geunrs. Ce sont ces tas de pierres qu'on appelait des munjoies. Mot heureux (meum gaudium), ou plutôt cri d'un coeur longtemps serré qui soudain vient de s'épanouir. >> Et la bannière se serait appelée de ce nom, ajoute il. Ad. Bau- douin, parce que c'est elle qui dirige le guerrier dans la mêlée. S'il l'aper- çoit, ou si quelque cri la lui signale, il se sent sauvé. Eh bien, ce cri qui lui permet ainsi de se rallier, c'est le nom précisément de ces tas de pierres qui indiquaient leur chemin aux voyageurs égarés ; c'est Munjoie.(L.I ,p.8.) Il nous semble difficile d'admettre l'opinion de M. Baudouin. Ces monticules de pierres ont été, en réalité, désignés au moyen âge par le mot latin murgerium, et le mot français murgier. Et il y a eu un jour confusion entre ce dernier terme et le mot Munjoie. C'est tout. == Enfin, d'après un troisième système (mais qui est purement hypothétique), Mont- joie aurait été un fief de l'abbaye de Saint-Denys, et nos rois auraient pris pour enseigne le nom d'une de leurs terres, suivant une coutume dont il existe de nombreux exemples. Si l'on accueillait cette dernière opinion, il faudrait admettre que ce cri n'aurait apparu dans notre poésie épique et dans le Roland qu'après l'année 1076, date à laquelle nos rois devinrent comtes du Vexin et avoués de l'abbaye de Saint-Denys. == En résumé, rien de certain dans toute cette discussion, si ce n'est que l'étymologie meum gau- dium est absolument inadmissible, bien qu'elle soit fournie candidement par notre vieux poëte, et que Montjoie est un nom de lieu. Dans l'état actuel de la question, l'opinion de M. Sepet est la plus acceptable. 3100. Veire paterne, etc. Les prières qui se trouvent dans le Roland sont d'une remarquable brièveté. Celles des poëmes postérieurs sont d'une longueur interminable, et c'est un signe de dé- cadence poétique. V. notre Idée re- ligieuse dans la poésie épique du moyen âge, p. 44 et suiv., et le Re- cueil d'anciens textes bas-latins, pro- vençaux et français de M. Paul Meyer, p. 222. 274 LA CHANSON DE ROLAND Muntet li reis en sun cheval curant : L'estreu li tindrent Naimes e Jozerans. Prent sun escut e sun espiet trenchant. 3115 Cent ad le cors, gaillarl e bien seant, Cler le visage e de bon cuntenant. Pois, si chevalchet mult afichéement. Sunent cil graisle e derere e devant : Sur tuz les altres bundist li olifant. 3120 Plurent Franceis pur pitiet de Rollant. Aoi. CCLIV Mult gentement l' Emperere chevalchet : Desur sa brunie fors ad mise sa barbe. Pur sue amur altretel funt li altre : Cent milie Franc en sunt reconoisable. 3125 Passent cez puis e cez roches plus haltes, Cez vais parfunz, cez destreiz anguisables : Issent des porz e de la tere guaste. Devers Espaigne sunt alet en la Marche ; En mi un plain il unt pris lur estage ... 3130 A Baligant repairent ses enguardes ; Uns Sulians li ad dit sun message : << Veut avum cest orgoillus rei Carle ; << Fier sunt si hume, n'unt talent qu'il li faillent. << Adubez vus : sempres avrez bataille. >> 3135 Dist Baliganz : << Or oi grant vasselage. << Sunez vos graisles, que mi païen le sachent. >> Aoi. CCLV Par tute l'ost funt lur taburs suner E cez buisines e cez graisles mult clers. Païen descendent pur lur cors aduber. 3140 Li amiralz ne se voelt demurer : Vest une brunie dunt li pan sunt safret. Lacet sun helme ki ad or est gemmez ; Pois, ceint s'espée à l' senestre costet. Par sun orgoill li ad un num truvet : LA CHANSON DE ROLAND 275 Puis monte sur son cheval courant. Naimes et Jozeran lui tiennent l'étrier. Il saisit sa lance acérée, son écu. Son corps est beau, gaillard et avenant : Son visage est clair, et belle est sa contenance. Très-ferme sur son cheval, il s'avance. Et les clairons de sonner par devant, par derrière ; Le son de l'olifant domine tous les autres. Les Français se souviennent de Roland, et pleurent. CCLIV L'Empereur chevauche bellement ; Sur sa cuirasse il a étalé toute sa barbe, Et, par amour pour lui, tous ses chevaliers font de même C'est le signe auquel on reconnaît les cent mille Français Ils passent ces montagnes ; ils passent ces hautes roches-' Ils traversent ces profondes vallées, ces défilés horribles' Ils sortent enfin de ces passages, et les voilà hors de ce désert Les voilà dans la Marche d'Espagne. Ils y font halte au milieu d'une plaine ... Cependant Baligant voit revenir ses éclaireurs, Et un Syrien lui rend ainsi compte de son message << Nous avons vu, dit-il, l'orgueilleux roi Charles << Ses hommes sont terribles et ne feront pas faute à leur roi << Vous allez avoir bataille : armez-vous. << - Bonne nouvelle pour les vaillants, s'écrie Baligant : << Sonnez les clairons, pour que mes païens le sachent. >> CCLV Alors, dans tout le camp, ils font retentir leurs tambours Leurs cors, leurs claires trompettes, Et les païens commencent à s'armer. L'émir ne se veut pas mettre en retard : Il revêt un haubert dont les pans sont brodés ; Il lace son heaume gemmé d'or. Et à son flanc gauche ceint son épée. A cette épée, dans son orgueil, il a trouvé un nom : 276 LA CHANSON DE ROLAND 3145 Par la Carlun . dunt il oït parler, La sue fist Preciuse apeler. Ço iert s'enseigne en bataille campel ; chevaliers en ad fait escrier. Pent à sun col un soen grant escut let : 3150 D'or est la bucle e de cristal listet : La guige en est d'un bon palie roet. Tient sun espiet, si l' apelet Maltet : La hanste fut grosse cume uns tinels. De sul le fer fust uns mulez trussez. 3155 En sun destrier Baliganz est muntez : L'estreu li tint Marcules d'ultre mer. La furcheüre ad asez grant li ber, Graisles les flancs e larges les costez, Gros ad le piz, bêlement est mollez, 3160 Lées espalles e le vis ad mult cler. Fier le visage, le chief recercelet, Tant par iert blancs cume flur en estet. De vasselage est suvent esprovez. Deus ! quel barun, s'oüst chrestientet ! 3165 Le cheval brochet, li sancs en ist tuz clers. Fait sun eslais, si tressait un fosset, Cinquante piez i poet hum mesurer. Païen escrient : << Cist deit marches tenser. << N'i ad Franceis, se à lui vient justcr, 3170 << Voeillet o nun, n'i perdet sun eet. << Carles est fols que ne s'en est alez. >> Aoi. CCLVI Li amiralz bien resemblet barun : Blanche ad la barbe ensement cume flur ; E de sa lei mult par est saives hum, 3175 E en bataille est fier e orgoillus. Sis filz Malprimes mult est chevalerus : Granz est e forz e trait as anceisurs. Dist à sun père : << Sire, kar chevalchum. << Mult me merveill se ja verrum Carlun. >> 3180 Dist Baliganz : << Oïl, kar mult est pruz. << En plusurs gestes de lui sunt granz honurs ; LA CHANSON DE ROLAND 277 A cause de celle de Charlemagne, dont il a entendu parler. La sienne s'appelle Précieuse, Et ce mot même lui sert de cri d'armes dans la bataille : Il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers. A son cou il pend un large et vaste écu : La boucle est d'or, et le bord en est garni de pierres précieuses ; La guige est couverte d'un beau satin à rosaces. Puis Baligant saisit son épieu, qu'il appelle << le Mal >>, Dont le bois est gros comme une massue Et dont le fer, à lui seul, serait la charge d'un mulet. Baligant monte ensuite sur son destrier : Marcule d'outre-mer lui tient l'étrier. L'émir a l'enfourchure énorme, Les flancs minces, les côtés larges, La poitrine forte, le corps moulé et beau, Les épaules vastes et le regard très-clair. Le visage fier et les cheveux bouclés ; Il paraît aussi blanc que fleur d'été. Quant au courage, il en a donné mille preuves. Dieu ! s'il était chrétien, quel baron ! Il pique son cheval, et le sang sort tout clair des flancs de la bêle ; Il fait un temps de galop, et saute par-dessus un fossé. Qui peut mesurer cinquante pieds : << Celui-là, s'écrient les païens, saura défendre ses Marches. << Le Français qui voudra jouter avec lui. << Bon gré, mal gré, y laissera sa vie. << Charles est fou de ne pas avoir fui un tel homme ! >> CCLVI L'émir a tout l'air d'un vrai baron. Sa barbe est aussi blanche qu'une fleur : C'est, parmi les païens, un homme sage Et qui, dans la bataille, est terrible et fier. Son fils Malprime est aussi très-chevaleresque : Il est grand, il est fort, il tient de ses ancêtres : << En avant, Sire, dit-il à son père, en avant ! << Je me demande si nous allons voir Charles. << - Oui, répond Baligant : car c'est un vaillant. << Dans mainte histoire on parle de lui avec grand honneur : 278 LA CHANSON DE ROLAND << Il nen ad mie de Rollant sun nevuld ; << N'avrat vertut que s' tienget cuntre nus. >> Aoi. CCLVII << Bels filz Malprimes, ço li dist Baliganz, 3185 << Hier fut ocis li bons vassals Rollanz << E Oliviers, li pruz e li vaillanz, << Li duze Per, que Carles amat tant, << De cels de France vint milie cumbatant. << Trestuz les altres ne pris jo mie un guant. 3190 << Li Emperere repairet veiremen ! : << Si l' m'a nunciet mis més li Sulians. << Faites en ad dis eschieles mult granz ; << Cil est mult pruz ki sunet l'olifant : << D'un graisle cler racatet ses cumpainz ; 3195 << E si chevalchent el' premier chief devant. << Ensembl'od els quinze milliers de Francs, << De bacbelers que Carles cleimet enfanz ; << Après icels en i ad altretanz : << Cil i ferrunt mult orgoillusement. >> 3200 Ço dist Malprimes : << Le colp vus en demiant. Aoi. CCLVIII << - Bels filz Malprimes, Baliganz li ad dit, << Jo vus otri quanque m'avez ci quis ; << Cuntre Franceis sempres irez ferir : << Si i merrez Torleu, le rei persis, 3205 << E Dapamort, un altre rei leutiz. << Le grant orgoill se ja puez matir, << Jo vus durrai un pan de mun païs << Dès l'Orient entresqu'en Val-Marchis. >> E cil respunt : << Sire, vostre mercit ! >> 3210 Passet avant, le dun en requeillit. Ç' est de la tere ki fut à l' rei Flurit. A itel ure unkes pois ne la vit, Ne il n'en fut ne vestuz ne saisiz. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 279 << Mais il n'a plus son neveu Roland, << Et, devant nous, ne pourra tenir pied. >> CCLVII << Beau fils Malprime, dit Baligant, << Roland le bon vassal est mort hier, << Avec Olivier le preux et le vaillant, << Avec les douze Pairs qui étaient tant aimés de Charles << Et vingt mille combattants de France. << Quant à tous les autres, je ne les prise pas un gant. << Il est certain que l'Empereur est revenu, qu'il est là ; << Mon messager, le Syrien, vient de me l'annoncer. << Charles a formé dix corps d'armée immenses ; << Il est brave, celui qui sonne l'olifant du roi ; << Par ses sons clairs il rassemble tous ses compagnons << Qui chevauchent, en tête de l'armée, devant le premier rang ; << Quinze mille Français sont avec eux, << De ces jeunes bacheliers que Charles appelle << enfants >>. << Et il y en a quinze mille autres derrière eux << Qui très-vigoureusement frapperont. >> Malprime alors : << Je vous demande l'honneur du premier coup. CCLVIII << - Beau fils Malprime, dit Baligant, << Tout ce que vous me demandez, je vous l'accorde ; << Donc, allez sans plus tarder assaillir les Français'. << Emmenez avec vous Torleu, le roi de Perse, << Dapamort, le roi des Leutis. << Si vous pouvez mater le grand orgueil de Charles, << Je vous donnerai un pan de mon royaume, << Tout le pays depuis l'Orient jusqu'au Val-Marquis. << - Merci, mon seigneur, >> répond Malprime. Il passe en avant, et reçoit la tradition symbolique de ce présent. Or, c'était la terre qui appartint jadis au roi Fleuri. Mais jamais Malprime ne devait la voir ; Jamais Malprime n'en devait être investi ni saisi. 280 LA CHANSON DE ROLAND CCLIX Li amiralz chevalchel par cez oz : 3215 Sis filz le siut, ki mult ad grant le cors. là reis Torleus e li reis Dapamorz Unt trente eschieles establies mult tost, Chevaliers unt à merveillus esforz ; En la menur cinquante milie en out. 3220 La première est de cels de Butentrot. 3220. La première, etc. Ici commence l'énumération des différents peuples païens qui composent la grande armée de Baligant. Or, parmi ces peuples, les uns sont historiques, les autres imaginaires. A. PEUPLES HISTORIQUES. Un grand fait, observé par M. Gaston Paris (Romania, II, p. 330 et ss.), domine ici toute la question : << Ces peuples sont ceux contre lesquels l'Europe chrétienne a été en lutte, NON PAS AU MOMENT DES CROISADES, MAIS AUX Xe - XIe SIÈCLES. >> Et c'est une nouvelle présomption en faveur de l'antiquité du Roland. == Cela dit, les peuples historiques dont il est fait mention dans notre poëme se divisent en plusieurs grands groupes, suivant leurs races. I. PEUPLES SLAVES : << 1° Le nom de cette grande race, dit M. G. Paris, se trouve deux fois sous les formes Esclavoz (v. 3225) et peut-être Esclavers (v. 3245). Plus tard, à côté de la forme Escler (qui est de beau- coup la plus usitée), on trouvera Es- clam ou Esclamor.- 2° On ne peut mé- connaître dans les Sorbres et les Sors, du v. 3226, le mot << Sorabe >> ou << Sorbe >>. - 3° Les Micenes, dont le poëte fait une description si bizarre (v. 3221 et suiv.), sont bien probablement les Milceni, Milzeni, Milciani, que nous trouvons, aux IXe et Xe siècles, établis dans la haute Lusace et qui paraissent, sans que je sois en l'état de l'affirmer, avoir perpétué leur nom dans celui de la Mis- nie. Ce rapprochement explique pour- quoi leur nom, écrit en trois syllabes, ne compte dans le vers que pour deux. Il doli être prononcé Miçnes, et être traité comme imagene et autres mots semblables. - 4° Quant aux Leutis (v.3205, 3360) il y faut voir les Lutici, appelés aussi Luticii, Liutici, Luiticii, Leuticii, Lütizi. Ce sont les mêmes que les Wilzes, et ils habitaient entre les Obotrites et les Pomorans, dans le grand-duché actuel de Mecklembourg (Leuticios, qui alio nomine Liutici vocantur : Pertz . IX, 45, etc. etc.) Les Leutis sont restés populaires dans toutes nos Chansons de geste. - 5° Le pays de Bruise (v. 3245) est la Prusse, Borus- sia, Bruzzia. Le Ruolandes Liet nous donne ici << die Prussen >>. - 6° D'après le manuscrit le plus ancien de Venise, on peut lire Roes au lieu de Bruns, et sup- poser qu'll s'agit des Russes. >> == Telles sont ici les conclusions de M. G. Paris : nous ne saurions, d'ailleurs, admettre ses hypothèses relativement aux Leus, << où il n'ose reconnaître avec certitude des Lechs ou Polonais >>, et aux Orma- leis, qu'il rapproche des Jarmenses ou habitants slaves de l'Ermland ou Orma- land. == II. Peuples tabtare. 1-3° On a reconnu sans peine les Huns, les Hun- gres et les Avers. 4° Une autre iden- tification n'est pas moins sûre : je veux parler des Pincencis. Ce mot, ajoute ici M. G. Paris, désignait la plus puissante et la plus féroce de ces tribus tartares, qui dévastaient sans cesse les provinces chrétiennes, il s'agit, en effet, des Petchénègues (gr. ??????????), désignés de bonne heure sous une LA CHANSON DE ROLAND 281 CCLIX A travers tous les rangs de son armée, chevauche l'émir. Et son fils, qui a la taille d'un géant, le suit partout. Avec le roi Torleu et le roi Dapamort. Ils divisent alors leur armée en trente colonnes (Ils ont tant et tant de chevaliers ! ) ; Le plus faible de ces corps d'armée n'aura pas moins de cinquante mille hommes. Le premier est composé des gens de Butentrot ; forme nasalisée. (V., dans Ekkehard de Saint-Gall, Pincinnatorum multi- tudo, Pertz, VI, 212, et, dans Hugues de Fleuri, Pincenati.) Ce nom inspi- rait une telle terreur aux chrétiens, qu'il avait pris un sens général, et en vint à signifier les Sarrasins. (Charte de 1096 ; Ad depellendam Pin- cinnatorum perfidies persecutionem, etc.) Il arriva qu'un jour Les Pinceneis furent battus par d'autres peuples tar- tares, et notamment par les Magyares, puis absorbés par eux. Leur nom n'a pas laissé de trace. >> - 5° Les Turs (v. 3240), dont M. Paris ne parle pas, appartiennent aussi à la race tartaro- finnoise. == III. RACE CAUCASIQUE. Les Ermines ou Arméniens en sont les seuls représentants bien déterminés dans notre poëme (v. 3227). == IV. RACE CHAMITE. On n'y peut guère faire ren- trer que les Nubles (Nubes ou Nu- biens), dont il est question au v. 3124, et peut-être les Nigres (v. 3229).== V. PEUPLES SÉMITIQUES. 1° Les Mors (v. 3227 ) ne paraissent pas autres que les Maures d'Espagne, dont notre poëte avait sans doute entendu parler. Les Maures provenaient, à l'origine, d'un mélange des Arabes envahisseurs avec les habitants aborigènes de l'Afrique septentrionale, à l'ouest de l'Egypte. - 2° Il est également difficile de ne pas re- connaître des peuplades arabes ou juives sous les noms de gent Samuel (3244) et gent de Jéricho (3254) : ce ne sont guère là, d'ailleurs, que des souvenirs de l'Histoire sainte. - 3° Enfin les Per- sans, race indo-européenne, avaient fait partie de l'empire arabe, depuis la chute des Sassanides, et de là sans doute les Pers de notre chanson (v. 3240). == Tels sont tous les peuples histori- ques cités dans cette célèbre énuméra- tion de notre poëme, si l'on y ajoute les Astrimonies (v. 3258), où l'on peut soupçonner les Thraces, et la ville de Butentrot (v. 3220), que l'on pourrait identifier avec Butrinto, anciennement Buthrotum, ville d'Épire. *** B. PEU- PLES IMAGINAIRES. Il n'est guère possible d'expliquer un certain nombre de ces noms de peuples autrement que comme des sobriquets, donnés au hasard et suivant l'imagination du poëte. Tels sont les Bruns (v. 3225), les Gros (3229), et, malgré tout, les Leus (3258). D'autres noms sont encore plus fan- taisistes : tels sont Valpenuse (3256), Clarbone (3259) et Valfronde (3260). Ces trois noms, en effet, sont employés dans d'autres romans pour désigner des localités très-chrétiennes. == Il reste enfin un certain nombre de vocables à expliquer et à faire rentrer scientifique- ment soit dans l'une, soit dans l'autre des catégories précédentes : les Or- maieis et les Eugiez (3243), la gent d'Occiant la desert (3246), celles de Maruse (3257) et d'Argoilles (3259) ; Balide la fort (3230) ; Baldise la lunge (3255), Malpruse (3253) et les Canelius (3238) où Génin a vu << les luminiers, laïques s'entend, de l'armée païenne>>, et Michel << les gens du pays de la ca- nelle >>. == Pour la géographie et la 282 LA CHANSON DE ROLAND E l'altre après de Miçnes as chiefs gros : Sur les eschines qu'il unt en mi les dos, Cil sunt seïet ensement cume porc. E la tierce est de Nubles e de Ros, 3225 E la quarte est de Bruns e d'Esclavoz, E la quinte est de Sorbres e de Sorz, E la siste est d'Ermines e de Mors, E la sedme est de cels de Jericho ; L'oidme est de Nigres, e la noefme de Gros 3230 E la disme est de Balide-la-Fort : Ç' est une gent ki unkes bien ne volt. Li amiralz en juret, quanqu'il poet, De Mahummet les vertuz e le cors : << Carles de France chevalchet cume fols : 3235 << Bataille i iert, se il ne s'en destolt ; << Jamais n'avrat el' chief curune d'or. >> Aoi. CCLX Il establisent dis eschieles après. La première est des Canelius, des laiz : De Val-Fuït sunt venut en travers : 3240 L'altre est de Turcs, e la tierce de Pers, E la quarte est de Pinceneis e Pers. E la quinte est de Soltras e d'Avers, E la siste est d'Ormaleis e d'Eugiez, E la sedme est de la gent Samuel ; 3245 L'oidme est de Bruise, la noefme d'Esclavers. E la disme est d'Occiant le desert : Ç' est une gent ki damne Dieu ne sert, De plus feluns n'orrez parler jamais. description de la terre au XIIe s., es. l'Imago mundi et les quelques cartes qui sont parvenues jusqu'à nous. 3321. As chiefs gros. Le moyen âge croyait à l'existence de monstres, qu'Ho- noré d'Autun, en son Imago mundi, décrit avec complaisance. Il nous parle des Macrobes qui ont douze coudées de haut, et de certains pygmées, qui, dans l'Inde, n'ont que deux coudées et s'oc- cupent sans cesse à combattre les grues. << Il y a d'autres monstres dans l'Inde qui ont les pieds retournés, et huit doigts à chaque pied ; d'autres n'ont qu'un oeil ; d'autres enfin n'ont qu'un pied, sur lequel ils peuvent courir LA CHANSON DE ROLAND 283 Le second, de Misnes. D'énormes têtes Surmontent les échines qu'ils ont dans le milieu du dos. Et ils sont couverts de soies, tout comme sangliers. La troisième colonne est formée de Nubiens et de Roux ; La quatrième, de Bruns et d'Esclavons : La cinquième, de Sorbres et de Sors : La sixième, de Mores et d'Arméniens. Dans la septième sont ceux de Jéricho ; Les Nègres forment la huitième, et les Gros la neuvième ; La dixième enfin est composée des chevaliers de Balide-la-Forte : C'est un peuple qui jamais ne voulut le bien. L'émir prend à témoin, par tous les serments possibles, La puissance et le corps de Mahomet : << Charles de France est fou de chevaucher ainsi ; << Nous allons avoir bataille, et, s'il ne la refuse point, << Il ne portera plus jamais couronne d'or en tête. >> CCLX Les païens forment ensuite dix autres corps d'armée : Le premier est formé des Canelieux ; ils sont horribles avoir ; Ils sont venus de Val-Fui, par le travers. Les Turcs composent la seconde colonne, et les Persans la troi- sième. Dans la quatrième on voit encore des Persans, avec des Pinceneis ; La cinquième est formée de Soltras et d'Avares ; La sixième, d'Ormaleis et d'Eugiez ; La septième, de la gent Samuel : Les hommes de Prusse composent la huitième, et les Esclavons la neuvième. Quant à la dixième, on y voit la gent d'Occiant la déserte : C'est une race qui ne sert pas le Seigneur Dieu, Et vous n'entendrez jamais parler d'hommes plus félons. avec une étonnante rapidité, etc. etc. >> Telles étaient les idées qui circulaient alors dans les écoles et parmi le peuple. La plupart venaient de l'antiquité. 3238. Les Canelius, où M. Paulin Paris voit à tort les habitants d'Ico- nium, sont cités dans plus d'un autre Roman, et M. Fr. Michel a réuni à ce sujet des textes nombreux et intéres- sants. == Les Canelius sont assez sou- vent réunis aux Achoparz : << Cheneleu, Acopart, Persan, Tur, Beduin. >> (Chan- son des Saisnes, ) - << De la terre prestre Jehan, ... - D'Alixandre et de Babilone, - Li Kenelieu, li Achopart, - Tuitvie- gnent ...>> Jus de saint Nicholai.) 284 LA CHANSON DE ROLAND Durs unt les quirs ensement cume fer : 3250 Pur ço n'unt soign de helme no d'osberc ; En la bataille sunt fol un e engrès. Aoi. CCLXI Li amiralz, dis eschicles ajuste ! : La première esT desjaianz de Malpruse, L'altre est de Huns e la tierce de Hungres, 3255 E la quarte est de Baldise-la-Lunge, E la quinte est de cels de Val-Penuse. E la siste est de la gent de Maruse, E la sedme est de Leus e d'Astrimunies, L'oidme est d'Argoilles, la noefme de Clarbone, 3260 E la disme est des barbez de Val-Funde : Ç' est une gent ki Deu n'enamat unkes. Geste Francur trente eschieles i numbrent. Granz sunt les oz ù cez buisines sunent. Païen chevalchent en guise de produmes. Aoi. CCLXII 3265 Li amiralz mult par est riches hum : Dedevant sei fait porter sun dragun E l' estandart Tervagan e Mahum E une ymagene Apollin le felun. Dis Canelius chevalchent envirun. 3270 Mult haltement escrient un sermun : << Ki par noz deus voelt aveir guarisun. << Si 's prit e servet par grant afflictiun. Païen i baissent lur dhiefs e lur mentuns. 3259. Argoilles. << Jen propose, dit M. Raymond, de traduire les mots : cels d'Argoilles par les << habitants des Arbailles >>. On appelle << Arballles >> une partie du pays de Soule qui borne à l'est le paya de Cize. Cela tendrait à prouver que l'armée française fut atta- quée par deux tribus basques, les Na- LA CHANSON DE ROLAND 285 Leur cuir est dur comme du fer : Pas n'ont besoin de heaume ni de haubert. En la bataille, rien n'égale leur félonie et leur ardeur, CCLXI L'émir lui-même a formé dix autres corps d'arm Dans le premier il a mis les géants de Malprouse : Dans le second les Huns, et dans le troisième les Hongrois ; Dans le quatrième, les gens de Baldise-la-Longue, Et dans le cinquième, ceux de Val-Peineuse : Dans le sixième, ceux de Maruse. Dans le septième sont les Leus et les Thraces. Les hommes d'Argoilles composent le huitième, et ceux de Clairbonne le neuvième : Enfin les soldats barbus de Val-Fonde forment le dixième et dernier corps d'armée : C'est une race qui fut toujours l'ennemie de Dieu. Tel est, d'après les Chroniques de France, le dénombrement de ces trente colonnes. Elle est grande, cette armée où tant de clairons retentissent ! Voici que les païens s'avancent, et ils ont tout l'air de vaillants hommes ... CCLXII L'émir - un très-riche et très-puissant homme - A fait devant lui porter le dragon qui lui sert d'enseigne, Avec l'étendard de Tervagan et de Mahomet, Et une idole d'Apollon, ce méchant dieu. Dix Canelieux chevauchent alentour. Et s'écrient, d'une voix très-haute : << Que ceux qui veulent être préservés par nos dieux << Les prient, dans ce moment, en toute componction. >> Païens alors de baisser la tête et le menton, varrais et les Sonletains. >> (Revue de Gascogne, sept. 1869. t. X. p. 365.) Nous ne pouvons admettre des assimilations aussi précises dans un poëme qui l'est si peu, et où d'ailleurs tons les ennemis des Français sont représentés comme venant d'Afrique, à la suite de l'émir de Babylone, c'est -à-dire du Caire. 286 LA CHANSON DE ROLAND Lur helmes clers i suzclinent enbrunc. 3275 Dient Franceis : << Sempres murrez, glutuns ; << De vus seit hoi male cunfusiun ! << Li nostre Deu, guarantisez Carlun : << Ceste bataille seit jugiée en sun num ! >> Aoi. CCLXIII Li amiralz est mult de grant saveir. 3280 A sei apelet sun filz e les dous reis : << Seignurs baruns, devant chevalchereiz, << E mes eschieles tutes les guiereiz ; << Mais des meillurs voeill-jo retenir treis : << L'une iert de Turcs e l'altre d'Ormaleis, 3285 << E la tierce est des jaianz de Malpreis. << Cil d'Occiant ierent ensembl'od mei : << Si justerunt à Carle e à Franceis. << Li Emperere, s'il se cumbat od mei, << Desur le buc la teste perdre en deit : 3290 << Trestut seit fiz, n'i avrat altre dreit. >> Aoi. CCLXIV Granz sunt les oz e les eschieles beles. Entr'els nen ad ne pui ne val ne tertre, Selve ne bois ; ascunse n'i poet estre ; Bien s'entre-veient en mi la pleine tere. 3295 Dist Baliganz : << La meie gent averse, << Kar chevalchiez pur la bataille querre ! L'enseigne portet Amboires d'Oluferne. Païen escrient, Preciuse l'apelent. Dient Franceis : << De vus seit hoi grant perte ! >> 3300 Mult haltement Munjoie renuvelent. Li Emperere i fait suner ses graisles E l'olifant ki trestuz les esclairet. Dient païen : << La gent Carlun est bele. << Bataille avrum e adurée e pesme. >> Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 287 Et d'incliner jusqu'à terre leurs heaumes clairs. << Misérables, leur crient les Français, voici l'heure de votre mort. << Puissions-nous aujourd'hui vous voir honteusement vaincus '. << Et toi, ô notre Dieu, préserve Charlemagne, << Et que cette bataille soit une victoire pour notre empereur ! >> CCLXIII L'émir est un homme de grand savoir : Il appelle son fils et les deux rois : << Seigneurs barons, votre place est sur le front de l'armée. << Et c'est vous qui conduirez toutes mes colonnes. << Je n'en garde avec moi que trois, mais des meilleures ; << L'une composée de Turcs, l'autre d'Ormaleis, << La troisième des géants de Malprouse. << Les gens d'Occiant resteront à mes côtés, << Et je les mettrai aux prises avec Charles et les Français. << Si l'Empereur veut lutter avec moi, << Il aura la tête séparée du buste : << Qu'il en soit bien certain ; il n'a droit qu'à cela. >> CCLXIV Les deux armées sont immenses ; splendides sont leurs bataillons. Entre les combattants il n'y a ni colline, ni tertre, ni vallée, Ni forêt, ni bois ; rien qui les puisse cacher les uns aux autres. C'est une vallée découverte où les Français voient à plein les païens. << A cheval ! s'écrie Baligant, armée païenne, << A cheval, et engagez la bataille. >> C'est Amboire d'Oliferne qui porte l'enseigne des païens ; Et ceux-ci de pousser leur cri : << Précieuse ! >> Et les Français de leur répondre : << Que Dieu vous perde au- jourd'hui ! >> Et de répéter cent fois d'une voix forte : << Montjoie ! Montjoie ! >> L'Empereur alors fait sonner tous ses clairons, Et surtout l'olifant, qui les domine tous. << La gent de Charles est belle, s'écrient les païens : << Ah ! nous aurons une rude et terrible bataille ! >> 288 LA CHANSON DE ROLAND CCLXV 3305 Grant est la plaigne e large la cuntrée. Luisent cil helme as pierres d'or gemmées E cist escut, e cez brunies safrées, E cist espiet, cez enseignes fermées. Sunent cist graisle, les voiz en sunt mult cleres ; 3310 De l' olifant haltes sunt les menées. Li amiralz en apelet sun frere, Ç' est Canabeus, li reis de Floredée : Cil tint la tere entresqu'en Val-Sevrée, Les dis eschieles Carlun li ad mustrées : 3315 << Veez l'orgoill de France la loée. << Mult fièrement chevalchet l'Emperere : << Il est derere od celé gent barbée ; << Desur lur brunies lur barbes unt getées << Altresi blanches cume neifs sur gelée. 3320 << Cil i ferrunt de lances e d'espées : << Bataille avrum e forte e adurée ; << Unkes nuls hum ne vit tel ajustée. >> Plus qu'hum ne lancet une verge pelée, Baliganz ad ses cumpaignes passées. 3325 Une raisun lur ad dite e mustrée : << Venez, païen, jo 'n irai en l'estrée. >> De sun espiet la hanste en ad branlée ; Envers Carlun l'amure en ad turnée. Aoi. CCLXVI Carles li magnes, cum il vit l'amiraill, 3330 E le dragun, l'enseigne e l'estandart, (De cels d'Arabe si grant force i par ad De la cuntrée unt purprises les parz, Ne mais que tant cum l'Emperere en ad) Li reis de France s'en escriet mult halt : 3335 << Baruns franceis, vus estes bon vassal. << Tantes batailles avez faites en camp ! << Veez païens : felun sunt e cuart, LA CHANSON DE ROLAND 289 CCLXV Vaste est la plaine, vaste est le pays. Voyez-vous luire ces heaumes aux pierres gemmées d'or ? Voyez -vous étinceler ces écus, ces broignes bordées d'orfroi, Ces épieux et ces gonfanons au bout des lances ? Entendez-vous ces trompettes aux voix si claires ? Entendez-vous surtout le son prolongé de l'olifant ? L'émir alors appelle son frère, Canabeu, le roi de Floredée, Qui tient la terre jusqu'à Valsevrée. Et Baligant lui montre les colonnes de Charles : << Voyez l'orgueil de France la louée : << Avec quelle fierté chevauche l'Empereur ! << Il est là- bas, tenez, au milieu de ces chevaliers barbus : << Ils ont étalé leur barbe sur leur haubert, << Leur barbe aussi blanche que neige sur gelée ; << Certes, ils frapperont bons coups de lances et d'épées, << Et nous allons avoir une rude, une formidable bataille : << Jamais on n*en aura vu de pareille. >> Alors, de plus loin que le jet d'un bâton, Baligant dépasse les premiers rangs de son armée, Et lui fait cette petite harangue : << En avant ! païens, en avant ! Je vous montre la route. >> Il brandit alors le bois de sa lance Et en tourne le fer du côté de Charlemagne. CCLXVI Charles le Grand, quand il aperçoit l'émir, Le dragon, l'enseigne et l'étendard : Quand il voit les Arabes en si grand nombre, Quand il les voit couvrir toute la contrée Hormis la place occupée par l'Empereur, Le roi de Franco alors s'écrie à pleine voix : << Barons français, vous êtes de bons soldats. << Combien de batailles n'avez-vous pas déjà livrées ! << Or, voiciles païens devantnous : ce sont des félons etdes lâches, 290 LA CHANSON DE ROLAND << Tute lur leis un denier ne lur valt. << S'il unt grant gent, d'iço, seignurs, qui calt ? 3340 << Ki errer voelt, à mei venir s'en alt. << Des esperuns pois brochet le cheval, E Tencednur li ad fait quatre salz. Dient Franceis : << Icist reis est vassals. << Chevalchiez, ber, nuls de nus ne vus falt. >> Aoi. CCLXVII 3345 Clers fut li jurz e li soleilz luisanz, Les oz sunt beles e les cumpaignes granz. Justées sunt les eschieles devant. Li quens Rabels e li quens Guinemans Laschent les resnes à lur chevals curanz : 3350 Brochent ad ait ; dunc laissent curre Franc. Si vunt ferir de lur espiez trenchanz. Aoi. CCLXVIII Li quens Rabels est chevaliers hardiz : Le cheval brochet des esperuns d'or fin, Si vait ferir Torleu le rei persis : 3355 N'escuz ne brunie ne pout sun colp tenir, L'espiet ad or li ad enz el' cors mis, Que mort l'abat sur un boissun petit. Dient Franceis : << Damnes Deus nus aït ! << Carles ad dreit ; ne li devum faillir. >> Aoi. CCLXIX 3360 E Guinemans justet à l' rei de Leutice. Tute li freint la targe k' est flurie ; Après li ad la brunie descunfite, Tute l'enseigne li ad enz el'cors mise, LA CHANSON DE ROLAND 291 << Et toute leur loi ne leur vaut un denier. << Mais ils sont nombreux, direz vous. Eh ! qu'importe ? << Qui veut marcher me suive ! >> Alors Charles pique son cheval, Et Tencendur fait quatre sauts. << Comme le roi est brave ! disent les Français. << Aucun de nous ne vous fera défaut, Sire : chevauchez. >> CCLXVII Le jour fut clair, brillant fut le soleil. Les deux armées sont belles à voir, et leurs bataillons sont immenses. Mais déjà les premières colonnes sont aux prises. Le comte Rabel et le comte Guinemant Ont lâché les rênes à leurs destriers rapides Et donnent vivement de l'éperon. Tous les Français se lancent au galop, Et, de leurs épieux tranchants, commencent à donner de grands coups. CCLXVIII C'est un vaillant chevalier que le comte Rabel. Des éperons d'or fin il pique son cheval, Et va frapper Torleu, le roi de Perse Pas d'écu, pas de haubert qui puisse résister à un tel coup Le fer doré est entré dans le corps du roi païen, Et Rabel, sur des broussailles, l'abat roide mort. << Que le Seigneur Dieu nous vienne en aide ! crient les Français << Nous ne devons pas faire défaut à Charles : le droit est pour lu i. >> CCLXIX Guinemant, de son côté, joute avec le roi des Leutis ; Le bouclier du païen, orné de fleurs peintes, est en pièces Son haubert en lambeaux, Et le gonfanon de Guinemant lui est tout entier entré dans le corps. 292 LA CHANSON DE ROLAND Que mort l'abat, ki qu'en plurt o ki 'n riet ; 3365 A icet colp cil de Franco s'escrient : << Ferez, baruns, si ne vus targiez mie ! << Carles ad dreil vers la gent païenie : << Deus nus ad mis à l' plus verai juïse. >> Aoi. CCLXX Malprimes siet sur un cheval tut blanc, 3370 Cunduit sun cors en la presse des Francs, D'ures en altres granz colps i vait ferant, L'un mort sur l'altre suvent vait tresturnant. Tut premereins s'escriet Baliganz : << Li mien barun, nurrit vus ai lung tens. 3375 << Veez mun filz, ki Carlun vait querant, << E à ses armes tanz baruns calenjant : Meillur vassal de lui ja ne demant. << Succurez le à voz espiez trenchanz. >> A icest mot païen vienent avant, 3380 Durs colps i fièrent, mult est li caples granz. La bataille est merveilluse e pesant, Ne fut si forz enceis ne pois cel tens. Aoi. CCLXXI Granz sunt les oz e les cumpaignes fières, Justées sunt trestutes les eschieles, 3385 E li païen merveillusement fièrent. Deus ! tantes hanstes i ad par mi brisiées, Escuz fruisiez e brunies desmailiées ! Là veïssez la tere si junchiée : L'herbe de l' camp, ki est verte e delgiée, 3390 De l' sanc des cors est tute envermeilliée. Li amiralz recleimet sa maisniée : << Ferete, baruns, sur la gent chrestiene. >> La bataille est mult dure e afichiée ; Une einz ne pois ne fut si forz justiée, 3395 Jusqu'à la mort n'en iert fins otriée. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 293 Qui qu'en pleure ou en rie, le Français l'abat mort. Témoins de ce beau coup, tous les Français s'écrient : << Pas de retard, barons, frappez. << Charlemagne a pour lui le droit contre les païens : << Et c'est ici le véritable jugement de Dieu. >> CCLXX Sur un cheval tout blanc voici Malprime, Qui s'est lancé dans le milieu de l'armée française. Il y frappe, il y refrappe de grands coups, Et sur un mort abat un autre mort. Baligant le premier s'écrie : << O mes barons, ô vous que j'ai si longtemps nourris, << Voyez mon fils, comme il cherche Charles, << Et combien de barons il provoque au combat ! << Je ne saurais souhaiter meilleur soldat : << Allez le secourir avec le fer de vos lances. >> A ces mots, les païens font un mouvement en avant, Ils frappent de fiers coups ; la mêlée est rude ; Pesante et merveilleuse est la bataille ; Jamais, avant ce temps ni depuis, jamais il n'y en eut de pareille. CCLXXI Les armées sont immenses, fiers sont les bataillons ; Toutes les colonnes sont aux prises. Dieu ! quels coups frappent les païens ! Dieu ! que de lances brisées en deux tronçons ! Que de hauberts démailles ! que d'écus en morceaux ! La terre est tellement jonchée de cadavres, Que l'herbe des champs, l'herbe fine et verte, Est toute envermeillée par le sang. L'émir alors fait un nouvel appel aux siens : << Frappez sur les chrétiens, frappez, barons. >> La bataille est rude, elle est acharnée. Ni avant ce temps, ni depuis lors, on n'en vit jamais de semblable ; La nuit seule pourra séparer les combattants. 294 LA CHANSON DE ROLAND CCLXXII Li amiralz la sue gent apelet : << Ferez, païen ; pur el venut n'i estes. << Jo vus durrai muilliers gentes e beles ; << Si vus durrai fieus e honurs e teres. >> 3400 Païen respundent : << Nus le devum bien fere. >> A colps pleniers lur espiez il i perdent, Plus de cent milie espées i unt traites. As vus le caple e dulurus e pesme. Bataille veit cil ki entr'els voelt estre. Aoi. CCLXXIII 3405 Li Emperere recleimet ses Franceis : << Seignurs baruns, jo vus aim, si vus crei. << Tantes batailles avez faites pur mei, << Regnes cunquis e desordenet reis ! << Bien le conois que guerredun vus dei 3410 << E de mun cors, de teres e d'aveir. << Vengiez voz filz, voz frères e voz heirs << K'en Rencesvals furent mort l'altre seir ! << Ja savez vus cuntre païens ai dreit. >> Respundent Franc : << Sire, vus dites veir. >> 3415 Itels vint milie en ad Carles od sei, Cumunelment l'en prametent lur feid, Ne li faldrunt pur mort ne pur destreit. Nen i ad cel ki sa lance i empleit : De lur espées i fièrent demaneis. 3420 La bataille est de merveillus destreit. Aoi. CCLXXIV Li ber Malprimes par mi le camp chevalchet, De cels de France i fait mult grant damage. LA CHANSON DE ROLAND 295 CCLXXII L'émir appelle les siens : << Vous n'êtes venus que pour frapper : frappez. << Je vous donnerai de belles femmes ; << Vous aurez des biens, des fiefs, des terres. << - Oui, notre devoir est de frapper, >> lui répondent les païens. A force d'assener de grands coups, ils perdent leurs lances. Et alors cent mille épées sont tirées des fourreaux ; La mêlée est douloureuse, elle est horrible : Ah ! ceux qui furent là virent une vraie bataille. CCLXXIII L'Empereur exhorte ses Français : << Seigneurs barons, je vous aime et ai confiance en vous. << Vous avez déjà livré pour moi tant de batailles, << Conquis tant de royaumes, détrôné tant de rois ! << Je vous en dois le salaire, c'est vrai, et je le reconnais. << Ce salaire, ce seront des terres, de l'argent, mon corps même, s'il le faut. << Or donc, vengez vos fils, vos frères et vos hoirs, << Qui l'autre jour sont morts à Roncevaux. << Vous le savez, c'est de mon côté, c'est contre les païens qu'est le droit. << - C'est la vérité, Sire, >> répondent les Français. Charles en a vingt mille avec lui, Qui d'une seule voix lui engagent leur foi. Quelle que soit leur détresse, et même devant la mort, ils ne feront jamais défaut à l'Empereur. Tous alors, à défaut de leurs lances, Frappent sans retard de l'épée. La bataille est pleine de merveilleuse angoisse. CCLXXIV Malprime, le baron, chevauchait au milieu de la mêlée, Et il y avait fait un grand massacre de Français ; 296 LA CHANSON DE ROLAND Naimes li dux fièrement le reguardet. Vait le ferir cume hum vertudables, 3425 De sun escut li freint la pene halte, De sun osberc les dous pans li desaffret. El' cors li met tute l'enseigne jalne, Que mort l'abat outre set cenz des altres. Aoi. CCLXXV Reis Canabeus, li frere à l' amiraill. 3430 Des esperuns bien brochet sun cheval, Trait ad l'espée, li punz est de cristal, Si fiert Naimun en l'helme principal. L'une meitiet l'en fruisset d'une part, A l' brant d'acier l'en tranchet cinc des laz : 3435 Li capeliers un denier ne li valt : Trenchet la coife entresques à la carn, Jus à la tere une pièce en abat. Granz fut li colps, li dux en estonat, Sempres caïst, se Deus ne li aidast ; 3440 De sun destrier le col en enbraçat. Se li païens une feiz recuvrast, Sempres fust morz li nobilies vassals. Carles de France i vient, ki l' succurrat. Aoi. CCLXXVI Naimes li dux tant par est anguissables, 3445 E li païens de ferir mult le hastet. Carles li dist : << Culverz, mar le baillastes. >> Vait le ferir par sun grant vasselage, L'escut li freint, cuntre le coer li quasset, De sun osberc lui derumpt la ventaille, 3450 Que mort l'abat : la sele en remeint guaste. Aoi. 3435. Capeliers. C'est ce capuchon de mailles que les chevaliers portaient sous le heaume, et qui s'y laçait. M. Viol- let-le-Duc, dans son Dictionnaire du mobilier, dit avoir vu, sur un heaume du XIIe siècle, plusieurs trous qui de- LA CHANSON DE ROLAND 297 Mais voici que le duc N'aimes lui lance un regard terrible Et, d'un très-vigoureux coup, va le frapper. Il lui arrache le cuir qui recouvre le haut de son écu, Lui enlève l'orfroi qui ornait les deux pans de son haubert, Et lui enfonce dans le corps son gonfanon de couleur jaune. Entre sept cents autres il l'abat roide mort. CCLXXV Le roi Canabeu, le frère de l'émir, Pique alors son cheval des éperons, Tire son épée au pommeau de cristal, Et en frappe Naimes sur le heaume princier : Il en fracasse la moitié Et, du tranchant de l'acier, coupe cinq des lacs qui le retenaient. Le capuchon de mailles ne saurait préserver le duc, La coiffe est tranchée jusqu'à la chair, Et un lambeau en tombe à terre. Le coup fut rude, et Naimes en fut abasourdi comme par la foudre : Il fût tombé sans l'aide de Dieu. Il est là, la tête sur la crinière de son cheval : Si le païen frappe un second coup, C'en est fait du noble vassal, il est mort ! Mais Charles de France arrive à son secours. CCLXXVI Dieu ! dans quelle angoisse est le duc Naimes ! Le païen va se hâter de le frapper encore : << Misérable, ce coup te portera malheur, >> dit alors la voix de Charles. Et très-vaillamment le roi s'élance sur le Sarrasin ; Il lui brise son écu, le lui fracasse contre le coeur, Lui rompt la ventaille du haubert, Et l'abat roide mort. La selle reste vide. valent servir à faire passer ces lacs dont il est question dans le vers pré- cédent. == V. V. l'Éclaircissement III, et surtout la tapisserie de Bayeux où plusieurs chevaliers sont représentés avec le seul capelier. 298 LA CHANSON DE ROLAND CCLXXVII Mult ad grant doel Carlemagnes li reis. Quant duc Naimun veit naffret devant sei, Sur l'herbe verte le sanc lut cler cacir. Li Empcrere li ad dit à cunseill : 3455 << Bels sire Naimes, kar chevalchiez od mei. << Morz est li gluz k' en destreit vus teneit, << El' cors li mis mun espiet une feiz. >> Respunt li dux : << Sire, jo vus en crei. << Se jo vif alques, mult grant prud i avreiz. >> 3460 Pois, sunt justet par amur e par feid, Ensembl'od els tel vint milie Franceis. N'i ad celui n'i fierget o n'i capleit. Aoi. CCLXXVIII Li amiralz chevalchet par le camp : Si vait ferir le cunte Guineman, 3465 Cuntre le coer li fruisset l'escut blanc, De sun osberc li derumpit les pans, Les dous costez li deseivret des flancs, Que mort l'abat de sun cbeval curant. Pois, ad ocis Gebuin e Lorant, 3470 Richart le viell, le seignur des Normans. Païen escrient : << Preciuse est vaillant. << Ferez, baruns, nus i avum guarant >> Aoi. CCLXXIX Ki pois veïst les chevaliers d'Arabe, Cels d'Occiant e d'Argoilles e de Bascle ! 3475 De lur espiez bien i fièrent e caplent ; E li Franceis n'unt talent que s'en algent ; Asez i moerent e des uns e des altres. Entresqu'à l' vespre est mult fort la bataille : LA CHANSON DE ROLAND 299 CCLXXVII Grande fut la douleur du roi Charlemagne, Quand il vit le duc Naimes blessé là, devant lui, Quand il vit courir le sang clair sur l'herbe verte. Alors il lui a donné un bon conseil : << Beau sire Naimes, chevauchez tout près de moi. << Quant au misérable qui vous a mis en cette détresse, il est mort ; << Je lui ai mis mon épieu dans le corps. << - Je vous crois, Sire, répond le duc, << Et, si je vis, vous serez bien payé d'un tel service. >> Lors, ils vont l'un près de l'autre par amour et par foi. Vingt mille Français marchent avec eux, Qui, tous, donnent de rudes coups et se battent fièrement. CCLXXVIII A travers la bataille chevauche l'émir : Il se jette sur le comte Guinemant. Contre le coeur lui fracasse l'écu blanc. Met en pièces les pans du haubert, Lui partage les côtes, Et l'abat mort de son cheval rapide. L'émir ensuite tue Gebouin, Laurent, Et le vieux Richard, sire des Normands. << La brave épée que Précieuse ! s'écrient alors les païens ; << Nous avons là un puissant champion. Frappez, barons, frappez. >> CCLXXIX Il fait beau voir les chevaliers païens, Ceux d'Occiant, ceux d'Argoilles et de Bascle Frapper dans la mêlée de beaux coups de lance ; Mais les Français n'ont pas envie de leur céder le champ. Il en meurt beaucoup des uns et des autres, Et jusqu'au soir la bataille est très-rude. 300 LA CHANSON DE ROLAND Des francs baruns i ad mult grant damage. 3480 Doel i avrat enceis qu'ele departet. Aoi. CCLXXX Mult bien i fièrent Françeis e Arrabit ; Fruissent cez hanstes e cez espiez furbiz. Ki dunc veïst cez escuz si malmis, Cez blancs osbercs ki dunc oïst frémir, 3485 E cez escuz sur cez helmes cruisir ; Cez chevaliers ki dune veïst caïr, E humes braire, cuntre tere murir, De grant dulur li poüst suvenir. Ceste bataille est mult fort à suffrir. 3490 Li amiralz recleimel Apollin E Tervagan e Mahum altresi : << Mi damne deu, jo vus ai mult servit ; << Tutes ymagenes vus referai d'or fin : << Cuntre Carlun éloignez me guarantir. >> 3495 As li devant un soen drut, Gemalfin, Males nuveles li aportet e li dit : << Baliganz, sire, mal estes hoi bailliz, << Perdut avez Malprime voslre filz. << E Canabeus vostre frere est ocis. 3500 << A dous Franceis belement en avint : << Li Emperere en est l'uns, ço m'est vis, << Grant a le cors, bien resemblet marchis ; << Blanche ad la barbe cume flur en avril. >> Li amiralz en ad le helme enclin, 3505 E, enaprés, si 'n embrunchet sun vis : Si grant doel ad sempres quiat murir. Si 'n apelat Jangleu l'ullre-marin. Aoi. CCLXXXI Dist l'amiralz : << Jangleu, venez avant. << Vus estes pruz, vostre savoir est granz, LA CHANSON DE ROLAND 301 Les barons de France firent là de grandes pertes. Que de douleurs encore avant la fin de la journée ! CCLXXX Français et Arabes frappent à qui mieux mieux ; Le bois et l'acier fourbi des lances sont mis en pièces. Ah ! celui qui eût vu tant d'écus en morceaux, Celui qui eût entendu le bruit de ces blancs hauberts que l'on heurte Et de ces heaumes qui grincent contre les boucliers ; Celui qui eût alors vu tomber tous ces chevaliers, Et les hommes pousser des hurlements de douleur et mourir à terre, Celui-là saurait ce que c'est qu'une grande douleur ! La bataille est rude à supporter. Et l'émir invoque Apollon, Tervagan et Mahomet : << Je vous ai bien servis, seigneurs mes dieux ! << Eh bien ! je veux faire plus, et vous élèverai d'autres statues, tout en or fin, << Si vous me secourez contre Charles. >> En ce moment Gémalfin, un ami de l'émir, se présente à ses yeux ; Il lui apporte de mauvaises nouvelles, et lui dit : << La journée est mauvaise pour vous, sire Baligant. << Vous avez perdu Malprime, votre fils, << Et l'on vous a tué Canabeus, votre frère. << Deux Français ont eu l'heur de les vaincre ; << L'un d'eux, je pense, est l'Empereur : << Il a le corps immense et tout l'air d'un marquis. << Sa barbe est blanche comme fleur en avril. >> L'émir alors baisse son heaume, Et laisse tomber sa tète sur sa poitrine ; Sa douleur est si grande, qu'il pense mourir sur l'heure ... Il appelle Jangleu d'outre-mer. CCLXXXI << Avancez, Jangleu, dit l'émir. << Vous êtes preux, vous êtes de grand savoir, 302 LA CHANSON DE ROLAND 3510 Vostre cunseill ai otriet tuz lens. << Que vus en semblet d'Arrabiz e de Francs, << Se nus avrum la victorie de l'camp ? >> E cil respunt : Morz estes, Baliganz. << Ja vostre deu ne vus ierent guarant. 3515 Carles est fiers, e si hume vaillant : << Une ne vi gent ki si fust cumbatant. << Mais reclamez les baruns d'Occiant, << Turcs e Enfruns, Arrabiz e Jaianz. << Ço qu' estre en deit ne l' alez demurant. Aoi. CCLXXXII 3520 Li amiralz ad sa barbe fors mise, Altresi blanche cume dur en espine : Cument qu'il seit, ne s'i voelt celer mie, Met à sa buche une clere buisine, Sunet la cler, que si païen l'oïrent. 3525 Par tut le camp ses cumpaignes ralient. Cil d'Occiant i braient e hennissent, E cil d' Argoilles cume chien i glatissent. Requièrent Francs par si grant estultie, El' plus espès si's rumpent e partissent : 3530 A icest colp en jetent morz set milie. Aoi. CCI. XXXIII Li quens Ogiers cuardise n'ont unkes ; Mieldre vassals jamais ne vestit brunie. Quant de Franceis les eschicles vit rumpre, Si apelat Tierri le duc d'Argune, 3535 Gefreid d'Anjou e Jozeran le cunte, Muli fièrement Carlun on araisunet : << Veez païens, cum ocient voz humes ! << Ja Deu ne placet qu'el' chief portez curune, << S'or n'i ferez pur vengier vostre hunte >> 3540 N'i ad icel ki un sul mot respundet : LA CHANSON DE ROLAND 303 << Et j'ai toujours suivi votre conseil. << Eh bien ! que vous semble des Arabes et des Français ? << Aurons-nous ou non la victoire ? << - Baligant, répond Jangleu, vous êtes mort. << N'espérez point le salut dans vos dieux : << Charles est fier, vaillants sont ses hommes, << Et jamais je ne vis race mieux faite pour la bataille. << Cependant appelez vos chevaliers d'Occiant : << Mettez en ligne Turcs et Entrons, Arabes et Géants, << Et faites sans retard ce qu'il faut faire. >> CCLXXXII L'émir a étalé sa barbe sur sa cuirasse, Sa barbe aussi blanche que fleur d'aubépine. Quoi qu'il arrive, il ne se veut point cacher. Il met à sa bouche une trompette claire, Et clairement la sonne, si bien que ses païens l'entendent. Alors sur le champ de bataille ses colonnes se rallient, Et ceux d'Occiant de hennir et de braire, Et ceux d'Argoilles d'aboyer et de glapir comme des chiens ; Puis, comme des fous furieux, ils cherchent les Français, Se jettent au plus épais, rompent et coupent en deux l'armée de Charles, Et, du coup, jettent à terre sept mille morts. CCLXXXIII Le comte Ogier ne sait pas ce que c'est que la couardise : Jamais meilleur soldat ne vêtit le haubert. Quand il voit les colonnes françaises rompues et coupées, Il appelle Thierry, le duc d'Argonne, Geoffroi d'Anjou et le comte Jozeran, Et adresse à Charles ce fier discours : << Voyez comme les païens vous tuent vos hommes. << A Dieu ne plaise que vous portiez encore couronne au front, << Si vous ne frappez ici de rudes coups pour venger votre honte ! >> Personne ne répond un mot, personne ; 304 LA CHANSON DE ROLAND Brochent ad ait, lur chevals laissent curre ; Vunt les ferir là ù il les encuntrent. CCLXXXIV Mult bien i fiert Carlemagnes li reis, Naimes li dux e Ogiers li Daneis, 3545 Gefreiz d'Anjou ki l'enseigne teneit ; Mult par est pruz danz Ogiers li Daneis : Puint le cheval, laisset curre ad espleit, Si fiert celui ki le dragun teneit, Craventet ambur en place devant sei 3550 E le dragun e l'enseigne le rei. Baliganz veit sun gunfanun caeir E l'estandart Mahummet remaneir ; Li amiraz alques s'en aperceit Que il ad tort e Carlemagnes dreit. 3555 Païen d'Arabe s'en cuntienent plus quei. Li Emperere recleimet ses Franceis : << Dites, baruns, pur Deu, si m'aidereiz. >> Respundent Franc : << Mar le demandereiz ; << Trestut seit fel ki n'i fierget ad espleit ! >> CCLXXXV 3560 Passet li jurz, si turnet à la vesprée. Franc e païen i fièrent des espées. Cil sunt vassal ki les oz ajustèrent, Mais lur enseignes n'i unt mie ubliées. Li amiralz << Preciuse >> ad criée, 3565 Carles << Munjoie >> l'enseigne renumée. L'uns conoist l'altre as voiz haltes e cleres ; En mi le camp ambdui s'entr'encuntrerent : Si s' vunt ferir, graaz colps s'entredunerent De lur espiez en lur targes roées ; 3570 Fraites les unt desuz cez bucles lées. De lur osbercs les pans en desevrerent : LA CHANSON DE ROLAND 305 Mais tous donnent avec fureur de l'éperon, et lâchent les rênes leurs chevaux. Partout où ils rencontrent les païens, ils vont les frapper ... CCLXXXIV Il frappe bien, le roi Charlemagne ; Ils frappent bien, le duc Naimes et Ogier le Danois : Il frappe bien, Geoffroi d'Anjou, qui porte l'enseigne royale ; Mais quelle prouesse surtout que celle de monseigneur Ogier ! Il pique son cheval, lui lâche les rênes. Et se jette sur le païen qui tient le dragon ; Si bien que sur place il écrase à la fois Le dragon et l'enseigne de l'émir. Baligant voit ainsi tomber son gonfanon ; Il voit l'étendard de Mahomet rester sans défense. L'émir commence à s'apercevoir Que le droit est du côté de Charles, que le tort est de son côté. Et déjà voici les païens qui montrent moins d'ardeur. Et l'Empereur d'appeler ses Français . << Dites, barons, pour Dieu, m'aiderez- vous ? << - Le demander serait une injure, répondent-ils. << Maudit soit qui de tout coeur ne frappe ! >> CCLXXXV Le jour passe, la vêprée s'avance ; Païens et Francs frappent de leurs épées. Ceux qui rassemblèrent ces deux armées, Charles et Baligant, sont des vaillants. Toutefois ils n'oublient pas leurs cris d'armes, << Précieuse ! >> crie l'émir. << Montjoie ! >> répète l'Empereur. Ils se reconnaissent l'un l'autre à leurs voix claires et hautes ; Au milieu même du champ de bataille, tous deux se rencontrent. Ils se jettent l'un sur l'autre, et s'entre-donnent de grands coups. Frappant de leurs épieux sur leurs écus à rosaces, Ils les brisent au-dessous de la large boucle Et se déchirent les pans de leurs hauberts ; 306 LA CHANSON DE ROLAND Dedenz cez cors mieene s'adeserent. Rumpent cez cengles, e cez seles verserent : Chéent li rei, à terre s'en turnerent ; 3575 Isnelement sur lur piez relevèrent. Mult vassalment unt traites les espées. Ceste bataille nen iert niais desturnée : Seinz hume mort ne poet estre achevée. Aoi. CCLXXXVI Mult est vassals Carles de France dulce : 3580 Li amiralz il ne l' crient ne ne dutet. Cez lur espées tutes nues i mustrent : Sur cez escuz mult granz colps s'entredunent, Trenchent les quirs e cez fuz ki sunt duble ; Chéent li clou, se peceient les bucles ; 3585 Pois fièrent il nud à nud sur lur brunies. Des helmes clers li fous en escarbunet. Ceste bataille ne poet remaneir unkes, Jusque li uns sun tort i reconoisset. Aoi. CCLXXXVII Dist l'amiralz : << Carles, kar te purpense ; 3590 << Si pren cunseill que vers mei te repentes. << Mort as mun filz par le mien escientre ; << A mult grant tort mun pais me calenges. << Devien mis hum, en fieu le te voeill rendre : << Vien me servir d'ici qu'en Oriente. >> 3595 Carles respunt : << Mult grant viltet me semblet ; << Pais ne amur ne dei à païen rendre. << Receif la lei que Deus nus apresentet, << Chrestientet, e pois, t' amerai sempres ; << Pois, serf e crei le Rei omnipotente. >> 3600 Dist Baliganz : << Malvais sermun cumences. >> Pois, vunt ferir des espées qu'unt ceintes. Aoi. LA CHANSON DE ROLAND 307 Mais ils ne s'atteignent pas plus avant : Ils brisent les sangles de leurs chevaux et renversent leurs selles. Bref, les deux rois tombent, et les voilà par terre ; Vite ils se relèvent, et les voici debout. Très-valeureusement ils tirent alors leurs épées. Ce duel ne peut désormais finir. Il ne peut s'achever sans mort d'homme. CCLXXXVI Il est vaillant, le roi de douce France, Mais l'émir ne le craint ni ne le redoute. Tous deux ont à la main leurs épées toutes nues. Et s'en donnent de furieux coups sur leurs écus. Ils en tranchent le cuir et le bois, qui cependant est double ; Les clous en tombent, les boucles sont en pièces. Alors ils se frappent nu à nu sur leurs hauberts ; Des heaumes clairs jaillit le feu. Ce duel ne peut en rester là : Il faut que l'un ou l'autre reconnaisse son tort. CCLXXXVII << Réfléchis bien, Charles, dit l'émir. << Et décide-toi à me demander pardon. << Je sais que tu as tué mon fils ; << Et fort injustement tu envahis ma terre : << Deviens mon homme, et je te la donne en fief, << Si tu veux être mon vassal en Espagne et en Orient. << - Ce serait trop grand' honte, s'écrie Charles ; << Je ne dois à un païen ni la paix ni l'amour ; << Reçois la loi que Dieu nous donne à croire ; << Deviens chrétien, et sur l'heure je t'aimerai, << Si tu crois, si tu sers le Roi omnipotent. << - Mauvaises paroles que tout cela, >> dit Baligant. Lors, se redonnent grands coups de leurs épées ... 308 LA CHANSON DE ROLAND CCLXXXVIII Li amiralz est mult de grant vertut : Fiert Carlemagne sur l'helme d'acier brun ; Desur la teste li ad frait e fendut ; 3605 Met li l'espée sur les chevels menuz, Prent de la carn grant pleine palme e plus : Hoec endreit remeint li os tut nuz. Carles cancelet, pur poi qu'il c'est caüz, Mais Deus ne voelt qu'il seit morz ne vencuz. 3610 Seinz Gabriel est repairiez à lui ; Si li demandet : << Reis magnes, que fais-tu ? >> Aoi. CCLXXXIX Ouant Carles oït la seinte voiz de l'angle, Nen ad poür ne de murir dutance : Repairet lui vigur e remembrance. 3615 Fiert l'amiraill de l'espée de France : L'helme li freint ù les gemmes reflambent, Trenchet la teste pur la cervele espandre, E tut le vis tresqu'en la barbe blanche, Que mort l'abat seinz nule recuvrance ; 3620 << Munjoie ! >> escriet pur la reconoisance. A icest mot venuz i est dux Naimes, Prent Tencendur, muntet i li reis magnes. Païen s'en turnent, Deus voelt qu'il n'i remainent. Or, unt Franceis iço que il demandent. Aoi. CCXC 3625 Païen s'en fuient, cum damnes Deus le voelt ; Encalcent Franc e l'Emperere avoec. Ço dist li reis : << Seignurs, vengiez voz doels. << Si esclargiez voz talenz e voz coers ; LA CHANSON DE ROLAND 309 CCLXXXVIII L'émir est d'une force terrible. Il frappe Charlemagne sur le heaume d'acier brun ; Il le lui fend et casse sur la tête. L'épée du païen tranche les cheveux, Et de la chair enlève un morceau plus grand qu'une paume ; A cet endroit, l'os demeure tout nu. Charles chancelle : un peu plus il serait tombé : Mais qu'il meure ou qu'il soit vaincu, c'est ce que Dieu ne permet pas. Saint Gabriel descend de nouveau près de lui. << Grand roi, lui dit-il, que fais-tu ? >> CCLXXXIX Quand Charles entend la sainte voix de l'ange, Il n'a plus peur, il ne craint plus de mourir ; Les forces et le sentiment lui reviennent. De son épée de France il frappe l'émir, Brise le heaume où flamboient tant de pierres précieuses, Tranche la tête d'où se répand la cervelle, Jusqu'à la barbe blanche met en deux morceaux le visage ; Bref, sans remède, l'abat roide mort. Puis, pour se faire reconnaître : << Montjoie ! >> s'écrie-t il. A ce mot, le duc Naimes accourt ; Il saisit Tencendur, et le grand roi y remonte. Quant aux païens, ils s'enfuient : Dieu ne veut pas qu'ils restent davantage, Et les Français enfin ont ce qu'ils demandent. CCXC Dieu le eut, les païens s'enfuient ; L'Empereur et les Francs leur donnent la chasse : << Vengez-vous, s'écrie le roi, vengez toutes vos souffrances ; << Satisfaites vos désirs, soulagez vos coeurs ; 310 LA CHANSON DE ROLAND << Kar hoi matin vus vi plurer dos oilz. >> 3630 Respundent Franc : << Sire, ço nus estoet. >> Cascuns i fiert tant granz colps cum il poet ; Poi s'en estoerstrent d'icels ki sunt iloec. Aoi. CCXCI Granz est li calz, si se levet la puldre. Païen s'en fuient, e Franceis les anguissent ; 3635 Li encalz duret d'ici qu'en Sarraguce. En sum sa tur munlée est Bramimunde, Ensembl'od lui si clere e si caànunje De false lei, que Deus n'enamat unkes ; Ordres nen unt ne en lur chiefs curunes. 3640 Quant ele vit Arrabiz si cunfundre, A voiz escriet : << Aïez nus, Mahume ! << E ! gentilz reis, ja sunt vencut nostre hume, << Li amiralz ocis à si grant hunte. >> Quant l'ot Marsilies, vers la pareit se turnet, 3645 Pluret des oilz, tute sa chière enbrunchet, Morz est de doel. Si cum pecchiet l'encumbret, L'anme de lui as vifs diables dunet. Aoi. CCXCII Païen sunt mort, alquant turnet en fuie, E Carles ad sa bataille vencue. 3650 De Sarraguce ad la porte abatue : Or seit il bien que n'est mais défendue. Prent la citet, sa gent i est venue. Par poestet icele noit i jurent. Fiers est li reis à la barbe canue, 3655 E Bramimunde les turs li ad rendues ; 3644. Pareit doit être traduit par << mur >>, en dépit du texte de Paris : Oit la Marsiles, vers LA DAME se torne; II est évident que l'auteur du Roland a pensé à ce célèbre passage d'Isaïe, où l'on voit le roi Ézéchias, frappé LA CHANSON DE ROLAND 311 << Car ce matin je vous ai vus pleurer de vos yeux. >> Et les Francs de lui répondre : << Il le faut, il le faut ! << Et chacun de frapper les plus grands, coups qu'il peut. Ah ! des païens qui furent là, il s'en échappa bien peu. CCXCI La chaleur est grande, la poussière s'élève ; Les païens sont en fuite, et les Français sont là, sur leurs pas, qui les pressent angoisseusement ; Jusqu'à Saragosse dure cette poursuite. Au haut de sa tour est montée Bramimonde, Avec ses chanoines et ses clercs, Ceux de la loi mauvaise et que Dieu n'aime point, Ceux qu'un sacrement n'a pas ordonnés, et qui ne portent pas la tonsure sur leurs têtes. Et, quand la reine aperçoit la déroute des païens : << A l'aide, Mahomet ! s'écrie-t-elle d'une voix perçante. << Ah ! noble roi, nos hommes sont vaincus ; << L'émir est mort honteusement. >> Marsile l'entend, se tourne vers le mur, Se cache le visage et pleure de ses yeux ; Puis meurt de douleur. Et, comme il est sous le poids du péché, Les vifs diables s'emparent de son âme. CCXCII Tous les païens sont morts ou en fuite : Charles a vaincu sa bataille. De Saragosse la porte est abattue, Et l'Empereur sait bien qu'on ne défendra plus la ville. Il y entre avec son armée, il la prend, Et les vainqueurs y couchent cette nuit. Notre roi à la barbe chenue, notre roi est plein de fierté, Et Bramimonde lui a remis les tours de la ville, d'une maladie mortelle, se tourner vers la muraille pour prier Dieu et fondre en larmes : Et convertit Eze- chias faciem suam AD PARIETEM, et oravit ad Dominum. (Isaias, XXXVIII, 2.) 312 LA CHANSON DE ROLAND Les dis sunt granz, les cinquante menues. Mult bien espleitet qui damnes Deus aiïiet Aoi. CCXCIII Passet li jurz, la noit est aserie, Clere est la lune, les esteiles flambient. 3660 Li Emperere ad Sarraguce prise. A mil Franceis fait bien cerchier la vile, Les sinagoges e les mahumeries ; A mailz de fer e cuignées qu'il tindrent, Fruissent ymagenes e trestules les ydles ; 3665 N'i remeindrat ne sort ne falserie. En Deu creit Carles, faire voelt sun servise, E si evesque les ewes beneïssent. Meinent païens entresqu' à l' baptestire. S'or i ad cel ki Carlun cuntrediet, 3670 II le fait pendre o ardeir o ocire. bapliziet sunt asez plus de cent milie Veir chrestien, ne mais sul la reïne : En France dulce iert menée caitive : Ço voelt li reis par amur cunvertisset. Aoi. CCXCIV 3675 Passet la noit, si aperl li clers jurz. De Sarraguce Carles guarnist les turs, Mil chevaliers i laissât puigneürs ; Guardent la vile ad oes l'Empereür. Muntet li reis e si hume trestuit, 3670. Il le fait pendre o ardeir. Toutes les fois que, dans nos Chansons, une ville infidèle est conquise, l'empereur Charles ou ses Pairs font baptiser de force tous les habitante : ceux qui re- fusent le baptême ont la tête coupée. (Roland, v. 102 et 3670 ; Gui de Bour- gogne, v. 3063, 3071-74, 3486-88 ; Huon de Bordeaux, 6657-69, etc. etc.) Nous avons ailleurs discuté très-longuement ces textes, et montré qu'ils sont con- traires à la véritable doctrine de l'E- glise. Un jour on fit an pape Nicolas I cette question : << Que faut-il faire à l'égard des païens qui ne veulent pas se faire chrétiens ? >> Et le Souverain pontife répondit : << Quant à ceux qui refusent le bienfait de la foi chrétienne, qui immolent aux idoles et prient les genoux devant elles, nous n'avons rien LA CHANSON DE ROLAND 313 Dix grandes et cinquante petites ... Il travaille bien celui qui travaille avec l'aide de Dieu. CCXCIII Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent, La lune est claire, les étoiles flamboient, L'Empereur est maître de Saragosse. Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens, Entrent dans les mosquées et les synagogues, Et, à coups de maillets de fer et de cognées. Mettent en pièces toutes les images, toutes les idoles. De sorcellerie, de mensonge, il ne reste plus de trace. Le roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu. Alors les évêques bénissent l'eau Et mènent les païens au baptistère. S'il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles, Il le fait pendre, occire ou brûler. Ainsi l'on en baptise plus de cent mille, Qui deviennent bons chrétiens. La reine seule est mise à part. On la mènera captive en douce France, Et c'est par amour que l'Empereur veut la convertir. CCXCIV La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel. Charles garnit alors les tours de Saragosse : Il y laisse mille chevaliers vaillants . Qui gardent la ville pour l'Empereur ; Puis, avec tous ses hommes. Charles remonte à cheval. à vous commander à leur sujet, si ce n'est de les convaincre de leurs erreurs par de bons avis, par des exhortations, PAR LA RAISON ENFIN PLUTÔT QUE PAR LA FORCE. >> (Nicolaï I responsa ad con- sulta Bulgarorum, cap. XLI ; Labbe, VIII, 530. Le pape est beaucoup plus sévère à l'égard des renégats.) Et nous avons également cité les paroles très-précises de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin, qui se prononcent tons deux contre l'emploi de la force. Enfin, les Pères du concile de Plaisance, en 1388, font cette proclamation solennelle : << La religion chrétienne ne doit pas rejeter les Juifs et les Sarrasins, parce qu'il est constant qu'ils ont en eux l'image de notre Créateur. >> (Labbe, XI, 2074.) Il y a loin de là à la sanglante brutalité de nos héros épiques. 314 LA CHANSON DE ROLAND 3680 E Bramimunde, qu'il meinel en sa prisun ; Mais n'ad talent li facet se bien min. Repairiei sunt à joie e à baldur. Passent Nerbone par force e par vigur ... 3680. E Bramimunde, etc. C'est ici que les Remaniements cessent de suivre, même de loin, le texte primi- tif, et il en est de même pour le plus ancien manuscrit de Venise, qui avait jusqu'ici reproduit si exactement la version originale de notre poëme. == 1° Le manuscrit de Venise IV intercale ici le fameux récit de la prise de Nar- bonne, par Aimeri, qui se trouve sous une autre forme dans notre Chanson d'Aimeri de Narbonne. == 2° Le texte de Paris nous offre, pour la seconde fois, le récit d'un pèlerinage de Charles au champ de bataille de Roncevaux. La forme seule est différente. == 3° Le texte de Cambridge présente la même affa- bulation (Nouvelle visite de l'Empe- reur à Roncevaux ; regrets sur Ro- land ; miracle des aubépines ; inter- vention de saint Firmin ; funérailles d'Olivier et de Roland à Blaives ; f° 64, v° - 69, v°). == 4° Le texte de Lyon, comme nous l'avons vu, n'a pas repro- duit l'épisode de l'arrivée de Baligant en Espagne, et a omis complètement le récit de la bataille de Saragosse. == 5° et 6° Les textes de Versailles et de Venise VII paraissent ici plus soignés que celui de Paris, et ne répètent pas le récit du voyage à Roncevaux. Ils n'y font qu'une allusion rapide. == A PARTIR DE NOTRE VERS 3680, TOUS les textes autres que celui d'Oxford nous offrent le même récit, qu'il importe de faire connaître : << Charles, donc, est à Roncevaux, qui se pâme de dou- leur devant le corps inanimé de Ro- land. Il fait ensevelir son neveu, il maudit Ganelon. Prières intermina- bles. (Couplets 330-336 du texte de Paris, édit. F. Michel.) On enterre les Français morts dans la grande ba- taille. Les anges chantent, une lumière divine éclate, des arbres verts sortent miraculeusement de chaque tombe (337). Charles passe alors les défilés pyrénéens : il s'arrête à Saint-Jean- Pied-dc-Port, où il fonde un moutier (338, 339). L'Empereur ordonne ensuite à Girart d'Orléans, à Guion de Saint Omer et à Geoffroi d'Anjou de se rendre en message auprès de Girart de Viane pour le prier de venir le re- joindre et de lui amener la belle Aude (339). Puis, il envoie Bazin le Bourguignon, Garnier d'Auvergne, Guyon et Milon dans la cité de Mâcon, à sa propre soeur Gilles : ils sont chargés de la conduire à l'Empereur (340, 341). Les messagers partent : Charles s'avance en France. Il arrive à Sorgues (à Sorges, dit le manuscrit). C'est la que Ganelon s'échappe une première fois sur le destrier de Garin de Montsaor : il se dirige vers Tou- louse, ou << Chastel Monroil >>, ou Sa- ragosse. Deux mille Français se jettent a sa poursuite ; le plus ardent est Othes (342-344). Ganelon rencontre des marchands qu'il trompe et qui trompent Othes sur la distance qui le sépare du fugitif (345). Il arrive par là que les Français se présentent de- vant l'Empereur sans s'être emparés de Ganelon. Colère de Charles (346). Un paysan indique à Othes la retraite de Ganelon. Le traître s'est endormi sous un arbre (347,348). Le bon che- val de Ganelon éveille son maître. Combat entre Ganelon et Othes. Ils luttent d'abord à pied. Puis le beau- père de Roland propose à Othes de combattre en vrais chevaliers, à che- val. Le traître s'élance sur le cheval de son adversaire, et s'enfuit (349-854). Othes se remet à la poursuite de Ga- nelon. Dieu fait un miracle pour lui : ses armes ne lui pèsent plus sur les épaules. Alors le fugitif tombe de che- val : nouveau combat. Sur ces entre- faites, arrivent Samson et Isoré, et l'on peut enfin se rendre maître de Ganelon, que l'on remet aux mains de l'Empereur (355-361). Charles traverse toute la Gascogne et arrive à Blaives. (362). Le poëte ici change la scène de son roman et nous transporte soudain près LA CHANSON DE ROLAND 315 Emmenant Bramimonde captive ; Mais il ne veut lui faire que du bien ... Les voilà qui s'en retournent pleins d'allégresse, pleins de fierté joyeuse ; Vivement et en vainqueurs ils passent par Narbonne ; les messagers du roi qui vont à Viane. Ils y arrivent, et font leur message. Ils cachent à Girart la mort de Roland et Olivier : << Charlemagne, << ajoutent- ils, veut qu'on célèbre le mariage de son neveu avec la belle Aude. Amenez-lui sur-le-champ votre nièce. >> Joie de Girart et de Gui- bourg (363-368). On part à Blaives. Pressentiments d'Aude : ses songes lugubres (368-375). Un clerc savant en ningremance cherche à les lui expliquer favorablement ; mais il en sait bien lui-même la triste significa- tion (377). Pour ne pas étonner trop douloureusement la belle Aude, on contrefaiit la joie dans le camp fran- çais. On essaie de lui cacher la grande douleur ; on va jusqu'à lui dire que Roland est allé << en Babiloinne >> épouser la soeur de Baligant. Aude n'en veut rien croire : << Roland, s'é- crie-t-elle, Roland est mort ! >> (78- 83.) Sur ce, arrive Gilles, la soeur du ~i, la mère de Roland : Charles lui anonce sans aucun ménagement la mort de son fils. << Une mère, pense-t-il, est mieux préparée à de tels coups qu'une fiancée. >> Enfin, c'est Gilles elle- même qui a la force d'apprendre à la soeur d'Olivier la mort de Roland. Douleur d'Aude (384-390). Elle veut voir du moins le corps de son fiancé, que Charles rapporte d'Espagne. Ses prières, ses larmes. Un ange lui ap- paraît sous les traits d'Olivier, et l'in- cite à songer au bonheur du ciel. Aude, enfin, se décide à mourir 391-399). Retour de Charlemagne à Laon. Il n'a plus désormais qu'une seule pensée : se venger de Ganelon. Le jugement du traître va commen- cer. Gondrebuef de Frise s'offre à le démentir juridiquement, la lance au poing. Ganelon donne des otages, ses propres parents. Mais, au moment où va commencer le grand combat de l'accusateur et de l'accusé, celui-ci s'enfuit encore une fois les grans galos. Gondrebuef le poursuit de près. Il l'atteint. Combat. On se saisit de Ganelon (400-417). C'est alors que fait son entrée dans le poëme le neveu du traître, Pinabel. Il sera le champion de son oncle. Le défi est relevé par un ce valet >> du nom de Thierry, fils de Geoffroy d'Anjou, qui veut dé- fendre la cause de Roland. Préparatifs du duel (413-431). La chanson se poursuit ici en vers de douze syllabes, et raconte le combat singulier de Pinabel et de Thierry. Celui-ci pense un instant périr d'un formidable coup que lui porte son adversaire (432-439). Le poëme se termine en décasyllabes. Pinabel est vaincu, et meurt (440- 445 ). Il ne reste plus dès lors qu'à délibérer sur le châtiment de Ganelon. Chacun des barons français propose un supplice spécial : qui la corde, qui le bûcher, qui les bêtes féroces. On se décide à l'écarteler (446-450). Ici s'arrête le manuscrit de Paris. Lyon nous donne une strophe de plus, et nous fait assister au départ des barons de France, qui prennent congé de Charlemagne ... >> - Le texte de tous nos Remaniements est mainte- nant connu de nos lecteurs. 3683. Passent Nerbonne ... Narbonne n'est pas sur le chemin des Pyrénées à Bordeaux. De là une difficulté réelle. M. Raymond propose l'église d'Ar- bonne (anciennement appelée Nar- bonne, comme le prouvent des actes de 1187-1192 et 1303). Cette église est située près de Saint-Jean-de-Luz et conviendrait, par sa situation, à ce passage de notre poëme. Mais com- ment s'imaginer que le poëte ait atta- ché tant d'importance à un lieu si peu considérable ? == M. G. Paris propose << un nom de fleuve (à cause du verbe passer) : peut-être l'Adour >>. == Quant à nous, nous croyons fort naïvement que notre poëte ignorait la géographie. Une légende de son temps attribuait la conquête de Narbonne à Charles 316 LA CHANSON DE ROLAND Vient à Burdele la citel de valur : 3685 Desur l'alter seint Sevrin le barun Met l'olifant plein d'or e de manguns : Li pelerin le voient ki là vunt. Passet Girunde à mult granz nefs k'i sunt : Entresqu' à Blaive ad cunduit sun nevuld 3690 E Olivier sun noble cumpaignun E l'Arcevesque, ki fui sages e pruz. En blancs sarcous fait mètre les seignurs, A Seint-Romain : là gisent li barun. Franc les cumandent à Dieu e à ses nuns ... 3695 Carles chevalchet e les vals e les munz, Entresqu'ad Ais ne voelt prendre sujurn ; Tant chevalchatl qu'il descent à l' perrun, E cum il est en sun palais haltur, Par ses messages mandet ses jugeürs, 3700 Baviers e Saisnes, Loherenes e Frisuns ; Alemans mandet, si mandet Burguignuns E Peiteivins e Normans e Bretuns. De cels de France les plus saives ki sunt. Dès or cumencet li plaiz de Guenelun. Aoi. revenant d'Espagne : ne voulant pas raconter la légende, le poëte se con- tente de dire que l'Empereur passa cette ville par force et par vigur, c'est à dire, la prit. Telle est notre hypothèse. Dans une carte du XIIe siècle qui se trouve en une Apocalypse ap- partenant à M. Didot, Narbonne est marquée tout près de Saragosse, sur le chemin de France. Ponr tout cet iti- néraire, voyez l'Éclaircissement IV, 3692. En blancs sarcous, etc. Ces funérailles, d'après la Karlamagnus Saga et la Kaiser Karl Magnus's Kro- nike, ont lieu à Arles. == D'après la Chronique de Turpin (cap. XXIX, Il sepulchro Rolandi et ceterorum qui apud Belinum et diversis locis sepulcri sunt). Roland fut enterré à Blaives et Olivier à Belin : Beatum Rolandae super duas mutas tapeto aureo subve- ctum, palliis tectum, usque Blavium deferre fecit Carolus et in beati Ro- mani basilica quam ipsez olim aedi-. caverat canonicosque regulares intra- miserat, honorifice sepelivit, muer, _______________ LA CHANSON DE ROLAND 317 Puis arrivent à Bordeaux, la grande et belle ville. Cest là que sur l'autel du baron saint Séverin Charles dépose l'olifant, qu'il avait rempli d'or et de mangons ; Et c'est là que les pèlerins peuvent encore le voir. Sur de grandes nefs l'Empereur traverse la Gironde ; Il conduit jusqu'à Blaye le corps de son neveu. Celui d'Olivier, le noble compagnon de Roland, Celui de l'Archevêque, qui fut si preux et si sage. On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc, A Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ; Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et à ses saints. Puis Charles chemine derechef à travers les vallées et les montagnes ; Plus ne s'arrête jusqu'à Aix. Si bien chevauche, qu'il descend à son perron. A peine est-il arrivé dans son haut palais, Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour, Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons, Bourguignons et Allemands, Bretons, Normands et Poitevins, Et les plus sages de ceux de France. Alors commence le procès de Ganelon. ~uemque ipsius ad caput, et tubam ~ burneam ad pedes. Sed et tubam po- ~ tea alia apud Burdigalam condi- ~ me transtulit. Et plus loin : Apud ~ Belinum sepelitur Oliverius. == Le mot beatus, qui précède ici celui de Roland, n'est pas fait pour nous étonner. Roland, en effet, a été long- temps révéré comme un martyr. Son nom se trouve en plusieurs Marty- rologes, et les Bollandistes ont dû s'en occuper à diverses reprises (au 31 mai et au 16 juin). Sur les << re- liques >> et les tombeaux de Roland. voyez Fr. Michel, première édition de Roland, p. 211, 213, et Génin, Introduction, p. XXIII-XXIV. Cf. l'In- troduction de notre première édition. p. LXXXVIII. 3694. Entresqu'ad Ais. C'est à Paris que la Karlamagnus Saga fait reve- nir Charlemagne. D'où l'on peut con- clure que l'auteur islandais avait ICI sous les yeux une version moins an- tique que celle d'Oxford. _______________ 318 LA CHANSON DE ROLAND LE CHATIMENT DE GANELON CCXCV 3705 Li Emperere est repairiez d'Espaigne E vient ad Ais, à l' meillur sied de France. Muntet el' palais, est venuz en la sale. As li venue, Aide, une bele dame. Ço dist à l' rei : << U est Rollanz l' catanies, 3710 << Ki me jurat cume sa per à prendre ? >> Carles en ad e dulur e pesance, Pluret des oilz, tiret sa barbe blanche : << Soer, chère amie, d' hume mort me demandes. << Jo t'en durrai mult esforciet escange : 3715 << Ç' est Loewis, mielz ne sai jo qu'en parle : << Il est mis filz e si tiendrat mes marches. >> Aide respunt : << Cist moz mei est estranges. << Ne placet Deu ne ses seinz ne ses angles << Après Rollant que jo vive remaigne ! >> 3720 Pert la culur, chiet as piez Carlemagne, Sempres est morte. Deus ait mercit de l'anme ! Franceis barun en plurent ; si la pleignent. Aoi. CCXCVI Alde la bele est à sa fin alée. Quiet li reis qu'ele se seit pasmée, 3725 Pitiet en ad, si 'n pluret l'Emperere : Prent la as mains, si l' en ad relevée ; Sur les espalles ad la teste clinée. Quant Carles veit que morte l'ad truvée, Quatre cuntesses sempres i ad mandées ; 3705. Li Emperere est repairiez d' Es- paigne. L'épisode de la belle Aude, qui dû être, suivant nous, l'objet d'un chant lyrique antérieur à notre poëme, LA CHANSON DE ROLAND 319 LE CHATIMENT DE GANELON CCXCV L'Empereur est revenu d'Espagne : Il vient à Aix, la meilleure ville de France,. Monte au palais, entre en la salle. Une belle damoiselle vient à lui : c'est Aude. Elle dit au roi : << Où est Roland le capitaine . << Qui m'a juré de me prendre pour femme ? >> Charles en est plein de douleur et d'angoisse ; Il pleure des deux yeux, il tire sa barbe blanche : << Soeur, chère amie, dit-il, tu me demandes nouvelles d'un homme mort. << Mais, va, je saurai te remplacer Roland ; << Je ne te puis mieux dire : je te donnerai Louis. << Louis mon fils, celui qui tiendra mes Marches. << - Ce discours m'est étrange, répond belle Aude. << Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges, << Qu'après Roland je vive encore ! >> Lors elle perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles. Aude est morte : Dieu veuille avoir son âme ! Les barons français la plaignent ; les voilà tout en pleurs. CCXCVI Aude la belle s'en est allée à sa fin. Le roi croit qu'elle est seulement pâmée ; Il en a pitié, il en pleure, Lui prend les mains, la relève ; Mais la tête retombe sur les épaules. Quand Charles voit qu'elle est morte, Il fait sur-le-champ venir quatre comtesses est fort allongé dans les Remaniements, En revanche, il est abrégé dans la Kei- ser Karl Mugnus's Kronike, et tout à fait omis par la Karlamagnus Saga. 320 LA CHANSON DE ROLAND 3730 Ad un mustier de nuncins est portée : La noil la guaitent entresqu'à l'ajurnée. Lune un aller belement l'enterrerent. Mult grant honur i ad li reis dunée. Aoi. CCXCVII Li Empere est repairiez ad Ais. 3735 Guenes li fel, en cacines de fer, En la citet est devant le palais ; A une estache l'unt atachiet cil serf, Les mains li lient à curreies de cerf, 3733. Mult grant honur, etc. Nous n'avons pas besoin de signaler ici la statue de La belle Aude dans le fameux monument de Saint-Faron. Nous ren- voyons nos lecteurs a la dissertation et à la gravure que les Bénidictins nous donnent dans leurs Acta Sanctorum or- dinis Sancti Benedicti (IVe siècle, pre- mière partie, pp. 665-667). Aude est représentée avec Turpln, Roland et Olivier, et ces deux vers sont mis sur les lèvres dé ce dernier : Audae con- iugium tibi do Rotlande, sororis, - Perpetumque mei socialis foedus amoris. Le moonument de Saint-Faron est du XIe - XIIe siècle. 3734. Li Emperere est repairiez. Le procès de Ganelon est raconté en quel- ques lignes seulement par la Karla- Magnus Saga (ch. XLI, V. la traduc- tion dans notre première édition . II, p. 251 ) et par la Keiser Karl Magnus's Kronike. (Ibid., p. 263.) D'après ce dernier texte, << le jugement fut que le comte Ganelon devait être traîné par toute la France. Ce qui fut fait. En sorte que pas un os ne resta à côté de l'autre dans tout son corps. >> 3736. En la citet, etc. Ici com- mence dans notre poëme le jugement de Ganelon, et nous avons démontré ailleurs que, dans cette procédure, tout est d'origine germaine, tout est emprunté aux lois barbares. (V. notre première édition, ir, p. 286 et suiv.) == Ganelon, tout d'abord, est soumis à l'emprisonnement préventif, puis à la torture. Et cette torture consiste en coups de bâton : << Les serfs l'at- tachent à un poteau, lui lient les mains avec des courroies de cuir de cerf, et le battent à coups de bâton. >> (V. 3737 et suiv.) Or ce même sup- plice se retrouve, comme pénalité, dans les lois de toutes les tribus barbares. V. la Loi des Bavarois, (VIII, ch. VI), des Burgundes (30, et 33, 2 ; 4, 4 ; 5, 6, 38, 63 ), des Franks saliens (Constitution de Chil- debert), des Lombards (Liutprand, 6, 26, c ; 6, 88 ; 6, 50), des Frisons (3, 7), des Wisigoths, etc. Les chiffres qui précèdent sont, comme les sui- vants, empruntés au Recueil de Davoud-Oglou (Histoire de la légis- lation des anciens Germains). == Apres l'emprisonnement préventif et la torture, s'ouvre le plait (v. 3742 et suiv.). Le tribunal dont il est question dans notre poëme a'est autre que le Placitum palatii, lequel, sous la pre- mière race, était, eu effet,, présidé par le roi, assisté de leudes et d'évêques. Il est vrai qu'on ne voit pas intervenir ce derniers dans notre Chanson ; mais toutes les parties du grand Empire y sont représentées par leurs barons. Dans notre Chanson comme dans la législation barbare, l'Empereur n'a que le droit de présider le tribunal, ou de le faire présider en sa place, et il n'a même pas voix délibératlve << Seigneurs, leur dit Charles, jugez- moi le droit de Ganelon >> (v. 3751 ). LA CHANSON DE ROLAND 321 Qui la portent dans un moutier de nonnes, Et veillent près de son corps jusqu'au jour : Puis on l'enterra bellement près d'un autel. Et le roi lui fit grand honneur. CCXCVII L'Empereur est de retour à Aix. Le traître Ganelon, tout chargé de ses chaînes de fer. Est dans la cité, devant le palais. Des sergents vous l'attachent à un poteau, Vous lui lient les mains avec des courroies en peau de cerf. Rien ne nous donne ici l'idée d'un tri- bunal romain : c'est bien la procédure germanique. == En troisième lieu, on en arrive au jugement de Dieu, ou à l'ordalie (y. 3790 et suiv.). Ici encore. le doute n'est pas possible, et nous sommes en pleine Germanie. Le campus ou duel est, en effet, commun à toutes les tribus barbares. V. la Loi des Bava- rois (17, 1 ; décret. Tass., cap. XI), des Alamans (44, 1 ; 84), des Burgundes (tit. 80, 1-3), des Lombards (Roch, 164, 165, 166, 198, 205 ; Grimoald, t. VII), des Thuringiens (15), des Frisons (14, 7 ; 5, 1) ), des Saxons, (16), des Anglo-Normands. (Guill. I, 1-3 ; III, 12, etc.) == Le quatrième acte de notre drame épique s'ouvre d'une façon im- posante. Sur le point d'engager la lutte, les deux champions se confes- sent, reçoivent l'absolution, sont bénis par le prêtre, entendent la messe et y reçoivent la communion (v. 3858 et suiv.). Après quoi, le grand combat commence (v. 3862 et suiv.) Ces vers sont conformes à la réalité historique. Quand le champion allait entrer en lice, on célébrait, en effet, la messe de la Résurrection, ou celle de saint Étienne, ou celle de la Trinité. Et l'on chantait ensuite devant lui le symbole de saint Athanase. (V. le Cérémonial d'une épreuve judiciaire au XIIe siècle, publié par Léopold Delisle.) Et ce qui se passait encore au XIIe siècle, s'était exactement passé de la même façon sous nos deux premières races. == On connaît la fin du combat raconté dans notre poëme : Thierry tue Pinabel, et les trente otages de Ganelon sont pendus (v. 3967 et suiv.). Il convient d'observer que ce terrible châtiment, infligé à la famille du traître et à ses otages, ne se retrouve pas dans les lois barbares ; mais le principe de la solidarité de la famille est absolument germain, et la coutume des << pleiges >> ou << garants >> vient exactement de la même source. == Reste Ganelon ; son supliice est épouvantable (v. 3964 et suiv.), mais conforme à la rigueur du droit féodal qui est issu du droit germanique. Les Assises de Jérusalem ne laissent aucun doute a cet égard : << Si la bataille est de chose qu'on a mort desservie, et si le garant est vaincu, il et celui pour qui il a fait la bataille seront pendus. >> (XXXVII et XCIV.) Quant au genre de supplice qui l'on fait subir au traître, c'est l'écartèlement, qui n'est pas indiqué dans les lois ger- maines, mais qui est le supplice réservé plus tard à tous les traîtres, à ceux qui livrent leur pays, à ceux qui of- fensent la majesté du roi. == Tels sont les cinq Actes de Ganelon, de ce drame épique, et l'on pourrait à ces cinq actes donner pour titres : 1° La Torture. 2° Le Plait. 3° La Messe du jugement. 4° Le Duel. 5° Le Supplice. Nous, te- nions à suivre avec soin toute la marche de cette procédure criminelle, la plus ancienne que nous rencontrions dans nos Chansons de geste. 322 LA CHANSON DE ROLAND Très bien le batent à fuz e à jamelz : 3740 N'ad deservit que altre bien i ait. A grant dulur iloec atent sun plait. Aoi. CCXCVIII Il est escrit en l'anciene Geste Que Carles mandet humes de plusurs teres. Asemblet sunt ad Ais à la capele. 3745 Halz est li jurz, mult par est grant la feste, Dient alquant de l'barun seint Silvestre. Dès or cumencet li plaiz e les nuveles De Guenelun, ki traïsun ad faite. Li Emperere devant sei l'ad fait traire. Aoi. CCXCIX 3750 << Seignurs baruns, lur dist Carles li reis, << De Guenelun kar me jugiez le dreit. 3750. Seignurs, etc. Rien ne donnera mieux l'idée de nos Remaniements que d'en offrir un fragment de quelque im- portance. Donc, voici, traduites pour la première fois, les dernières laisses du texte de Paris qui correspondent à nos laisses CCXCIX et ss. : << Charles dit à ses barons :<< Je veux ici, seigneurs, vous << vous faire une prière au nom de Dieu. << - Condamnez Ganelon à quelque << mort horrible - Et ordonnez, je vous << en supplie, que le traître meure sur-le- << champ. >> - Girart le guerrier prit alors la parole, - Girart de Viane, l'oncle d'Olivier : << - Par ma foi, Sire, je << m'en vais vous donner un bon con- << seil. - Vos terres sont très-vastes, << très-étendues. - Faites lier Gane- << lon avec deux grosses cordes, - << Et qu'on le mène à travers votre << domaine, comme un vilain ours ; - << Qu'il y soit rudement déchiré à coups << de fouets, - Et, lorsqu'il sera arrive << au lieu fixé d'avance, - Faites-lui << tout d'abord arracher deux mem- << bres du corps. - Puis qu'on le << dépèce membre par membre. >> - << Voilà, répondit Charles, un terrible << jugement. Mais c'est trop de lon- << gueurs, et je n'en veux point. >> << Par ma foi, Sire, s'écrie Beuves << le vaillant, - Je vais vous propo- << ser un plus horrible supplice. - << Qu'on fasse un grand feu d'aubé- << pines - Et qu'on y jette le misé- << rable, - Si bien qu'en présence de << tous les vôtres - Il meure d'une << merveilleuse et horrible façon. >> - << Grand Dieu ! dit Charles, c'est un << rude supplice, - Et nous le choi- << sirons ... Si nous n'en trouvons pas de plus dur. >> << C'est le tour de Salomon de Bre- << tagne : - << Nous avons, dit-il, << imaginé une mort plus âpre encore. << - Faites venir un ours et un lion << - Et livrez-leur le comte Ganelon. << - Ils se chargeront de son supplice << et le tueront très-horriblement. - << Il ne restera de lui ni chair, ni LA CHANSON DE ROLAND 323 Et vous le battent à coups de bâtons et de jougs de boeufs. Certes il n'a pas mérité meilleur salaire : Et c'est ainsi que très -douloureusement il attend son plaid. CCXCVIII Il est écrit dans l'ancienne Geste Que Charles manda les hommes de toutes ses terres. Ils se rassemblèrent dans la chapelle d'Aix. Ce fut un grand jour, une grande fête, Celle du baron saint Sylvestre, s'il faut en croire quelques-uns. Et c'est alors que commença le procès : c'est ici que vous aurez nouvelles De Ganelon qui a fait la grande trahison ... L'Empereur ordonne qu'on le traîne devant lui. CCXCIX Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne, Jugez-moi Ganelon selon le droit. << graisse, ni os. - Tel est le sort << que méritent les traîtres. >> - << Bien dit, s'écrie l'Empereur : Salo- << mon a bien parlé. - Mais, à mon << gré, c'est encore trop de lenteurs. >> << Sire Empereur, dit Ogier le vas- << sal, - J'ai trouvé quelque chose << de plus affreux. - Qu'on jette Ga- << nelon au fond de cette tour - Où << ne pénètre point la clarté du soleil. << - Il sera là, tout seul, avec les << bêtes qui sortiront de terre - Et << qui, de toutes parts, à droite et à << gauche, - Viendront l'assaillir et << lui feront grand mal. - Que, pour << tout l'or du monde, on ne lui donne << ni à boire ni à manger. - Quelle << honte, quel supplice ! - Puis on << l'amènera devant le palais principal << - Et on lui permettra de manger, << à votre beau festin, - Des mets << assaisonnés de poivre et de sel. << Mais qu'on ne lui donne rien à boire, << ni eau ni vin. - Et alors, dans << une épouvantable angoisse, - Il << mourra de soif, tout comme Roland << à Roncevaux. >> - << L'admirable << idée ! dit Charles. - Mais je ne veux << pas que ce traître pénètre ainsi chez << moi. - Seigneurs, ajoute l'Empe- << reur, francs chevaliers loyaux, - << Ce supplice m'irait bien, mais j'en << sais un qui est plus douloureux en- << core. - Qu'on attache Ganelon à la << queue de plusieurs chevaux, et qu'il << soit écartelé. - Oui, que mes comtes << et mes vassaux aillent là -haut, - << Que mes barons sortent tous, et ils << vont assister an supplice du traître. >> A ces mots, prévôts et sénéchaux s'em- parent de Ganelon. << Charles le roi a fait publier son << ban : - << Que tous s'en aillent au << dehors de la cité. >> - L'Empereur lui-même est monté en selle sur une mule - Et s'en est rapidement allé. - Les bourgeois sont là, qui désirent vivement assister à ce spectacle. - Suivant le commandement de Charles, - On traîne Ganelon hors de la ville 324 LA CHANSON DE ROLAND << Il fut en l'ost tresque en Espaigne od mei, << Si me tolit vint milliers de Franceis, << E mun nevuld, que jamais ne verreiz . 3755 << E Olivier, le prud e le curteis : << Les duze Pers ad traït pur aveir. >> Guenes respunt : << Fel seie, se jo l' ceil ! << Il me forfist en or e en aveir, << Pur que jo quis sa mort e sun destreit ; 3760 << Mais traïsun nule non i otrei. >> Respundent Franc : << Ore en tendrum cunseill. >> Aoi. CCC Devant le rei là jugent Guenelun : Cors ad gaillard, el' vis gente culur ; S'il fust leials, bien resemblast barun. 3765 Veit cels de France e tuz les jugeürs, De ses parenz trente ki od lui sunt : Pois, s'escriat haltement à grant sun : << Pur amur Deu, kar m'entendez, baruns. << Jo fui en l'ost avoec l'Empereür, 3770 << Serveie le par feid e par amur. << Rollanz sis niés me coillit en haür, << Si me jugat à mort e à dulur. << Messages fui à l' rei Marsiliun : << Par mun savoir vinc jo à guarisun. 3775 << Jo desfiai Rollant le puigneür << E Olivier e tuz lur cumpaignuns ; << Carles l'oït e si noble barun. << Vengiez m'en sui, mais n'i ad traïsun. >> Respundent Franc : << A cunseill en irum. >> Aoi. - Et tous y sont allés après lui. Voilà ce que l'on fait du traître, - On y a conduit aussi de bons chevaux, - Quatre fortes Juments qui, en vé- rité - Sont sauvages et cruelles. - Charlemagne ordonne - Qu'un garçon monte sur chacune d'elles. - Aux quatre queues on a noué les pieds et les mains de Ganelon. - Puis, les quatre cavaliers éperonnent leurs mon- tures. - Dieu ! voyez, voyez la sueur couler sur le visage du misérable. - << Maudite, peut-il se dire, maudite << l'heure où je suis né ! >> - Un tel châtiment est juste puisque Ganelon a trahi les barons - Dont la douce France est orpheline. - Les cavaliers ont la bonne idée - De faire aller leurs quatre chevaux de tous les côtés - Pour que l'infâme meure plus hor- LA CHANSON DE ROLAND 325 << Il vint dans mon armée, avec moi, jusqu'en Espagne. << Il m'a ravi vingt mille de mes Français ; << Il m'a ravi mon neveu, que plus jamais vous ne verrez ; << Il m'a ravi Olivier, le preux et le courtois. << Pour de l'argent, enfin, il a trahi les douze Pairs. << - C'est vrai, s'écrie Ganelon, et maudit sois-je si je le nie ! << D'or et d'argent Roland m'avait fait tort ; << C'est pourquoi j'ai cherché sa perte et voulu sa mort ; << Mais je n'admets point que tout cela soit de la trahison. << - Nous en tiendrons conseil, >> répondent les Français. CCC Il est là, Ganelon, debout devant le roi ; Il a le corps gaillard, le visage fraîchement coloré. S'il était loyal, il aurait vraiment la mine d'un baron. Il jette les yeux autour de lui, voit les Français et tous ses juges, Et trente de ses parents qui sont avec lui : Alors il élève la voix, et s'écrie : << Pour l'amour de Dieu, entendez-moi, barons. << Donc, j'étais à l'armée de l'Empereur. << Avec amour et foi je le servais, << Lorsque son neveu Roland me prit en haine, << Et me condamna à mort, à une mort très-douloureuse. << Oui, je fus envoyé comme messager au roi Marsile. << Et si j'échappai, ce fut grâce à mon adresse. << Alors je défiai Roland le brave. << Je défiai Olivier et tous leurs compagnons. << Charles et ses nobles barons ont été les témoins de ce défi. << C'est là de la vengeance, mais non pas de la trahison. << - Nous en tiendrons conseil, >> répondent les Francs. riblement. - Que vous dirai-je enfin ? Ils l'ont tant et tant écartelé - Que l'âme s'en va, et les diables l'empor- tent. - Charles le voit, et il en re- mercie Dieu en son coeur : - << Soyez << béni, mon Dieu, dit le roi, - Puis- << que j'ai pu venger le très-sage Ro- << land, - Olivier et les douze Pairs. >> << Barons, dit Charles, tous mes << voeux sont accomplis, - Puisqu'ilv << est mort, celui qui m'a ravi tout << mon orgueil. - C'est lui qui m'a << enlevé Roland et Olivier, en qui << j'aimais tant à me reposer. - C'est << lui aussi qui a perdu les douze << Pairs, - Et jamais plus je ne les << reverrai de ma vie ....>> Cf., dans notre première édition, les traductions de la Karlamagnus Saga et de la Keiser Karl Magnus's Kronike. 326 LA CHANSON DE ROLAND CCCI 3780 Quant Guenes veii que sis granz plaiz cumencet, De ses parenz ensemble i out trente. Un en i ad à qui li altre entendent : C est Pinabels de l' castel de Sorence. Bien set parler e dreite raisun rendre, 3785 Vassals est bons pur ses armes défendre. Ço li dist Guenes : << En vus ai-jo fiance : << Getez mei hoi de mort e de calenge. >> Dist Pinabels : << Vus serez guariz sempres. << N'i ad Franceis ki vus juget à pendre, 3790 << U l'Emperere noz dous cors en asemblet, << A l' brant d'acier que jo ne l' en desmente. >> Guenes li quens à ses piez se presentet. Aoi. CCCII Bavier e Saisne sunt alet à cunseill. E Peitevin e Norman e Franceis ; 3795 Asez i ad Alemans e Tieis. Icil d'Alverne i sunt li plus curteis ; Pur Pinabel se cuntienent plus quei. Dist l'uns à l' altre : << Bien fait à remaneir. << Laissum le plait, e si preium le rei 3800 << Que Guenelun cleimt quite ceste feiz ; << Pois, si li servet par amur e par feid. << Morz est Rollanz, jamais ne l' reverreiz, << N'iert recuvrez pur or ne pur aveir. << Mult sereit fols ki là se cumbatreit. >> 3805 Nen i ad cel ne l' graant e otreit, Fors sul Tierri, le frère dam Gefreid. Aoi. CCCIII A Carlemagne repairent si barun, Dient à l' rei : << Sire, nus vus preium LA CHANSON DE ROLAND 327 CCCI Quand Ganelon voit que le grand procès va commencer, Il rassemble trente de ses parents. Il en est un qui domine tous les autres : C'est Pinabel du château de Sorence. Celui-là sait bien donner ses raisons : c'est un beau parleur ; Puis, quand il s'agit de défendre ses armes, c'est un bon soldat. Ganelon a dit à Pinabel : << C'est en vous que je me fie ; << C'est à vous de m'arracher au déshonneur et à la mort. >> Et Pinabel répond : << Vous allez avoir un défenseur. << Le premier Français qui vous condamne à mort, << Où que l'Empereur nous fasse lutter ensemble, << Je lui donnerai un démenti avec l'acier de mon épée. >> Ganelon tombe à ses pieds. CCCII Saxons et Bavarois sont entrés en conseil, Avec les Poitevins, les Normands et les Français. Les Thiois et les Allemands sont en nombre. Les barons d'Auvergne sont les plus indulgents, Les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel : << Pourquoi n'en pas rester là ? se disent-ils l'un à l'autre ; << Laissons ce procès, et prions le roi << De faire cette fois grâce à Ganelon << Qui désormais le servira avec foi, avec amour. << Roland est bien mort, plus ne le reverrez ; << L'or et l'argent ne pourront pas vous le rendre. << Quant au duel, ce serait folie. >> Tous les barons disent oui,, tous approuvent. Excepté un seul : Thierry, frère de monseigneur Geoffroi. CCCIII Vers Charlemagne retournent les barons. << Sire, lui disent-ils, nous vous prions 328 LA CHANSON DE ROLAND << Que clamez quite le cunte Guenelun. 3810 P<< ois si vus servet par feid e par amur ; << Vivre l' laissiez, kar mult est gentilz hum. << Morz est Rollanz, jamais ne l' reverrum, << Ne pur aveir ja ne l' recuverrum. Ço dist li reis : << Vus estes mi felun ! >> Aoi. CCCIV 3815 Quant Carles veit que tuit li sunt faillit, Mult l'enbrunchit e la chière e le vis, A l' doel qu'il ad si se cleimet caitifs. As li devant uns chevaliers, Tierris, Frère Gefreid, à un duc angevin : 3820 Heingre out le cors e graisle e eschewit. Neirs les chevels e alques brun le vis. N'est gueres granz ne trop nen est petiz ; Curteisement l'Empereür ad dit : << Bels sire reis, ne vus démentez si. 3825 << Ja savez vus que mult vus ai servit ; << Par anceisurs dei jo tel plait tenir. << Que que Rollanz Guenelun forsfesist, << Vostre servise l'en doüst bien guarir. << Guenes est fel d'iço qu'il le trait, 3830 << Vers vus s'en est parjurez e malmis : << Pur ço le juz jo à pendre e à murir << E sun cors mètre el' camp pur les mastins, << Si cume fel ki felunie fist. << S' or ad parent ki m' voeillet desmentir, 3835 << A ceste espée que jo ai ceinte ici << Mun jugement voeill sempres guarantir. >> respundent Franc : << Or avez vus bien dit. >> Aoi. CCCV Devant le rei est venuz Pinabels : Granz est e forz e vassals e isnels : LA CHANSON DE ROLAND 329 << De tenir quitte le comte Ganelon : << Il vous servira désormais avec foi, avec amour. << Laissez-le vivre : car il est vraiment gentilhomme. << Roland, d'ailleurs, est mort ; nous ne le reverrons plus ; << Et ce n'est point l'or et l'argent qui pourront nous le rendre. << - Vous n'êtes tous que des félons, s'écrie le roi. CCIV Quand Charles voit que tous lui font défaut, Les traits de son visage deviennent tout sombres, Et, de la douleur qu'il ressent : << Malheureux que je suis ! >> s'écrie- t-il. Mais voyez-vous devant lui un chevalier : c'est Thierry, C'est le frère au duc Geoffroi d'Anjou. Thierry a le corps maigre, grêle, allongé : Ses cheveux sont noirs, ses yeux sont bruns ; Il n'est d'ailleurs ni grand ni trop petit. Et il a dit courtoisement à Charles : << Ne vous désolez pas, beau sire roi. << Vous savez que je vous ai déjà bien servi ; << Or, par mes ancêtres, j'ai droit à siéger parmi les juges de ce procès. << Quelle que soit la faute dont Roland se soit rendu coupable envers Ganelon, << Votre intérêt eût dû lui servir de défense. << Ganelon est un félon, Ganelon a trahi votre neveu ; << Devant vous il vient de se mettre en mauvais cas, de se parjurer. << Pour tout cela je le condamne à mort. Qu'on le pende, << Et puis qu'on jette son corps aux chiens : << C'est le châtiment des traîtres. << Que s'il a un parent qui me veuille donner un démenti, << Avec cette épée que j'ai là, à mon côté, << Je suis tout prêt à soutenir mon avis. << - Bien parlé, >> disent les Francs. CCCV Alors devant le roi s'avance Pinabel. Il est grand, il est fort, il est rapide et brave : 330 LA CHANSON DE ROLAND 3840 Qu'il fiert à colp, de sun tens n'i ad mais. E dist à l' rei : << Sire, vostre est li plaiz ; << Kar cumandez que tel noise n'i ait. << Ci vei Tierri ki jugement ad fait : << Jo si li fais : od lui m'en cumbatrai. >> 3845 El puign li met le destre guant de cerf. Dist l' Emperere : << Bons plèges en avrai. >> Trente parent leial plege en sunt fait. Ço dist li reis : << E jo l' vus recrerrai. >> Fait cels guarder, tresqu'en serat li dreiz. Aoi. CCCVI 3850 Quant veit Tierris qu'or en iert la bataille. Sun destre guant en ad presentet Carle. Li Emperere li recreit par ostage ; Pois, fait porter quatre bancs en la place ; Là vunt seeir cil ki s Là vunt seeit cil ki s' deivent cumbatre. 3855 Bien sunt malet par jugement des altres ; Si l' purparlat Ogiers de Danemarche, E pois demandent lur chevals e lur armes. Aoi. CCCVII Pois que ils sunt à bataille justiet, Bien sunt cunfès e asolt e seigniet. 3860 Oent lur messes, sunt acuminiet. Mult granz offrendes metent pur cez mustiers. Devant Carlun ambdui sunt repairiet, Lur esperuns unt en lur piez calciez, Vestent osbercs blancs e forz e legiers, 3865 Lur helmes clers unt fermez en lur chiefs, Ceinent espées enheldées d'or mier, En lur cols pendent lur escuz de quartiers, En lur puignz destres unt lur trenchanz espiez : Pois, sunt muntet en lur curanz destriers. 3870 Idune plurerent cent milie chevalier, LA CHANSON DE ROLAND 331 Mort est celui qu'il frappe d'un seul coup. << Sire, dit-il au roi, c'est ici votre plaid : << Ordonnez donc qu'on ne fasse point tout ce bruit. << Voici Thierry qui vient de prononcer son jugement : << Eh bien ! je lui donne un démenti, et me veux battre avec lui. >> Et il lui met au poing droit le gant en cuir de cerf. << Bien, dit l'Empereur, mais je veux de bons otages. >> Trente parents de Pinabel servent de caution légale. << Je vous donnerai caution, moi aussi, >> dit le roi. Et il les fait garder jusqu'à ce que justice se fasse. CCCVI Thierry, quand il voit que la bataille est proche, Présente à Charles son gant droit : Et l'Empereur donne caution pour lui, et fournit des otages. Puis Charles fait sur la place disposer quatre bancs, Là vont s'asseoir ceux qui doivent combattre ; Au jugement de tous, leur plaid est régulier : C'est Ogier le Danois qui régla tout. Alors : << Nos chevaux ! nos armes ! >> s'écrient les deux champions. CCCVII Depuis qu'ils se sont mis en ligne pour leur duel, Pinabel et Thierry se sont bien confessés, ont reçu l'absolution et la bénédiction du prêtre : Puis ont entendu la messe et reçu la communion. Et pour les églises ont laissé grandes aumônes. Les voilà enfin revenus devant Charles. A leurs pieds ils ont chaussé les éperons : Puis revêtu leurs blancs hauberts, qui sont à la fois forts et légers. Ils ont sur leur tête assujetti leurs heaumes clairs Et ceint leurs épées à la garde d'or pur. A leur cou ils suspendent leurs écus à quartiers. Dans leur poing droit ils tiennent leurs épieux tranchants ; Puis sont montés sur leurs rapides destriers. Alors on vit pleurer cent mille chevaliers. 332 LA CHANSON DE ROLAND Ki pur Rollant de Tierri unt pitiet. Deus sel asez cument la lins en iert. Aoi. CCCVIII Dedesuz Ais est la prée mult large. Des dous baruns justée est la bataille ; 3875 Cil sunt produme e de grant vasselage, E lur cheval sunt curant e aate. Brochent les bien, tutes les resnes laschent. Par grant vertut vait ferir li uns l'altre ; Tuz lur escuz i fruissent e esquassent, 3880 Lur osbercs rumpent e lur cengles departent ; Les alves turnent, lur seles en sunt guastes. Cent milie hume i plurent ki 's esguardent. Aoi. CCCIX A tere sunt ambdui li chevalier : Isnelement se drecent sur lur piez. 3885 Pinabels est forz, isnels e legiers. L'uns requiert l'altre (n' unt mie des destriers). De cez espées enheldées d'or mier Fièrent e captent sur cez helmes d'acier. Grant sunt li colp as helmes detrenchiet. 3890 Mult se dementent cil franceis chevalier : << E Deus ! dist Carles, le dreit en esclargiez. >> Aoi. CCCX Dist Pinabels : << Tierris, kar te recroi : << Tis hum serai par amure par feid, << A tun plaisir te durrai mun aveir ; 3895 << Mais Guenelun fai acorder à l' rei. >> Respunt Tierris : << Ja n'en tiendrai cunseill LA CHANSON DE ROLAND 333 Qui pour Roland ont pitié de Thierry. Mais Dieu sait comment tout finira. CCCVIII Au-dessus d'Aix est une vaste plaine : C'est là que les deux barons vont faire leur bataille. Tous deux sont preux, et leur courage est grand. Rapides, emportés sont leurs chevaux ; Ils les éperonnent, leur lâchent les rênes. Et, rassemblant toute leur vigueur, se vont frapper mutuelle- ment. Ils brisent, ils mettent en pièces leurs écus, Ils dépècent leurs hauberts, ils déchirent les sangles de leurs chevaux, Si bien que les auves tournent et que les selles sont sans cava- liers ... Cent mille hommes les regardent, tout en pleurs. CCCIX Voici nos deux chevaliers à terre : Vite ils se redressent sur leurs pieds. Pinabel est fort, léger, rapide. L'un cherche l'autre. Ils n'ont plus de chevaux : Mais, de leurs épées à la garde d'or pur, Ils frappent, ils refrappent sur leurs heaumes d'acier. Ce sont là de rudes coups, bien faits pour les trancher ... Et tous les chevaliers français de se lamenter vivement : << O Dieu, s'écrie Charles, montrez-nous où est le droit. CCCX << - Rends-toi. Thierry, dit alors Pinabel. << Je consens à devenir ton homme par amour et par foi. << Et je te donnerai de mes trésors tout à souhait : << Seulement réconcilie Ganelon avec le roi. << - Je n'y veux même point songer, répond Thierry. 334 LA CHANSON DE ROLAND << Tut scie fel, se jo mie l'otrei ! << Deus facet hoi entre nus dous le dreit ! >> Aoi. CCCXI Ço dist Tierris : << Pinabels, mult ies ber. 3900 << Granz ies e forz e lis cors bien mollez, << De vasselage te conoissent ti per : << Ceste bataille kar la laisse ester. << Charlemagne le ferai acorder : << De Guenelun justise iert faite tel 3905 << Jamais n'iert jurz que il n'en seit parlet. >> Dist Pinabels : << Ne placet damne Deu ! << Sustenir voeill trcstut mun parentel. << N'en recrerrai pur nul hume mortel : << Mielz voeill murir qu' il me seit reprovet. >> 3910 De lur espées eumenceni à capler Desur cez helmes ki sunt ad or gemmet, Cuntre le ciel en sait li fous tuz clers ; Il ne poet estre qu'il seient desevret. Seinz hume mort ne poet estre afinet. Aoi. CCCXII 3915 Mult par est pruz Pinabels de Sorence : Si fiert Tierri sur l'helme de Provence : Sait en li fous, que l'herbe en fait esprendre ; De l' brant d'acier l'amure li presentet, Desur le frunt l'helme li en detrenchet, 3920 En mi le vis li ad faite descendre (La destre joe en ad tute sanglente) ; L'osberc desclot jusque par sam le ventre. Deus le guarit que mort ne l' acraventet. Aoi. CCCXIII Ço veit Tierris que el' vis est feruz : 3925 Li sanc tuz clers en chiet el' pret herbut : LA CHANSON DE ROLAND 335 << Honte à moi si j'y consens ! << Que Dieu prononce aujourd'hui entre nous. >> CCCXI << Pinabel, dit Thierry, tu es un vrai baron, << Tu es grand, tu es fort, tu as le corps bien moulé ; << Tes pairs te connaissent pour ton courage ; << Eh bien ! laisse ce combat : << Je t'accorderai avec Charles. << Quant à Ganelon, on en fera si bonne justice << Que jamais plus on n'en entendra parler. << - Ne plaise au seigneur Dieu ! répond Pinabel ; << J'entends bien soutenir toute ma parenté, << Et devant homme mortel je ne reculerai pas. << Plutôt mourir que de mériter un tel reproche ! >> Alors ils recommencent à échanger de grands coups d'épée Sur leurs heaumes gemmés d'or. Le feu clair en jaillit, et vole jusqu'au ciel. On ne les pourrait plus séparer : Ce duel ne finira pas sans homme mort. CCCXII C'est un vaillant homme que Pinabel de Sorence. Il frappe Thierry sur son écu provençal : Le feu en jaillit, qui enflamme l'herbe sèche. Il présente à son adversaire la pointe de son épée d'acier. Lui tranche le heaume sur le front, Et lui fait descendre la lame jusqu'au milieu du visage ; La joue droite est tout en sang, Le haubert déchiré jusqu'au ventre. Mais Dieu est là qui préserve et garantit Thierry. CCCXIII Thierry voit qu'il est blessé au visage ; Le sang tout clair coule sur le pré herbu. 336 LA CHANSON DE ROLAND Fiert Pinabel sur l'helme d'acier brun. Jusqu'à l' nasel li ad frait e fendut. De l' chief li ad le cervel espandut. Brandit sun colp . si l'ad i i abatut. 3930 A icest colp est li esturs vencuz. Escrient Franc : Deus i ad fait vertut. << Asez est dreiz que Guenes seil penduz << E si parent ki plaidiet unt pur lui. >> Aoi. CCCXIV Quant Tierris ad vencue sa bataille, 3935 Venuz i est li emperere Carles, Ensembl'od lui de ses baruns quarante. Naimes li dux, Ogiers de Danemarche, Gefreiz d'Anjou e Willalmes de Blaive. Li reis ad pris Tierri entre sa brace, 3940 Tert lui le vis od ses granz pels de martre. Celes met jus : pois, li afublent altres : Mult suavet le chevalier desarment. Munter l'unt fait une mule d'Arabe. Repairet s'en à joie e à barnage. 3945 Vienent ad Ais, descendent en la place. Dès or cumencet l'ocisiun des altres. Aoi. CCCXV Carles apelet ses cuntes e ses dux : << Que me loez de cels qu'ai retenuz ? << Pur Guenelun erent à plait venut, 3950 << Pur Pinabel en ostage rondut. >> Respundent Franc : Ja mar en vivrat uns. >> Li reis cumandet un soen veier, Basbrun : << Va, si 's pent tuz à l'arbre de mal fust. << Par ceste barbe, dont li peil sont canut, 3955 << S' uns en escapet, morz ies e cunfduz. >> Cil li respunt : u Qu'en fereie jo plus ? >> Od cent serjanz par force les cunduit. LA CHANSON DE ROLAND 337 Alors il frappe Pinabel sur le heaume d'acier bruni, Dont il fait deux morceaux jusqu'au nasal. Toute la cervelle de sa tête se répand à terre. Thierry brandit son épée, et l'abat roide mort. Ce coup termine la bataille. << Dieu a fait un miracle, s'écrient les Français. << Maintenant il est juste que Ganelon soit pendu, << Lui et ses parents qui ont répondu pour lui. >> CCCXIV Thierry est vainqueur : L'empereur Charles arrive, Et, avec lui, quarante de ses barons, Le duc Naimes, Ogier de Danemark, Geoffroi d'Anjou et Guillaume de Blaye. Le roi a pris Thierry entre ses bras ; Il lui essuie le visage avec ses grandes peaux de martre ; Puis il les rejette de ses épaules, et on lui en revêt d'autres. Tout doucement on désarme le chevalier ; On le fait monter sur une mule d'Arabie, Et c'est ainsi qu'il s'en revient tout joyeux, le baron. On arrive à Aix, on descend sur la place. Alors va commencer le supplice de Ganelon et de ses parents. CCCXV Charlemagne appelle ses comtes et ses ducs : << Quel conseil me donnez-vous sur les otages que j'ai retenus ? << Ils sont venus au plaid pour Ganelon ; << Ils se sont portés caution pour Pinabel. << -Qu'ils meurent,qu'ils meurent tous, >> répondentles Français. Alors le roi appelle un sien voyer, Basbrun : << A cet arbre maudit, là-bas, va, pends-les tous. << Par cette barbe dont les poils sont chenus, << S'il en échappe un seul, tu es perdu, tu es mort. >> << - Qu'ai-je autre chose à faire ? >> répond Basbrun. Avec cent sergents il les emmène de force, 338 LA CHANSON DE ROLAND Trente en i ad d'icels ki sunt pendut. Ki traïst hume, sei ocit e altrui. Aoi. CCCXVI 3960 Pois, sunt turnet Bavier e Aleman E Peitevin e Bretun e Norman. Sur tuz les allres l'unt otriet li Franc Que Guenes moerget par merveillus ahan. Quatre destriers funt amener avant ; 3965 Pois, si li lient e les piez e les mains. Li cheval sunt orgoillus e curant : Quatre serjant les acoeillent devant Devers une ewe ki est en mi un camp. Guenes est turnez à perditiun grant ; 3970 Trestuit si nerf mult li sunt estendant, E tuit li membre de sun cors derumpant ; Sur l'herbe verte en espant li clers sancs. Guenes est morz cume fel recréant. Ki traïst altre, nen est dreiz qu'il s'en vaut. Aoi. CCCXVII 3975 Quant l' Emperere ad faite sa venjance, Si 'n apelat les evesques de France, Cels de Bavière e icels d'Alemaigne : << En ma curt ad une caitive franche, << Tant ad oit e sermuns e essamples, 3980 << Creire voelt Deu, chrestientet demandet. << Baptiziez la, pur que Deus en ait l'anme. >> Cil li respundent : << Or seit fait par marraines, << Asez creües e enlinées dames. >> 3958. Trente en i ad d'icels ki sunt pendut. Dans Huon de Bordeaux, l'abbé de Cluny, avec ses quatre-vingts moines, se porte otage pour Huon dans son duel avec Amanry. Mais déjà les idées se sont adoucies, et si Huon est vaincu, ses otages seront seulement privés de leurs terres dont Charles les a tout d'abord menacés de les faire traîner à roncis, et ils sont enchaînés tant que dure le duel. Je ne vois pas qu'on ait encore songé à rap- procher ce passage d'Huon du dénoû- ment de notre Roland. LA CHANSON DE ROLAND 339 Et il y en a bientôt trente qui sont pendus. Ainsi se perd le traître ; ainsi perd-il les autres. CCCXVI Là-dessus, les Bavarois et les Allemands s'en vont, Avec les Poitevins, les Bretons et les Normands. C'est l'avis de tous, et c'est par-dessus tout l'avis des Français, Que Ganelon meure d'un terrible et extraordinaire supplice. Donc, on fait avancer quatre destriers ; Puis on lie les pieds et les mains du traître. Rapides et sauvages sont les chevaux. Devant eux sont quatre sergents qui les dirigent Vers une jument là-bas, dans le milieu d'un champ. Dieu ! quelle fin pour Ganelon ! Tous ses nerfs sont effroyablement tendus ; Tous ses membres s'arrachent de son corps : Le sang clair ruisselle sur l'herbe verte ... Ganelon meurt en félon et en lâche. Il ne faut pas que le traître puisse jamais se vanter de sa trahison. CCCXVII Quand l'Empereur a fait ses représailles, Il appelle les évêques de France, De Bavière et d'Allemagne : << Dans ma maison, dit-il, il y a une prisonnière de noble race : << Elle a tant entendu de sermons et de bons exemples, << Qu'elle veut croire en Dieu et demande chrétienté. << Pour que Dieu ait son âme, baptisez- la. << - Volontiers, répondent les évêques ; donnez-lui pour marraines << Des dames nobles et de haut lignage. >> 3968. Ewe signifie eau. Mais ce mot peut aussi venir d'equa, eqve, eve. Le dernier sens nous semble tout indi- qué. 3982. Marraines. L'usage d'avoir plusieurs parrains et marraines a existé dans plusieurs églises, et il a été prohibé par plusieurs conciles. (V. la Note de Génin, en son édition du Roland, p. 460.) Il convient d'ajouter qu'Hoffmann propose une leçon toute différente et rejette le mot marraines. V., dans l'édition classique, les Notes pour l'établissement du texte. 340 LA CHANSON DE ROLAND As bainz ad Ais mult sunt granz les cumpaignes : 3985 Là baptizièrent la reïne d'Espaigne, Truvet li uni le num de Juliane. Chrestiene est par veire conoissance ... Aoi. _______________ FIN DE LA CHANSON CCCXVIII Quant l'Emperere ad faite sa justise E esclariée est la sue grant ire, 3990 En Bramimunde ad chrestientet mise. Passet li jurz, la noit est aserie, i reis se culchet en sa cambre voltice Seinz Gabriel de part Deu li vint dire : << Carles, semun les oz de tun empire, 3995 << Par force iras en la tere de Bire, << Rei Vivien si succurras en Imphe, << A la citet que païen unt asise. << Li chrestien te recleiment e crient. >> Li Emperere n'i volsist aler mie : 4000 << Deus ! dist li reis, si penuse est ma vie ! >> Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret ... Aoi. _______________ Ci fait la Geste que Turoldus declinet. 3995-3997. Par force iras en la tere de Bire. Les commentateurs n'ont pu déterminer quelle était cette terre de Bire. Hoffmann propose Ebire ( ?), et nous avions avant lui adopté Libie, d'après la Keiser Karl Magnus's Kronike. Fr. Michel écrit Ebre et Ge- nin Sirie. == Qu'est-ce encore que cette ville de Nimphe ou Imphe ? La ré- daction la plus ancienne de la Karla- Magnus Saga manque précisément ici ; mais nous lisons dans la Keiser Karl Magnus's Kronike, qui reproduit assez exactement l'affabulation de la Saga : << Va dans la terre de Libye secourir le bon roi Iwen contre les païens. >> LA CHANSON DE ROLAND 341 Grande est la foule réunie aux bains d'Aix ; On y baptise la reine d'Espagne Sous le nom de Julienne. Sachant bien ce qu'elle fait, elle devient, elle est chrétienne ... _______________ FIN DE LA CHANSON CCCXVIII Quand l'Empereur eut fait justice ; Quand sa grande colère se fut un peu éclaircie ; Quand il eut mis enfin la foi chrétienne en Bramimonde, Le jour était passé, la nuit sombre était venue ... Le roi se couche dans sa chambre voûtée ; Saint Gabriel descend vers lui et, de la part de Dieu, vient lui dire : << Charles, Charles, rassemble toutes les armées de ton empire : << A marches forcées, va dans la terre de Bire, << Va secourir le roi Vivien dans Imphe, << Dans cette cité dont les païens font le siège, << Et où les chrétiens t'appellent à grands cris. >> L'Empereur voudrait bien n'y pas aller : << Dieu ! s'écrie-t-il, que ma vie est peineuse ! >> Il pleure de ses yeux, il tire sa barbe blanche ... _______________ Ici s'arrête la Geste que chante Touroude. Et plus loin, l'auteur danois raconte fort rapidement cette guerre. On y voit seulement que le roi sarrasin s'ap- pelait Gealwer, et qu'il fut tué par Ogier le Danois. (G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 277. V. le texte traduit, dans notre première édition, p. 263.) Après quoi, vient le récit, en quelques lignes, de la guerre contre les Saxons, d'après notre Chan- son des Saisnes. (Ibid., p. 264.) 4002. Ci fait la geste que Turoldus declinet. V. le chapitre de notre In- troduction consacré à l'auteur du Ro- land. Le sens du mot declinet est très douteux. _______________ ECLAIRCISSEMENTS ÉCLAIRCISSEMENTS I LA LEGENDE DE CHARLEMAGNE I. NAISSANCE ET ENFANCES DE CHARLEMAGNE. == 1° SA NAISSANCE. La mère de Charles est connue, dans nos Chansons, sous le nom de << Berte au grand pied >>. C'est la fille de Flore, roi de Hongrie, et de la reine Blanchefleur. Un jour Pépin la demande en mariage, et elle s'ache- mine vers la France. (Berte, poëme composé par Adenès vers 1275, édition P. Paris, pages 7-9.) Mais l'étrangère est, dès son arrivée, circonvenue par toute une famille de traîtres : une serve, Aliste, se fait passer pour la reine de France, prend sa place auprès de Pépin et force la véritable Berte à s'enfuir au fond des bois, où elle pense mourir de froid, de peur, de faim. (Ibid., pp. 16-32.) Par bonheur, un pauvre homme du nom de Simon recueille l'innocente en sa cabane, où elle est, au bout de quelques années, reconnue enfin par son mari désabusé. (Ibid., pp. 64-132.) Quelques mois après naît Charle- magne L == 2° SES ENFANCES. De la fausse Berte, de la méchante Aliste, Pépin avait eu deux fils : Heudri et Lanfroi. Ils deviennent, comme il s'y fallait attendre, les ennemis acharnés du fils légitime, de Charles. (Charlemagne, de Girart d'Amiens ; compilation du com- mencement du XIVe siècle. B. N., 778, F° 23, 24.) Donc, ils essaient de l'empoisonner, puis de l'égorger. (F° 24-28.) Un serviteur fidèle, David, se charge alors de sauver l'héritier de France : il l'emmène avec lui en Espagne, et c'est à Tolède, parmi les païens, que va s'écouler l'enfance de Charlemagne. (F° 28-30.) On n'y connaît pas 1 La fable de Berte n'a rien de traditionnel. == On en trouve un résumé très- rapide dans la Chronique Saintongeaise (commencement du XIIIe siècle). == Le Charlemagne de Venise lui donne un certain développement, et nous avons là un premier poëme qui est antérieur de soixante ou quatre-vingts ans à l'oeuvre d'Adenès, et en diffère quelque peu. M. Mussafia l'a publié dans la Romania, octobre 1874, p. 339 et ss., et janvier 1675, p. 01 et ss. Cf. Philippe Mouskes (vers 1240), la Gran Conquista de Ultramar (fin du XIIIe siècle), les Reali (vers 1350) et le Roman de Berte en prose (Berlin, mss. fr. 130, première moitié du XVe siècle), etc. == Somme toute, on n'a pensé qu'assez tard à la mère de Charles, et la légende de son fils était presque achevée, quand on songea à composer la sienne avec de vieilles histoires, celles-là mêmes qu'on mit plus tard sur le compte de Geneviève de Brabant. Ce travail n'était pas encore COMMENCÉ quand fut écrite la Chanson de Roland. 346 LA CHANSON DE ROLAND d'ailleurs sa véritable condition, et c'est sous le nom de Mainet que le fils de Pépin se met au service du roi sarrasin Galafre. (F° 30, 31.) Pour premier exploit il se mesure avec l'émir Bruyant, qu'il tue. Mais Galafre a une fille, Galienne, de qui la beauté est célèbre et pour laquelle le jeune français se prend soudain du plus vif, du plus charmant amour. Il la veut conquérir à tout prix, triomphe de Brai- manr, qui est un autre ennemi de Galafre, et épouse enfin sa chère Galienne, qui déjà s'est convertie à la foi chrétienne. (F° 32-50.) C'est en vain que Marsile, frère de Galienne, essaie de faire périr Mainet : Charles, une fois de plus vainqueur, ne songe désormais qu'à quitter l'Espagne et à reconquérir son propre royaume. Il commence par délivrer une première fois Rome et la papauté, menacées par les païens que commande Corsuble. (F° 55.) Il fait ensuite son entrée en France, où sa marche n'est qu'une série de victoires. Les deux traîtres, Heudri et Lanfroi, sont vaincus et châtiés. (F° 64-66.) Charles demeure le seul maître de tout le grand empire F° 67) ; mais sa joie est empoisonnée par la mort de sa chère Galienne 1 ... II. EXPÉDITION DE CHARLES EN ITALIE : ROME DÉLIVRÉE. Un jour, les ambassadeurs du roi de France sont insultés par le roi de Danemark, Geoffroi. Charles, plein de rage, s'apprêTe à faire mourir le fils et l'o- tage de Geoffroi, le jeune Ogier, lorsque tout à coup on lui vient an- noncer que les Sarrasins se sont emparés de Rome. (Chevalerie Ogier de Danemarche, poëme du XIIe siècle attribué à Raimbert de Taris : édition de Barrois, vers 174-186.) Charles, tout aussitôt, part en Italie, traverse les défilés de Montjeu (Ibid., 191-222), où il est miraculeuse- ment guidé par un cerf blanc (Ibid., 222-283), el s'avance jusque sous les murs de Rome. Le pape Milon, son ami, marche à. sa rencontre et lui fait bon accueil. (Ibid. :, 315-329.) Corsuble cependant, le sarrasin Corsuble est maître de Rome, et n'aspire qu'à lutter contre les Fran- çais, (Ibid., 284-299 el 330-383.) Une première bataille s'engage. (Ibid., 384-423 et 448-467.) L'oriflamme va tomber au pouvoir des païens, quand Ogier intervient et relève, par son courage et sa victoire, la force abattue des Français. (Ibid., 468-681.) On l'acclame, on lui fait fête, on l'arme chevalier. (Ibid., 682-749.] C'est alors que les Sarra- sins s'apprêtent à opposer, dans un duel décisif, leur Caraheu à notre Ogier. (Ibid., 851-961.) Le succès est un moment compromis par les 1 La légende des Enfances de Charles ne parait pas antérieure au XIIe siècle, et il n'y est fait aucune allusion dans le Roland. Cf le Charlemagne de Venise (fin du XIIe ou commencement du XIIIe siècle), le Renaus de Montauban (XIIIe siècle), la Karlamagnus Saga, histoire islandaise de Charlemagne (XIIIe siècle) : le Karl Meinet (compilation allemande du XIVe siècle) ; le Cronica general de Espana (XIIIe siècle) ; les Reali, etc. etc. C'est presque partout le même récit que dans le poëme de Girart d'Amiens. Peu de variantes, et elles n'ont rien d'important. = Au moment où nous imprimons ces lignes (mai 1875), nous apprenons qu'on vient de découvrir un fragment assez important d'un Mainet en vers français. Les quelques feuillets qu'on en a retrouvés sont du XIIIe siècle, et seront prochainement publiés dans la Romania. ECLAIRCISSEMENT I 347 imprudences de Chariot, fils de l'Empereur. (Ibid., 1075-1224.) Néan- moins le grand duel entre les deux héros se prépare, et l'heure en va sonner (Ibid., 1225-1537) : Gloriande, fille de Corsuble, en sera le prix. Une trahison de Danemont, fils du roi païen, retarde la vic- toire d'Ogier, qui est fait prisonnier. (Ibid., 1538-2011.) Mais les Français n'en sont que plus furieux. Un grand duel, qui doit tout terminer, est décidé entre Ogier et Brunamont, le roi de << Maiolgre >>. (Ibid., 2565 et suiv.) Ogier est vainqueur (Ibid., 2635-3041 ) ; Cor- suble s'éloigne de Rome (Ibid., 3042-3052), et Charles fait dans la grande ville une entrée triomphale. Il a la générosité d'épargner Caraheu et Gloriande (Ibid., 3053-3073), et, chargé de gloire, reprend le chemin de la France 1. (Ibid., 3074-3102.) == La Chevalerie Ogier nous a parlé fort longuement d'une première expédilion en Italie : Aspremont, plus longuement encore, nous fait assister à une seconde campagne de l'Empereur par delà les Alpes ... Charles tient sa cour un jour de Pentecôte. (Aspremont, poëme du commencement du XIIIe siècle, édit. Guessard, pp. 2 et 3.) Soudain, un Sarrasin arrive et défie solennellement le roi au nom de son maître Agolant. (Ibid.. p. 4.) Charles pousse son cri de guerre, et la grande armée de France se met en route vers l'Italie. La voilà qui passe à Laon. (Ibid., p. Il.) Or, à Laon était enfermé le neveu de Charles, qu'on ne voulait pas encore mener à la guerre : il n'avait que douze ou quinze ans. Roland s'échappe, et rejoint l'armée. (Ibid., pp. 13-16.) Charles envoie Turpin demander aide au fameux Girart de Fraite, qui d'abord répond par un refus insolent, et veut assassiner l'Ar- chevêque (Ibid., pp. 1718) ; mais qui, sur les conseils pressants de sa femme, se décide à marcher au secours de l'Empereur. (B. N. Ms. 2495, F° 85 r° - 87 r°.) Alors toute l'armée franchit les Alpes e traverse l'Italie : car c'est la Calabre qui doit être le théâtre de la grande lutte. Agolant, le roi païen, a un fils nommé Yaumont, qui est destiné à devenir le héros du poëme. Yaumont lutte avec Charles et est sur le point de le vaincre, quand arrive Roland, qui tue le jeune Sarrasin et s'empare de l'épée Durendal. (B. Nanc s. Lavall., 123, f° 41 v° - 43 r°.) La guerre cependant n'est pas finie : il faut que saint Georges, saint Maurice et saint Domnin descendent dans les rangs des chrétiens et combattent avec eux (Ibid., F° 64, v° - 65, r°) ; il faut que Turpin porte au front de l'armée le bois sacré de la vraie croix ; il faut que Dieu, par un miracle sans pareil, donne à ce bois l'éclat du soleil ; il faut, à côté de ces efforts célestes, tout l'effort humain deCharlemagne, de Roland et de Girart, pour qu'enfin les Sarrasins soient vaincus. (Ibid., f° 65, 2° et suiv.) Agolant meurt alors sous les coups de Claires, neveu de Girart (Ibid., F° 81, v°) ; 1 La Chevalerie Ogier repose sur des traditions de la fin du VIIIe siècle. Cf. les Enfances Ogier, qui sont un médiocre remaniement d'Adenès (deuxième moitié du XIIIe siècle) ; le Charlemagne de Venise (fin du XIIe , commencement du XIIIe siècle), où Ogier est représenté tout d'abord comme un écuyer inconnu ; la troisième branche de la Karlamagnus Saga (XIIIe siècle), etc. 348 LA CHANSON DE ROLAND Girart lui-même s'empare de Rise (Ibid.), et l'on donne le royaume d'Agolant à Florent, neveu du roi de Hongrie 1. (Ibid., F° 81, v° -87.) III. LUTTES DE CHARLEMAGNE CONTRE SES VASSAUX : 1° GIRART DE VIANE. Garin de Montglane, avec ses quatre fils, Renier, Mille, Hernaut el Girart, est tombé dans une misère profonde. (Girars de Viane, poëme du commencement du XIIIe siècle, édition P. Tarbé, pp. 4-7.) Les Sarrasins entourent son châleau que baigne le Rhône ; mais ses fils le délivrent (Ibid., pp. 6-9) et se lancent dans les aven- tures. (Ibid., pp. 9-10.] Girart arrive à Reims pour se mettre au ser- vice de Charles avec son frère Renier, (Ibid., pp. 11-20.) << Adoubés >> par l'Empereur (Ibid., pp. 2(1-21, ils lui rendent, en effet, mille ser- vices dont ils se font trop bien payer (Ibid., pp. 24-30), et Girart devient l'ennemi mortel de Charlemagne, qui lui avait d'abord pro- mis la duchesse de Bourgogne en mariage et avait fini par l'épouser lui-même. La nouvelle impératrice, irritée contre Girart, lui fait baiser son pied, alors que le jeune vassal pense baiser celui de l'Em- pereur. De là, toute la lutte qui va suivre, (Ibid., pp. 31-41.) Une guerre terrible s'engage entre les fils de Garin et Charlemagne. (Ibid., pp. 51-56.) Les deux héros de cette guerre seront, d'une part, Olivier, fils de Renier et neveu de Girart ; de l'autre, Roland, neveu de Charles. Aude, la belle Aude, soeur d'Olivier, devient la fiancée de Roland : nouvelle complication, qui donne un intérêt plus vif à cette légende héroïque dont le principal épisode est le siège de Vienne. (Ibid., pp. 66-105.] La guerre étant interminable, on se résout à l'achever par un combat singulier entre Olivier et Roland, (Ibid., pp. 106 et suiv.) Le combat est admirable, mais demeure indécis. (Ibid., pp. 133-154.) Bref, la paix est faite ; Girart se réconcilie avec Charles ; Aude est promise à Roland, et l'on part pour Roncevaux. Ibid., pp. 155-184.] == 2° LES QUATRE FILS AYMON. Charles tient cour plénière. Il se plaint de la rébellion de Doon de Nanteuil et de Beuves d'Aigremont : même, il s'apprête à rassembler contre ce der- nier toutes les forces de son empire. (Renaus de Montauban, poëme du XIIIe siècle, mais dont il a existé des rédactions antérieures ; édit. Michelant, pp. 1-3.) Aymon de Dordone, qui est un autre frère de Beuves, proteste courageusement contre la colère de l'Empereur. Charles le menace, et Aymon se retire fièrement de la cour avec tous ses chevaliers. C'est ici que commence la lutte entre l'Empereur et le duc Aymon, qui est soutenu par ses quatre fils, Renaut, Alart, Guichart et Richart. (Ibid., p. 3, v. 8-30.] Le roi de France, pour 1 Aspremont est une oeuvre de la décadence et où il n'y a d'autre élément tradi- tionnel que cette donnée générale, ce lieu commun si cher à nos trouvères, d'une expédition française en Italie pour la délivrance de. la papauté menacée. == Cf. les Reali, dont l'affabulation est conforme à celle d''Aspremont, et qui contiennent une suite où l'on assiste aux fureurs et au châtiment de Girart de Fraite. C'est tout ce qui nous reste aujourd'hui d'une vieille Chanson qui devait avoir pour titre : Girars de Fraite. ECLAIRCISSEMENT I 349 mettre fin à cette guerre, envoie à Beuves d'Aigremont un ambassa- deur que le rebelle met à mort. (Ibid., pp. 3-8.) Un second messager, qui est le propre fils de Charles, Lohier lui-même, est envoyé au terrible Beuves. Son insolence le perd, et Lohier meurt dans une bataille qui a pour théâtre le château de Beuves. (Ibid., pp. 8-16.) Désormais la guerre est inévitable ; elle commence. (Ibid., pp. 19-27.) Le duc Beuves échoue devant Troyes, et une défaite de l'armée féo- dale suffit pour anéantir toutes les espérances des coalisés. (Ibid., pp. 30-37.) L'Empereur pardonne à ses ennemis, mais fait assassiner le duc Beuves, qui s'acheminait vers Paris. (Ibid., pp. 37-44.) Aymon, lui, fait la paix assez platement avec l'assassin de son frère. Doon de Nanteuil et Girart de Roussillon se soumettent pareillement. La guerre semble finie. (Ibid., pp. 44-45.) Là-dessus, les quatre fils Aymon viennent à la cour de Charles et y sont faits chevaliers. (Ibid., pp. 45-47.) Leur fortune semble assurée, quand certaine partie d'é- checs vient tout changer. Le neveu de l'Empereur, Bertolais, joue avec Renaut : survient une dispute, et, d'un coup d'échiquier, Renaut tue son adversaire. (Ibid., pp. 51, 52.) Le meurtrier et ses trois frères s'enfuient au plus vite d'une cour où ils ne sont plus en sûreté. Leur père est le premier à les abandonner : leur mère, leur mère seule leur demeure fidèle. Ils se retirent dans la vieille forêt des Ardennes. (Ibid., pp. 52, 53.) C'est là qu'ils vont se cacher durant sept ans ; c'est là que va commencer leur << grande misère >>. Ils sont poursuivis par Charlemagne, qui fait le siège de leur château de Montrésor. Un traître est sur le point de le livrer à l'Empereur, et les fils du duc Aymon, affamés, sont forcés de s'éloigner de ces murs où, pendant cinq années, ils ont arrêté l'effort de tout l'Empire. (Ibid., pp. 53-74.) Ils errent dans la grande forêt, et le cheval de Renaut, Bayard, leur vient en aide par sa force et son agilité merveilleuses. (Ibid., pp. 74-85.) Cependant la faim les éprouve de plus en plus : tous leurs chevaliers meurent ; ils vont mourir aussi. (Ibid., pp. 85, 86.) Leur mère, qui a quelque peine à les reconnaître dans ce misérable état, leur offre en vain l'hospitalité. (Ibid., pp. 87-89.) Ils sont forcés de se remettre en route, chassés par leur père, et s'acheminent vers le Midi, où les mêmes aventures les attendent. (Ibid., pp. 89-96.) Le roi Yon, qui régnait à Bordeaux, les voit un jour arriver dans cette ville avec leur cousin, le fameux enchanteur Maugis. (Ibid., pp. 96, 97.) Les nouveaux venus aident le roi de Gascogne dans sa lutte contre les Sarrasins, et délivrent une fois de plus la chré- tienté envahie. (Ibid., pp. 97-107.) Charlemagne les menaçant tou- jours, ils se construisent un château (Mont des Aubains ou Mon- tauban), où ils espèrent pouvoir résister à l'Empereur. (Ibid., pp. 107-111.) Renaut, en attendant la guerre probable, épouse la soer du roi Yon. (Ibid., pp. 111-114.) A peu de temps de là, Charles, revenant d'Espagne, aperçoit le château de Montauban. Fou de ja- lousie et de rage, il en prépare le siège. Roland y prend part et riva- lise avec Renaut. La lutte éclate, elle se prolonge, elle est terrible. (Ibid., pp. 114-144.) Mais le roi Yon lui-même trahit les fils d'Ay- 350 LA CHANSON DE ROLAND mon, et ils sont sur le point de tomber. entre les mains des cheva- liers de l'Empereur. Un combat se livre : Renaut y l'ait des prodiges. (Ibid., pp. 1 12-192.] Par bonheur, Ogier, chargé d'exécuter les ordres de Charles contre ses mortels ennemis, rougit de seconder une trahi- son, el Maugis délivre les quatre frères. (Ibid., pp. 192-219.) Renaut, en vassal fidèle, ne désire, d'ailleurs, rien tant que de se réconcilier avec Charlemagne (Ibid.,' pp. 230-246.) ; mais, hélas ! les ruses et les enchantements de Maugis ont irrité l'Kinpcreur, et il exige qu'on lui livre le magicien. (Ibid., pp. 249-25-').) Sur ces entrefaites. Richart, frère de Renaut, tombe au pouvoir de Charles, qui le veut faire pendre ; mais les douze Pairs se refusent nettement à exécuter cette sentence Ibid., pp. 254-267), et Renaut, averti par son bon cheval Bayard, délivre son frère. La lutte recommence avec une rage nouvelle. (Ibid., pp. 267-283.) Nouvelles ruses de Maugis, nouvelles batailles : Charlemagne devient le prisonnier de Renaut, qui se refuse à tuer son seigneur. (Ibid., pp. 283-537.) L'Empereur ne sait pas re- connaître une telle générosité et assiège de nouveau Montauban, où la lamine devient insupportable. Par bonheur, un mystérieux souter- rain sauve les quatre frères. (Ibid., pp. 337-362.) Et néanmoins, la guerre est loin d'être Unie. Il faut que Richart de Normandie soit fait prisonnier par les rebelles ; il faut que les Pairs forcent l'Empereur à conclure la paix : il faut qu'ils aillent jusqu'à abandonner Charles. (Ibid., pp. 362-398.) Enfin la paix est faite, et elle est définitive. Renaut s'engage à faire un pèlerinage à Jérusalem, et arrive dans la ville sainte au moment même où elle est attaquée par les Sarra- sins. Il la délivre (Ibid., pp. 403-417), et refuse d'en être le roi. (Ibid., pp. 407, 408.) Il revient en France. Sa femme est morte, et ses fils sont menacés par toute la famille de Ganelon et d'Hardré ; mais il a la joie d'assister à leur triomphe. (Ibid., pp. 418-442.) C'est alors que, dégoûté des grandeurs, il s'échappe un jour de son château et va, comme maçon, comme manoeuvre, offrir humblement ses services à l'architecte de la cathédrale de Cologne. (Ibid., pp. 442-445.) Sa force el son désintéressement excitent la jalousie des autres ouvriers, que le tuent (Ibid., pp. 445-450) ; mais Dieu fait ici un grand prodige : le corps de Renaut, jeté dans le Rhin, surnage miraculeusement au milieu de la lumière et des chants angéliques ; puis, comme un autre saint Denis, il guide lui -même jusqu'à Trémoigne les nombreux témoins de ce miracle. (Ibid., pp. 450-454.) C'est plus lard seulement qu'on reconnut le fils du duc Aymon, dont l'intercession faisait des miracles. Et saint Renaut, canonisé populairement, reçut les honneurs dus aux serviteurs de Dieu. (Ibid., pp. 454-457.) - 3° OGIER DE DANE- MARK. Ogier était le fils de ce roi de Danemark qui avait jadis outragé les messagers de Charles. Otage de son père, il avail été retenu prisonnier par l'Empereur, qui même voulut un jour le faire mourir. Nous avons vu plus haut comment il mérita le pardon de Char- lemagne en combattant contre les Sarrasins envahisseurs de Rome, en luttant contre Caraheu el Danemont. (Chevalerie Ogier de Dane- marche, poëme attribué à Raimbert, XIIe siècle, 174-3102.) Le Danois, ECLAIRCISSEMENT I 351 vainqueur, se reposait depuis longtemps à la cour de Charlemagne ; mais il en est de lui comme de Renaut de Montauban, et une partie d'échecs va changer sa fortune. Son fils, Baudouinet, est tué par le fils de l'Empereur, Charlot, qu'il a l'ait échec et mat. (Ibid., vers 3152, 3180.) Ogier l'apprend ; Ogier veut tuer le meurtrier ; mais, assailli par mille Français, il est forcé de s'enfuir et va jusqu'à Pavie deman- der asile au roi Didier, qui le fait soudain gonfalonier de son royaume. (Ibid., 3181-3541.) Charlemagne le poursuit jusque-là et réclame du roi lombard l'expulsion du Danois : Ogier jette un couteau à la tète de l'ambassadeur impérial. (Ibid., 4074-4288.) Charles veut se venger à tout prix. Les Lombards défendent Ogier : guerre aux Lombards. Une formidable bataille se livre entre les deux armées, entre les deux peuples. Didier s'enfuit ; Ogier reste, avec cinq cents hommes, en présence de toute l'armée française. Sa résistance est héroïque, mais inutile. Il est forcé de se retirer devant cent mille ennemis. (Ibid., 4534-5883.) C'est pendant cette fuite, ou plutôt durant celle retraite, que, devenu tout à fait fou de colère, Ogier égorge lâchement Amis et Amiles. (Ibid., 5884-5891.) Mais la poursuite continue, continue toujours. Par bonheur, Ogier a un admirable cheval, Broiefort, qui prend enfin son galop à travers ces cent mille hommes et sauve son maître déjà cerné. Le Danois parvient à s'enfermer dans Castel- fort : le siège de Castelfort va commencer. (Ibid., 5892-6688.) Dans ce château Ogier est seul, tout seul, et il a devant lui l'armée de Charlemagne. Son ami Guielin a succombé, tous ses chevaliers sont morts, et c'est l'Occident tout entier qui semble conjuré contre le seul Danois. (Ibid., 6689-8374.) Ne pouvant rien par la force, il essaie de la ruse, et fabrique en bois de nombreux chevaliers qui étonnent l'ennemi et l'arrêtent. Malgré tout, il va mourir de faim, et sort de cet asile. Il en sort avec le dessein d'égorger l'Empereur, et essaie en réalité d'assassiner Chariot, qui cependant s'est montré pour lui plein de générosité et de douceur. Mais, de nouveau pour suivi, Ogier est enfin fait prisonnier, et le voilà captif à Reims. (Ibid., 8375-9424.) Charles veut l'y laisser mourir de faim ; mais Turpin sauve le Danois, dont la captivité ne dure pas moins de sept années. L'Empereur le croit mort. (Ibid., 9425-9793.) La France cependant est menacée d'un épouvantable danger : elle est envahie par le Sar- rasin Brehus. Ogier seul serait en état de la sauver, et c'est alors que Charles apprend que le Danois vit encore. (Ibid., 9794-10082.) L'Empereur tombe aux genoux de son prisonnier, de son ennemi mortel, et le supplie de sauver la France. Mais Ogier est implacable, et n'y consent qu'à la condition de tuer de sa propre main Charlot, auteur de la mort de son fils. (Ibid., 10081-100776.) Et déjà, en effet, il lève son épée sur le malheureux fils de Charlemagne, quand un ange descend du ciel pour empêcher ce meurtre. On s'embrasse, on s'élance au-devant de Brehus. (Ibid., 10870-11038.) Les Sarrasins sont battus, et Brehus est tué par Ogier, qui a vainement cherché à le convertir. (Ibid., 11039-12969.) Le Danois, décidément réconcilié avec Charlemagne, épouse la fille du roi d'Angleterre, qu'il a délivrée 352 LA CHANSON DE ROLAND des infidèles. Il reçoit de l'Empereur le comté de Hainaut, et c'est là qu'il finit ses jours en odeur de sainteté. Son corps est à Meaux 1. (Ibid., 12970-13042.] == 4° JEAN DE LANSON. Jean de Lanson est un neveu de Ganelon, un petit-fils de Grifon d'Autefeuille : il est de la race des traîtres. Il possède la Pouille, la Calabre, le Marne, qu'il a reçus de Charlemagne. Luit de bonté a'a pas désarmé la haine qu'il porte à l'Empereur, et il ne cesse de conspirer contre lui. Il offre à sa cour un asile au traître Alori, qui a assassiné Humbaut de Liège. Cette dernière insu lie met à bout la patience de Charles, et il envoie à Jean de Lanson les douze Pairs pour le défier. Jehan de Lanson, poëme du commencement du XIIIe siècle, Ms. de l'Arsenal, B. L. F. 186, F° 108 et ss.) Les douze Pairs traversent toute l'Italie, et se voient menacés par les traîtres à la tète desquels est Alori. (Ibid., F° 121.] Par bonheur les messagers de Charles ont avec eux l'enchan- teur Basin de Gènes, qui, autre Maugis, emploie mille ruses pour déjouer les projets d'Alori. (Ms. de la B. N. fr. 2495, F° 1-13, v°.) C'est en vain que Jehan de Lanson oppose Malaquin à Basin, magicien à magicien : Basin parvient à restituer aux douze Pairs leurs épées qui leur avaient été habilement volées (Ibid., F° 14, v°), et trouve, à travers mille aventures, le secret de pénétrer en France, à Paris, où il avertit l'Empereur de la détresse de ses messagers. (Ibid., F° 15-29.) Charles réunit son armée : il marche sur la Calabre, et, vainqueur dans une première bataille, met le siège devant Lanson. (Ibid., f° 29-55.) Encore ici, Basin lui vient en aide. Il endort tous les habitants du palais de Lanson et le duc Jean lui- même. Charles pénètre dans ce château enchanté, et délivre les douze Pairs depuis trop longtemps prisonniers 2. Ibid., f° 55- 64 v°.) IV.. AVANT LA GRANDE EXPÉDITION D'ESPAGNE : 1° CHARLEMAGNE EN ORIENT. L'Empereur est à Saint-Denis. Il se met la couronne en tète et ceint son épée : << Connaissez-vous, dit-il à l'impératrice, un << chevalier, un roi auquel la couronne aille mieux ? - Oui, ré- << pond-elle imprudemment, j'en connais un : c'est l'empereur Hugon << de Constantinople. >> (Vers 1-66 du Voyage à Jérusalem et à Constantinople, première partie du XIIe siècle.) Charles, brûlé de jalousie, veut aller voir ce roi si bien coiffé. Il part avec les douze Pairs, et va d'abord à Jérusalem pour adorer le saint sépulcre. 1 Toute cette légende d'Ogier s'est formée EN MÊME TEMPS que celle de Roland : elle a commencé dès les VIIIe - IXe siècles, et était presque achevée quand fut écrite notre Chanson. Mais ce sont là, notons-le bien, deux cycles tout à fait distincts et qui n'ont eu entre eux aucune communication notable. Les deux légendes se sont formées chacune de leur côté, et sont toujours demeurées indé- pendantes l'une de l'autre. == Les origines de Renaus de Montauban sont moins anciennes, et dans Girars de Viane, la donnée générale du poëme en est, à peu près, le seul élément antique. 2 Jean de Lanson est une oeuvre littéraire, et où la légende ne tient aucune place. ECLAIRCISSEMENT I 353 Suivi de quatre -vingt mille hommes, il arrive dans la ville sainte. (Ibid., v. 67-108.) Reconnu par le patriarche, Charles reçoit de lui la sainte couronne, un des clous, le calice eucharistique et du lait de la Vierge. L'attouchement de ces reliques guérit un paralytique : et leur authenticité est, par là, mise en lumière. (Ibid., 1 13-198.) L'Em- pereur quitte enfin Jérusalem et se dirige vers Constantinople, après avoir fait voeu de chasser les païens de l'Espagne. (Ibid., 221-332.) Charles traverse toute l'Asie et arrive enfin à Constanlinople, où il est gracieusement accueilli par l'empereur Hugon. (Ibid., 262-403.) Par malheur, les barons français ne se montrent pas assez reconnaissants de cette hospitalité, et se livrent, pendant toute une nuit, à des plaisanteries, à des gabs où l'empereur et l'empire d'Orient sont fort insolemment traités. Ces forfanteries sont rapportées à Hugon, qui s'irrite contre les Français et les met en demeure de réaliser leurs gabs. (Ibid., 446-685.) C'est alors que Dieu envoie un ange au se- cours de Charles, fort embarrassé ; c'est alors aussi que les plaisan- teries des douze Pairs reçoivent, malgré leur immoralité, un com- mencement d'exécution. Hugon se déclare satisfait et tombe aux bras de Charles. (Ibid., 686-802.) Bref, la paix est faite, et Charles peut enfin partir en Occident. Il rapporte en France les reliques de la Passion 1. (Ibid., 803-839.) == Cependant Olivier avait eu un fils de la fille de l'empereur Hugon. C'est ce fils, du nom de Galien, qui se met plus tard à la recherche de son père et le retrouve enfin sur le champ de bataille de Roncevaux, au moment où l'ami de Roland rend le dernier soupir 2. == 2° CHARLEMAGNE EN BRETAGNE. << Acquin empereur des Sarrasins, >> s'est rendu maître de la Petite-Bretagne. Il habite le palais de Guidalet ; mais Charlemagne, lassé de la paix, s'apprête à marcher contre les envahisseurs norois. (Acquin, poëme de la fin du XIIe siècle, conservé dans un manuscrit détestable du XVe, B. I. Fr. 2233, f° 1, r°.) Charles arrive à Avranches et s'installe à Dol. << Commençons la guerre, >> dit l'Archevêque. (Ibid., f° 1, v° 1 Le Voyage à Jérusalem n'est, dans sa deuxième partie, qu'un misérable fabliau épique ; mais, si l'on considère uniquement son début et ses derniers vers, il a certaines racines dans la tradition. Cependant la légende n'apparaît pas avant le Benedicti Chronicon, oeuvre d'un moine du mont Soracte, nommé Benoît (mort vers 968), lequel se contenta de falsifier un passage d'Eginhard en substi- tuant le mot Rex aux mots Legali régis. (V Épopées françaises, II, 265, et notre première édition du Roland, II, 37.) Cf. une légende latine de 1060 1080, où l'on voit le patriarche de Jérusalem, chassé de sa ville par les Sarrasins, réclamer l'aide de l'empereur d'Orient, et être en réalité secouru par Charle- magne, qui obtient de lui les saintes reliques de la Passion. Voir aussi la Karla- Magnus Saga (XIIIe siècle) et le ms. de l'Arsenal, B. L. F., 226 (XVe siècle), qui nous offre un Remaniement en prose du Voyage avec quelques éléments nou- veaux. Un poëme de la décadence, Simon de Pouille (B. N. Fr. 368, f° 144). nous fait assister à une véritable croisade des douze Pairs en Orient, et Girart d'Amiens, en son Charlemagne (commencement du XIVe siècle), raconte une expédition du grand empereur lui même sous les murs de Jérusalem. 2 V. le Roman en prose de Galien (Bibl. de l'Arsenal, B. L. F. 226), lequel est analysé dans le t. II des Épopées françaises, pp. 282-287. Cf. les éditions de Galien le rhétoré (1500, Vérard, etc.). 354 LA CHANSON DE ROLAND - 3, r°.) La situation des chrétiens est difficile. Une ambassade est, sur le conseil de l'archevêque de Dol, envoyée à Acquin par Char- lemagne. Les messagers de l'Empereur, insolents comme toujours, sont sur le point d'être lues par les Norois ; mais la femme du roi païen intercède en leur laveur. (Ibid., f° 37° - 7, v°.) Naimes est d'avis d commencer immédiatement la guerre et de mettre le siège devant Guidalet. Dans une première bataille, les chrétiens sont vain- quers. Ibid., f° 7, v° - 16, r°.) Leurs pertes sont d'ailleurs consi- dérables, et le père de Roland, Tiori, meurt sur le lieu du combat. Malgré tout, les Français s'emparent de Dinart et investissent Gui- dalet. Le siège est long et rude. Môme un jour, l'armée de Charles est surprise et vaincue. (Ibid., f° 16, 7° - 30, r°.) Naimes n'échappe à la mort que grâce à un miracle. (Ibid., f° 31-33.) Mais Guidalet tombe enfin au pouvoir des Bretons et des Français, et Gardainne est miraculeusement anéantie par un orage envoyé de Dieu. (Ibid., f° 33 - HO, v°.) Un duel de Naimes et d'Acquin paraît terminer la Chanson 1. Acquin meurt, et sa femme est baptisée. (Ibid., f" 50-58 ) == 3° FIERABRAS ET OTINEL. Charles est, une fois de plus, en guerre avec les païens : même il vient de leur livrer une bataille longuement disputée. (Fierabras, poëme du XIIIe siècle, éd. Kroeber et Servois, v. 24-45.) Un géant sarrasin, haut de quinze pieds, défie tous les chevaliers de Charlemagne. Or, c'est lui qui a massacré les habitants de Rome, et qui, maître du saint sépulcre et de Jérusalem, possède toutes les reliques de la Passion : le baume avec lequel Notre-Sei- gneur fut enseveli, l'enseigne de la croix, la couronne et les clous. Ibid., v. 50-66.) Au défi du païen, c'est Olivier qui répond. Le duel terrible va commencer : il s'engage. (Ibid., 93-368.) Le géant a trois -, et le baume divin, dont il emporte avec lui plusieurs barils, guérit en un instant toutes les blessures qu'il peut, recevoir. Cepen- dant Olivier ne recule point devant un tel adversaire, cherche à le convertir, s'empare des barils miraculeux qu'il jette clans la mer, et porte au Sarrasin un coup vainqueur. Fierabras s'avoue vaincu et demande à grands cris le baptême. (Ibid., 369-449 et ss.) Mais, pen- dant qu'Olivier emporte le géant blessé, il est cerné par les païens et tombe en leur pouvoir. (Ibid., 1631-1862.) Fierabras, baptisé, de- vient soudain un tout autre homme : il se fait l'allié des Français et s'apprête à combattre son propre père, l'émir Balant. (Ibid., 1803- 1994.) Quant à Floripas, sa soeur, elle ne rêve que de se marier avec Gui de Bourgogne. (Ibid., 2255.) Mais les événements ne tournent pas â l'avantage des chrétiens, et Balant se rend maître de Gui, de Roland, de Naimes et des premiers barons français. (Ibid., 2256- 2712.) Floripas entreprend de les délivrer, et y réussit. (Ibid., 2713- 5861.) Balant lui-même est fait prisonnier, et, plutôt que de recevoir 1 Dans ce poëme, dont nous ne possédons pas de version complète, l'élément littéraire est plus considérable que l'élément traditionnel. On y rencontre cepen- dant des légendes visiblement antiques. Mais tout a été écrit en dehors de la Chanson de Roland et de notre légende. ECLAIRCISSEMENT I 355 le baptême, va au-devant de la mort. C'est Floripas elle-même qui, fille dénaturée, se montre la plus impitoyable pour son père : Balant meurt. (Ibid., 5862-5991.) Floripas épouse enfin Gui de Bourgogne et apporte à Charlemagne les reliques de la Passion, qui sont l'objet, le véritable objet de toute cette lutte. Dieu atteste leur authenticité par de beaux miracles. C'est trois ans après que Ganelon trahit la France et vend Roland 1. (Ibid., 5992-6219.) == Au commmencement d'Otinel (XIIIe siècle), l'Empereur tient cour plénière à Paris. (Édition Guessard et Michelant, vers 23 et ss.) Survient un messager païen du roi Garsile : << Abandonne ta foi, dit-il à Charles, et mon maître dai- << gnera te laisser l'Angleterre et la Normandie. >> (Ibid., 137 et ss.) C'était ce Garsile qui avait pris Rome, et son messager lui-même, Otinel, l'y avait singulièrement aidé. (Ibid., 91 et ss.) Roland s'irrite d'un message aussi insolent, et défie Otinel. (Ibid., 211-210.) Entre de tels champions, c'est un duel terrible. Le Ciel y intervient, et, au milieu du combat, Otinel s'écrie : << Je crois en Dieu. >> On le baptise, et Charles va jusqu'à lui donner sa fille Bélissende en mariage (Ibid., 262-659) ; Otinel devient alors l'appui de la chrétienté et l'ennemi de Garsile. (Ibid., 660-1915.) Au milieu de cette guerre, Ogier est fait prisonnier, mais parvient à s'échapper. (Ibid., 1916-1945.) La grande et décisive bataille est à la fin livrée : Otinel tue Garsile, et l'on cé- lèbre joyeusement ses noces avec Bélissende 2. (Ibid., 1948-2132.) V. L'ESPAGNE. Charles se repose de tant de guerres, et, au milieu de sa gloire, oublie le voeu qu'il a fait jadis d'aller délivrer l'Espagne et le << chemin des Pèlerins >>. Saint Jacques lui apparaît et lui an- nonce que le temps est venu d'accomplir son voeu. (L'Entrée en Espagne, poëme du commt du XIVe siècle, renfermant des morceaux du XIIIe. Mss. fr. de Venise, xxi, f° 1, 2.) L'Empereur n'hésite pas à obéir à cette voix du ciel ; mais il n'en est pas de même de ses barons, qui prennent trop de plaisir à la paix et s'y endorment : Roland les réveille. (Ibid., f° 2-7.) Marsile est saisi d'épouvante en apprenant l'arrivée des Français. Par bonheur, il a pour neveu le géant Ferragus, qui va défier les douze Pairs, lutte avec onze d'entre eux et, onze fois vainqueur, les fait tous prisonniers. (Ibid.. 7-31.) 1 Le Fierabras, que nous venons de résumer, n'est pas la version la plus ancienne de ce poëme. Suivant M. G. Paris, il a existé une Chanson antérieure, qui pouvait bien avoir pour titre : Balant. Ce poëme commençait par le récit d'une prise de Rome que les Sarrasins enlevaient aux chrétiens ; Charles arri- vait au secours des vaincus, et c'est alors qu'avait lieu le combat d'Olivier et de Fierabras. C'était tout, et il n'y avait là que le développement de deux lieux communs épiques : v le Siège de Rome >>, et << le Duel avec un géant >>. Notre poëme n'offre que le dernier de ces lieux communs ; mais M. Groeber a retrouvé, dans le manuscrit 578 de la Bibliothèque municipale de Hanovre, la première branche de Fierabras, et l'a publiée dans la Romania (janvier 1873). 2 Otinel ne contient rien de légendaire : c'est une oevre de pure imagination. Cf. l'épisode d' Ospinel dans le Karl Meinet, compilation allemande du com- mencement du XIVe siècle, et le récit de Jacques d'Acqui (fin du XIIIe siècle). Toutes ces fables sont postérieures à la rédaction du Roland. 356 LA CHANSON DE ROLAND Mais il reste Roland, et celui-ci, après un combat de plusieurs jours, finit par trancher la tête du géant, qu'il eût voulu épargner et con- verTir. (Ibid., 31-79.) L'action se transporte alors sous les murs de Pampelune, et elle y demeurera longtemps. Une première bataille se livre sur ce théâtre de tant de combats : Isoré, fils de Malceris, roi de Pampelune, s'illustre par d'admirables mais inutiles exploits. Il est fait prisonnier, et, sans l'intervention de Roland, Charles eût ordonné sa mort. (Ibid., 79-121.) La guerre continue, terrible. Une des plus grandes batailles d'Espagne va commencer : Roland est relégué à l'arrière- garde, et s'en indigne. (Ibid., 122-162.) Voici la mêlée : on y admire à la fois le courage de l'Empereur et celui de Gabelon. (Ibid.. 162.) Quant à Roland, il commet la faute très-grave de déserter le champ de bataille avec tout son corps d'armée. Il est vrai qu'il s'empare de la ville de Nobles ; mais il n'en a pas moins compromis la victoire des Français. L'Empereur le lui reproche cruel- lement, et va jusqu'à le frapper. Roland s'éloigne, et quand Charle- magne, apaisé, envoie à sa poursuite, il n'est plus possible de le trou- ver. (Ibid., 162-220.) Roland s'embarque, et arrive en Orient ; il se met au service du << roi de Persie >>, délivre la belle Diones, organise l'Orient à la française et fait le pèlerinage des saints lieux. (Ibid., 220-275.) Mais il se hâte de revenir en Espagne, et tombe, tout en larmes, aux pieds de l'Empereur. (Ibid., 275-303.) La réconciliation est faite, mais la grande guerre est loin d'être finie : Pampelune, en effet, est toujours défendue par Malceris et Isoré, son fils. Leur cou- rage ne parvient pas à sauver la ville, et Charlemagne y entre. (Prise de Pampelune, premier quart du XIVe siècle, éd. Mussafia, vers 1-170.) Par malheur, les Français ne restent pas unis dans leur victoire, et une épouvantable lutte éclate entre les Allemands el les Lombards. C'est Roland qui a la gloire de les séparer, et de faire la paix. (Ibid., 170-425.) Il reste à régler le sort du roi Malceris, et Charles, si cruel tout à l'heure contre les Sarrasins, devient tout à coup d'une géné- rosité ridicule. Il veut faire de Malceris un des douze Pairs ; mais aucun d'entre eux ne veut céder sa place au nouveau venu : tous pré- fèrent la mort. (Ibid., 465-561.) Malceris, furieux de ce refus, par- vient à s'échapper de Pampelune. (Ibid., 561-759.) Mais le fils du fugitif, Isoré, est demeuré fidèle à Charles et aux chrétiens. Il en vient, pour ses nouveaux amis, à méconnaître jusqu'à la voix du sang et à lutter contre son père, qui, par aventure, échappe une seconde fois aux mains des Français. (Ibid., 760-1199.) Charles ce- pendant ne perd pas l'espoir de conquérir l'Espagne, et c'est ici que commence une nouvelle série de batailles sanglantes, où il joue véri- tablement le premier rôle. A la tète de ses ennemis est encore Mal- ceris, type du païen farouche et intraitable ; près de Malceris est Altumajor. Ce ne sont pas de petits adversaires. Dans la mêlée, le roi de France se voit tout à coup cerné par les troupes païennes, et serait mort sans l'aide providentielle de Didier et de ses Lombards. (Ibid., 1199-1953.) Enfin, les païens sont vaincus. Altumajor, forcé de devenir chrétien, remet à l'Empereur Logroño et Estella. (Ibid., ÉCLAIRCISSEMENT I 357 1830-2474.) Devant les Français victorieux, il ne reste plus guère que Marsile, et ce sera désormais le grand adversaire de Charles et de Roland. On agit d'abord avec lui par la diplomatie, et, sur la pro- position de Ganelon, on lui envoie deux ambassadeurs, Basin de Langres et son compagnon Basile. Ils sont pendus sur l'ordre de Marsile, et cette violation du droit des gens sera plus tard rappelée avec horreur dans la Chanson de Roland. (Ibid., 2597-2704.) Un tel crime ne déconcerte d'ailleurs ni Ganelon ni Charlemagne, et l'on décide d'envoyer une seconde ambassade à Marsile. Guron est choisi : il est surpris par les païens, et n'a que le temps, après une résistance sublime, de venir expirer aux pieds de Charles, qui le vengera. (Ibid., 3140-5850.) La rage s'allume au coeur de l'Empereur, et la guerre recommence. Les Français, après une éclatante victoire sur Malceris, entrent tour à tour dans Tudela, Cordres, Charion, Saint- Fagon, Masele et Lion. (Ibid., 3851-5773.) Le poëme se termine en nous montrant l'armée chrétienne maîtresse d'Astorga. Charles possède l'Espagne, toute l'Espagne ... à l'exception de Saragosse. == Sui- vant une légende, ou plutôt suivant une imagination différente de tous nos autres récits, Charles ne serait pas resté sept années, mais VINGT-SEPT ANS en Espagne. Cette version n'est consacrée que par le poëme de Gui de Bourgogne (seconde moitié du XIIe siècle). L'au- teur suppose que l'Empereur et ses barons ont vieilli de l'autre côté des Pyrénées, et tellement vieilli, que leurs fils, laissés par eux au berceau, sont devenus, en France, de beaux jeunes hommes pleins d'ardeur. Or ce sont ces jeunes gens qui s'avisent un jour d'aller rejoindre leurs pères en Espagne, comme la jeune garde venant à l'aide de la vieille. Ils avaient voulu tout d'abord se donner un roi, et Gui, fils de Samson de Bourgogne, avait été élu d'une voix una- nime. C'est Gui qui a eu l'idée de l'expédition d'Espagne, et qui exécute de main de maître un projet si hardi. (Gui de Bourgogne, vers 1-391.) Gui s'empare successivement de Carsaude (Ibid., 292- 709), de Montorgueil et de Montesclair (Ibid., 1621-3091), de la Tour d'Augorie (Ibid., 3184-3413) et de Maudrane. (Ibid., 3414-3717.) Le seul adversaire- redoutable que rencontre le vainqueur, c'est Huide- lon ; mais il se convertit fort rapidement et devient le meilleur allié des Français. Il ne reste plus maintenant à la jeune armée qu'à re- joindre celle des vieillards, celle de Charles. C'est ce que Gui par vient à faire, après avoir donné les preuves d'une sagesse au-dessus de son âge. Un jour enfin, les jeunes chevaliers peuvent tomber aux bras de leurs pères (Ibid., 3925-4024), et c'est une joie inexpri- mable. Puis, les deux armées combinées s'emparent de Luiserne, que Dieu engloutit miraculeusement. (Ibid., 4137-4299.) Le signal du dé- part est alors donné à tous les Français. Et où vont- ils ainsi ? A Roncevaux. (Ibid., 1300-4301.) == Ici commence la Chanson de Roland, dont la scène, à vrai dire, devrait se placer immédiate- ment après la Prise de Pampelune. Mais nous n'avons pas besoin de résumer ici le poëme dont nous venons de publier le texte et la traduction. Le rôle de Charlemagne n'y est pas, comme on le sait, 358 LA CHANSON DE ROLAND effacé par celui de Roland, et l'Empereur garde réellement le pre- mier rang. C'est lui qui, dans la première partie de la Chanson, réunit son conseil pour délibérer avec lui de la paix proposée par Marsile ; c'est lui qui fait choix de Ganelon comme ambassadeur ; c'est lui qui, sur l'avis de ce traître, confie l'arrière-garde à Roland. Puis, dans la seconde partie de la Chanson, il cède ou paraît céder toute la place à son neveu, afin de nous faire assister uniquement aux derniers exploits, à l'agonie et à la mort de Roland. Mais encore voyons-nous Charles prendre de loin sa part à ce martyre et accou- rir, terrible, pour le venger. Il est d'ailleurs, et il est tout seul, le héros de la troisième partie. Il s'y fait le vengeur de Roland sur les Sarrasins d'abord, et ensuite sur Ganelon. A la défaite de Marsile et de Baligant succède le châtiment du traître, et le grand empereur, promenant autour de lui ses regards apaisés par tant de représailles, s'apprête enfin à se reposer, quand tout à coup la voix d'un ange se fait entendre et lui ordonne de recommencer une nouvelle guerre contre les païens ... 1 Le document dont il faut tout d'abord rapprocher le Roland, c'est la << Chronique de Turpin >>. M. G. Paris a établi (comme nous avons déjà eu lieu de le dire plusieurs fois) que les chapitres I -V sont l'oeuvre d'un moine de Com- postelle, écrivant vers le milieu du XIe siècle, et que les chapitres VI et sui- vants, dus sans doute à un moine de Saint-André devienne, n'ont été écrits qu'entre les années 1109-1119 ... == D'après le Faux Turpin, Charlemagne aperçoit un jour dans le ciel une << voie d'étoiles >> qui s'étend de la mer de Frise jusqu'au tombeau de saint Jacques en Galice. L'apôtre lui-même se fait voir à l'Em- pereur, et le somme de délivrer son pèlerinage, dont la route est profanée par les infidèles. Charles obéit ; il part. (Cap. II) Devant les Français victorieux tombent miraculeusement les murs de Pampelune ; puis l'Empereur fait sa visite au tombeau de l'apôtre, et va jusqu'à Padron. (Cap. III.) Plein de foi, il détruit toutes les idoles de l'Espagne, et particulièrement, à Cadix, cette image de Mahomet que l'on appelle << Islam >>. (Cap. IV.) L'Empereur, triomphant, élève une église magnifique en l'honneur de saint Jacques, et construit d'autres basi- liques à Toulouse, Aix et Paris ... (Cap. V.) Ici s'arrête le récit primitif, qui forme un tout bien complet et caractéristique. Le continuateur du XIIe siècle prend alors la parole, et, soudant tant bien que mal sa narration à la précédente, raconte tout au long (cap. VI-XIV) la grande guerre de Charles contre Agolant. L'Agolant de la Chronique de Turpin n'a rien de commun avec celui à'Aspre- mont dont nous avons parlé plus haut. Ce roi païen (qui règne en Espagne et non pas en Italie ) envahit la France, et massacre un jour jusqu'à quarante mille chrétiens. Une première fois vaincu parles Français, il se réfugie dans Agen ; mais il est encore battu à Taillebourg, puis à Saintes. C'est alors qu'il repasse les Pyrénées et qu'il est définitivement tué et vaincu sous les murs de Pampelune. Le récit d'une nouvelle guerre commence, en effet, au chap. XIV de la Chronique : Bellum Pampilonense ... Donc, il arrive qu'Altumajor surprend un jour une troupe de chrétiens trop avides de butin. (Cap. XV.) Une croix rouge apparaît sur l'épaule des soldats de Charles qui doivent mourir dans la guerre contre le roi Fouré : c'est l'Empereur qui a fort indiscrètement demandé ce prodige à Dieu. Ces prédestinés meurent, mais Fouré est vaincu. (Cap. CXVI.) Nouvelle guerre d'Es- pagne. Cette fois, c'est la plus célèbre, c'est celle de nos Chansons : Roland lutte ires contre le géant Ferragus et en triomphe. (Cap. XVII.) Altumajor et Hé- bralm, roi de Séville, continuent la lutte. Cachés sous des masques hideux, les paiens attaquent les Français avec des cris épouvantables. Les Français reculent ECLAIRCISSEMENT I 359 VI. APRES L'ESPAGNE. DERNIERES ANNEES ET MORT DE CHARLEMAGNE. Deux poëmes, qui sont oeuvre purement littéraire et personnelle, Gaydon et Anseïs de Carthage, achèvent l'histoire de la grande expédition d'Espagne. Dans la première de ces deux chansons, Gay- don (qui n'est autre que le Thierry de notre Chanson) se fait en France le continuateur de Roland, et lutte contre la famille de Ganelon. C'est en vain que Charles se laisse entraîner dans un complot contre lui : il triomphe de l'Empereur lui-même, et se fait nommer grand sénéchal de France. (Gaydon, poëme du commencement du XIIIe siècle, une première fois, mais le lendemain sont vainqueurs, et Charles, maître de l'Espagne, la partage entre ses peuples. (Cap. XVIII.) Il érige alors Compostelle en métropole, et fait massacrer en Galice tous les païens qui refusent le bap- tême. (Cap. XIX.) C'est alors, mais alors seulement, qu'on voit entrer en scène Marsile et Baligant, tous deux rois de Saragosse, et envoyés tous deux par l'émir de Babylone. Ils feignent de se soumettre et envoient à Charles trente sommiers chargés d*or et quarante de vin, avec mille captives sarrasines. Gane- lon, PAR PURE AVARICE ET SANS NUL ESPRIT DE VENGEANCE, trahit son pays et s'engage à livrer aux païens les meilleurs chevaliers de l'armée chrétienne. Les Français, d'ailleurs, semblent attirer la colère du Ciel, en se livrant à de hon- teuses débauches. Ganelon les trompe, les endort, et voici que l'arrière-garde de Charles est soudain attaquée par les Sarrasins que Marsile et Baligant con- duisent à ce carnage. Sauf Roland, Turpin, Baudouin et Thierry, tous les Français meurent. (Cap. XXI.) Avant de mourir, Roland a la joie de tuer le roi Marsile ; mais il expire lui-même, après avoir en vain essayé de briser sa Durendal (cap. XXII.) et s'être rompu les veines du cou en sonnant de son cor d'ivoire. Charles l'entend du Val-Charlon, pendant que Thierry assiste à l'a- gonie et à la mort de Roland. (Cap. XXIII et XXIV.) Or, c'était le 17 mai, et Turpin chantait la messe, lorsqu'il vit soudain passer dans les airs les démons qui menaient en enfer l'âme de Marsile, et les anges qui conduisaient au paradis l'âme de Roland. Presque en même temps, Baudouin apporte à l'Em- pereur la nouvelle de la mort de son neveu. Désespoir de Charles, pleurs de tous les Français. (Cap. XXV.) C'est alors que les chrétiens vont relever leurs morts sur le champ de bataille de Roncevaux, dans le Val-Sizer. Comme en notre Chanson, Dieu arrête le soleil pour permettre à Charles de se venger des Sarrasins, et le traître Ganelon, après un combat entre Pinabel et Thierry, est jugé, condamné, exécuté. (Cap. XXVI.) == Tous les documents littéraires du moyen âge, où est racontée la mort de Roland, se divisent ici en deux grands groupes, selon qu'ils suivent notre Chanson ou le Faux Turpin. La Chronique latine se retrouve, plus ou moins arrangée, dans la Chronique du manuscrit de Tournay (commencement du XIIIe siècle) ; dans la Chronique saintongeaise (com- mencement du XIIIe siècle) ; dans Philippe Mouskes (XIIIe siècle ; mais avec cer- tains autres éléments empruntés à notre vieux poëme et à ses Remaniements) ; dans les Chroniques de Saint-Denis ; dans le Roland anglais du XIIIe siècle ; dans deux fragments néerlandais publiés par M. Bormans (XIIIe-XIVe siècles) ; dans le Charlemagne de Girart d'Amiens (XIVe siècle) ; dans la compilation allemande qui est connue sous le nom de Karl Meinet (XIVe siècle : mais seulement en ce qui concerne les commencements de l'expédition d'Espagne) ; dans le Charlemagne et Anseïs, en prose (Bibl. de l'Arsenal, B. L. F. 214, XVe siècle) ; dans la Con- queste du grant Charlemagne des Espagnes, qui est un remaniement du Fie- rabras (XVe siècle) ; dans les Guerin de Montglave incunables ; dans la Chro- nique du ms. 5003 (l'original est peut-être du XIVe siècle, et le ms. est du XVIe) ; dans la première partie des Conquestes de Charlemagne, de David Aubert (1458, etc. == Tout au contraire, notre vieux poëme est la base du Ruolandes Liet. oeuvre allemande du curé Conrad (vers 1150) ; du Stricker, qui, dans son Karl 360 LA CHANSON DE ROLAND éd. S. Luce.) == Quant à Anseïs, c'est un poëme encore plus moderne : on y crée un autre continuateur de Roland, mais en Espagne. On lui fait même décerner par Charles le titre de roi d'Espagne, et il passe sa vie à lutter contre les païens, dont il ne peul être décidément vainqueur sans le secours du grand empereur. (Anseïs de Carthage, XIIIe siècle, B. N., Fr. 793.) == Mais désormais l'Espagne n'occupera plus Charlemagne, et c'est vers un autre côté de son empire qu'il jette ses regards. Guiteclin (Witikind) vient d'entrer vainqueur dans Cologne ; les Saisnes menacent l'empire chrétien. L'Empereur apprend (1230), n'a guère fait que versifier le Ruolandes Liet ; du plus ancien texte de Venise et des Remaniements français du XIIIe siècle, qui, sauf leur dénoùment (où il faut voir une oeuvre d'imagination), ont calqué le texte d'Oxford ; de la Karla- Magnus Saga (XIVe siècle ) et de la Keiser Karl Magnus's Kronike (XVe siècle) ; de deux autres fragments néerlandais également publiés par M. Bormans (XIII- XIVe siècles) ; du Karl Meinet (XIVe siècle, en ce qui concerne la bataille de Ron- cevaux), et, un peu aussi, de la Chronique de Weihenstephan (XIVe- XVe siècles) == En dehors de ces deux grands groupes, nous ne trouvons, ça et là, que quel- ques traits originaux. La Kaiserscronik (XIIe siècle) nous fournil un récit de la guerre d'Espagne qui ne ressemble en rien à tous les autres ... << Tous les chré- tiens ayant été massacrés par les Sarrasins, Charles rassemble 53,066 jeunes filles dans le Val-Charlon, près des défilés de Sizer. Les païens tremblent et se soumettent. >> (G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, 271.) == La Cronica general d'Alfonse X (seconde moitié du XIIIe siècle), précédée par la Chronica Hispaniae de Rodrigue de Tolède (+ 1247), présente sous un aspect tout différent la guerre de Roncevaux ... << Alfonse le Chaste régnait depuis trente ans. Menacé par les Sarrasins, il appelle Charlemagne à son aide ; mais les Espagnols, ses sujets, se révoltent à la seule pensée qu'ils vont être secourus par des Français, et Alfonse est forcé de faire savoir à Charles ... qu'il se passera de lui. Le roi de France, indigné, déclare tout aussitôt la guerre aux Espagnols. Plutôt que de céder aux Français abhorrés, ceux-ci sollicitent l'al- liance de Marsile et des païens, et c'est Bernard del Carpio qui conclut cette alliance. Accablés par deux armées, ou plutôt par deux races, les Français sont vaincus, et Roland meurt. Il est vrai que Charles se vengea plus tard sur Marsile. Mais Bernard del Carpio fut le plus heureux. Réconcilié avec le grand empereur, il fut fait par lui roi d'Italie. (Chronica Hispaniae, IV, cap. X et XI ; Cronica general, édit. de 1604, f° 30-32).== << L'Office de Charlemagne à Girone >> (vers 1350) nous fournit une tout autre version ... Au moment de franchir les Pyrénées, Charles a une belle vision : Notre-Dame, saint Jacques et saint André lui promettent la victoire, mais à la condition qu'il bâtira dans Girone une belle église à la Vierge. Le grand empereur se met en devoir d'obéir. Il bât les païens à Sent-Madir, et met le siège devant Girone. Une croix rouge reste durant quatre heures au-dessus de la mosquée ; il pleut du sang ; les miracles abondent. == Les Romances espagnoles sont les unes françaises, les autres espa- gnoles d'inspiration. Dans la Romance : C'était le Dimanche des Rameaux, on voit fuir le roi Marcim devant Roland, avec des pleurs et des imprécations lamentables. Dans la romance Dona Alda, on assiste à un songe de la belle Aude, et cet épisode est à peu près semblable à la donnée de nos rifacimenti. (Cf. De Puymaigre, les Vieux Auteurs castillans, II, 325.) Dans une autre romance, Roland meurt de douleur sur le champ de bataille, à la seule vue de la tristesse et de l'isolement de Charlemagne. (Études religieuses des Pères jésuites, VIII, 41.) D'autres enfin célèbrent à l'envi leur Bernard del Carpio, au préjudice de notre Roland. (Primavera, I, 26-47.) == Et tel est le résumé de toutes les oeuvres poétiques que le moyen âge a consacrées à la guerre d'Es- pagne et à la mort de notre héros. ECLAIRCISSEMENT I 361 ces tristes nouvelles, et en pleure. (Chanson des Saisnes, de Jean Bodel, dernières années du XIIe siècle, couplets V-XII.) Donc, la guerre commence ; mais tout semble conspirer contre Charles : la discorde éclate parmi ses peuples. Les Hérupois (c'est-à-dire les Normands, les Angevins, les Manceaux, les Bretons et les Tourangeaux) jouissent de certains privilèges que les autres sujets de l'Empereur leur envient. De là une sorte de révolte qu'il ne sera pas facile d'apaiser. Charles voudrait contenter tout le monde, et enlever néanmoins leurs privi- lèges aux Hérupois ; mais ceux-ci montrent les dents, et arrivent menaçants jusque dans Aix. Ils parlent haut, et l'Empereur pousse la bassesse jusqu'à marcher pieds nus à leur rencontre. Tout s'arrange. (Couplets XIII-XLVII.) C'est en ce moment seulement que Charles peut entrer en campagne contre les Saisnes. Et c'est ici qu'apparaît un frère de Roland, Baudouin, qui se prend soudain d'un amour ardent pour la femme de Guiteclin, Sibille, et qui pour elle s'expose mille fois à la mort. La guerre se prolonge pendant plus de deux ans. Les Hérupois daignent enfin consentira venir au secours de Charlemagne, et remportent tout d'abord une éclatante victoire sur les Saisnes. (Couplets XC-CXIX.) Cependant l'amour adultère de Baudouin pour Sibille ne fait que s'enflammer au milieu de tant de batailles san- glantes. C'est pour Sibille qu'il livre un combat terrible au païen Justamont. Charles, lui, ne se préoccupe que de la grande guerre contre ses ennemis mortels. Un cerf lui indique miraculeusement un gué sur le Rhin, et l'Empereur fait construire un pont par les Thiois. Derrière ce pont sont deux cent mille Saxons, avec le roi Guiteclin. (Couplets CXX-CLVII.) Une nouvelle bataille éclate, et jamais il n'y en eut d'aussi terrible. Mais enfin les Français sont vainqueurs, et Guiteclin meurt. (Couplets CLVIII-CLXVII.) Sibille se console trop aisément de cette mort, et s'empresse trop rapidement d'épouser son ami Baudouin, dont Charlemagne fait un roi des Saxons, et qui s'installe à Tremoigne. (Couplets CXCVIII-CCX.) Ce règne ne doit pas être de longue durée : toujours les Saisnes se révoltent, tou- jours ils menacent Baudouin. C'est en vain que Charles arrive au secours du jeune roi : Baudouin, après des prodiges de bravoure, se trouve seul au milieu de l'armée païenne, et meurt. Charles le pleure, Charles le venge : les Saxons sont une dernière fois vain- cus et soumis. Ils ne se révolteront plus, (CCXI-CCXCVIII.) == Dans 1 Il a existé un poëme français plus ancien que la Chanson des Saisnes. Nous n'en avons plus l'original ; mais la Karlamagnus Saga nous en a du moins conservé un résumé ... La scène s'ouvre sous les murs de Nobles, assiégée par Charles. Tout à coup l'Empereur apprend que << Guitalin >> vient de brûler Ço- logne. Il court au-devant des Saisnes ; mais i ! se laisse enfermer dans Cologne et va succomber, lorsqu'il est secouru par Roland. Guitalin remporte un premier avantage sur les Français ; mais ceux-ci reprennent l'offensive et s'emparent de Germaise (Worms). C'est alors qu'Amidan vient au secours de son père Gui- talin. Mais Charles fait construire un pont sur le Rhin, et voilà les Saisnes me- nacés. Ici apparaît Baudouin, qui va devenir le principal personnage de notre- poëme ; ici se place également le trop long épisode de ses amours avec Sibille. Une action décisive s'engage : Guitalin est terrassé par Charles, et Amidan tué 362 LA CHANSON DE ROLAND Macaire, Charlemagne n'a qu'un rôle fort effacé. Il s'agit cepen- dant de si femme, de cette Blanchefleur qui est la fille de l'em- pereur de Constantinople. Un traître, Macaire, accuse la reine d'a- dultère, el elle va mourir, quand, à la prière de l'abbé de Saint- Denis, ou se contente de l'exiler.Un bon chevalier, Aubri, est chargé de l'accompagner, mais il est tué par le traître Macaire, qui du moins ne peut tuer Blanchefleur. Le chien d'Aubri venge son maître. Ce- pendant un pauvre bûcheron, Varocher, recueille la pauvre reine, qui s'est enfuie jusqu'en Hongrie. L'empereur de Constantinople réunit une grande armée, et envahit la France pour venger sa fille, dont, après cent combats, l'innocence est enfin reconnue. Le fils de Charles, Louis, était né durant cet exil : il deviendra le successeur du grand empereur. (Macaire, poëme de la fin du XIIe siècle 1.) Dans Huon de Bordeaux, Charlemagne ne paraît guère que comme un ac- cessoire, et, à coup sûr, comme un personnage secondaire. Au début de son oeuvre, l'auteur nous représente l'Empereur sous les traits d'un vieillard tout près de la mort. Même il est tellement épuisé par l'âge, qu'il veut se faire élire un successeur. Par malheur, il n'a qu'un fils qu'il engendra à cent ans. C'est Charlot, c'est un étourdi de vingt- cinq ans. Le vieux roi veut du moins lui donner ses derniers con- seils, et il les lui donne très-religieux, très-beaux. (Huon de Bor- deaux, poëme composé entre les années 1180 et 1200, vers 29-199.) Là-dessus arrive un traître, Amauri, qui soulève la colère du vieil empereur contre Huon et Gérard, fils du duc Seguin de Bordeaux. Dans ce conseil perce la haine personnelle d'Amaury, que Seguin a jadis plus ou moins justement appauvri et dépouillé. Mais Naimes est là, et il défend les Bordelais. On envoie un message à Huon et à Gérard ; on leur mande de venir à la cour de Charlemagne. (Ibid., vers 200-392.) Ils se mettent en route, mais sont forcés de franchir mille obstacles accumulés par les traîtres ; Huon doit en venir aux mains avec le propre fils du roi, avec Chariot, et il le tue. (Ibid., vers 393-890.) Grande colère de Charles contre le meurtrier de son fils : Huon est condamné à un combat singulier avec le traître Amauri. Il tranche la tête du misérable, et le jugement de Dieu se prononce en sa faveur. (Ibid., vers 891-2129.) Malgré cette intervention céleste, Charles ne veut point pardonner au vainqueur, el il faut que les Pairs menacent de le quitter, pour qu'il se décide enfin à accorder à Huon une paix dont il se réserve de dicter les conditions. Il est ordonné au jeune Bordelais d'aller à Babylone porter un message à l'ami- ral Gaudisse. Huon part sur-le-champ, et court à ses aventures. par Roland, qui conquiert alors le fameux cor Olifant. La victoire des Français est complète, et tout Be termine par un baptême général des païens. Tel est le Guitalin de la Karlamagnus Saga (5e branche), dont l'action, comme on le voit, se passe avant celle du Roland. (Cf. le résumé qu'on en trouve dans la Ire branche.) == Toutes les variantes de cette légende des Saisnes se divisent en deux groupes distincts, suivant qu'elles se rapportent au Guitalin que nous venons de résumer, ou à la chanson de Jean Bodel. 1 Il existe une autre version, intitulée la Reine Sibille, et dont nous n'avons plus qu'une rédaction en prose. (Bibl. de l'Arsenal, B. L. F., 226.) ECLAIRCISSEMENT I 363 (Ibid., vers 2130-2386.) Nous n'avons pas à les raconter ici, ni à l'aire suivre à Notre lecteur les péripéties de l'amitié d'Huon avec le nain Oberon. (Ibid., vers 2387-8647.) Il lui suffit de savoir qu'un jour Huon revient en France, et qu'il y trouve son propre héritage occupé par son frère Gérard. (Ibid., vers 864S- 9110.) Charlemagne est encore vivant, et la cause des deux frères ennemis est portée devant sa cour. Huon est très-injustement condamné à mort, et va périr, lorsque Oberon arrive à son secours et le sauve. (Ibid., vers 9111-10369.) == Le début du Couronnement Looys est véritable- ment épique ... Charles sent qu'il va mourir, et veut mourir en assu- rant la vie de son empire. Dans sa chapelle d'Aix, il réunit un jour ses évêques et ses comtes. Sur l'autel il dépose sa couronne d'or, et annonce à ses peuples qu'il va laisser la royauté à son fils. (Couron- nement Looys, poëme de la seconde moitié du XIIe siècle, vers 4-61.) Alors le grand empereur élève la voix et donne, pour la dernière fois, ses suprêmes conseils au jeune Louis, qui, faible et timide, tremble devant la majesté terrible de son père. (Ibid., vers 62-77.) Même il n'ose prendre la couronne, et Charles alors le couvre d'in- jures, le déshérite, et parle d'en faire << un marguillier ou un moine >>. (Ibid., vers 78-96.) L'inévitable traître est là : c'est Hernaut d'Or- léans, qui veut enlever le trône à Louis ; mais, par bonheur, il y a là aussi un héros qui met un courage et une force héroïques au ser- vice de sa fidélité et de son honneur. Guillaume prend la défense du pauvre jeune roi ; il lui met la couronne en tète (Ibid., vers 97-112), et se constitue son tuteur tout-puissant, son défenseur infatigable. Charles peut désormais mourir tranquille. El, en effet, il meurt quelque temps après, sachant que Louis pourra régner, parce qu'il y a Guillaume auprès de lui. (Ibid., vers 113-236 '.) == Et telle est toute l'Histoire poétique de Charlemagne, d'après les seules Chan- sons de geste du cycle carlovingien 2. _______________ D'après les textes qui précèdent et ceux que nous énumérons dans nos Notes, on peut dresser le TABLEAU PAR ANCIENNETE DES SOURCES 1 La mort du grand empereur est encore racontée, mais en termes très- rapides, dans Anseïs de Carthage. == Sur la fin de cet homme presque surna- turel, deux autres légendes ont circulé, et elles sont toutes deux peu favorables à la mémoire de Charles : 1° Walafrid Strabo (Historiens de France, V, 339) reproduit un récit de l'abbé Hetto, qui le tirait du moine Wettin. Ce dernier avait vu en songe Charlemagne dans les flammes de l'enfer, où un monstre le dévorait éternellement. Et pourquoi ce supplice du grand empereur ? C'était << à cause de son libertinage honteux. >> 2° La fable du faux Turpin est plus connue ... Un jour Turpin vit lame de Charlemagne entre les mains des démons. Or cette pauvre âme était en grand danger devant le Juge suprême, quand un Galicien sans tête (saint Jacques) jeta dans les balances éternelles toutes les pierres et toutes les poutres des basiliques construites par Charlemagne. Il fut sauvé. == : Le moyen âge n'a rien trouvé de plus beau pour honorer le souvenir de celui dont LA CHANSON DE ROLAND a si bien dit : N'iert mais tels hum desqu'à Deu juise. 2 V. le résumé des autres Chansons dans la première édition de Roland, II, 270 et suivantes. 364 LA CHANSON DE ROLAND DE L'HISTOIRE POÉTIQUE DE CHARLEMAGNE. I. Le plus ancien groupe est représenté par La Chanson De Roland, qui repose non-seulement sur des légendes remontant au IXe et même au VIIIe siècle, mais encore sur des textes historiques d'une importance considérable. Éginhard, Vita Karoli, IX. - Annales d'Angilbert, faussement attribuées à Éginhard (ann. 778), et reproduites par le poëte saxon. - L'Astronome Vita Hludovici, Pertz, II, 608) == II. En même temps que la légende de Roncevaux, mais d'une façon tout à fait indépendante et dans un autre cycle, se formait la légende d'O- gier, qui est également appuyée sur des textes historiques. (Lettre du pape saint Paul à Pépin en 760, Historiens de France, V, 122 ; Chronique de Moissac, de 752 à 814, Historiens de France, V, 69, 70 ; un Extrait du Moine de Saint-Gall, II, 26 ; plusieurs passages d'Anastase le Bibliothécaire, ann. 753, 772, 774 ; Annales Lobienses, Perlz, II, 195 ; Chronicon Sancti Martini Colonicesis, ann. 778, Perlz, II, 214 ; Chronique de Sigebert de Gembloux au XIe siècle, Hist. de France, V, 376 ; la Conversio Othgerii mili- tis, oeuvre du Xe ou du XIe siècle ; le tombeau d'Ogier à Saint- Faron, Acta SS. Ord. S. Benedicti, saec. îv, pars I, pp. 664, 665.) A ce groupe se rapportent la Chevalerie Ogier de Danemarche, de Raimbertl ; les Enfances Ogier, d'Adenès ; la troisième branche de la Karlamagnus Saga et la quatrième du Charlemagne de Ve- nise. == III. Vers la fin du Xe siècle, une falsification du texte d'E- ginhard donne lieu à la légende du Voyage à Jérusalem. (Bene- dicti Chronicon, Pertz, III, 710, 711.) De là la première partie de notre Voyage à Jérusalem et à Constantinople ; de là deux récits de la Karlamagnus Saga. == IV. Au milieu du XIVe siècle, un moine de Compostelle écrit les cinq premiers chapitres de la prétendue << Chronique de Turpin >>, renfermant l'histoire de toute une croi- sade de Charles en Espagne. Ce récit n'a aucune influence sur le développement de notre poésie romane. == V. ANTÉRIEUREMENT à la rédaction de la Chanson de Roland que nous venons de publier et de traduire, circulaient déjà des légendes nombreuses, et très-pro- bablement certains poëmes qui avaient pour objet plusieurs autres épisodes de la vie de Charles ou de Roland. Le texte d'Oxford fait des allusions TRÈS-CLAIRES à la prise de Nobles, telle qu'elle nous est racontée dans la première branche de la Karlamagnus Saga ; à l'ambassade de Basin et de Basile, qui, bien plus tard, sera racontée à nouveau par l'auteur de la Prise de Pampelune ; à la famille d'O- livier (elle qu'elle nous est présentée dans Girars de Viane. Ce n'étaient. certes pas ces poëmes EUX-MÊMES, TELS QUE NOUS LES POSSÉ- DONS, qui existaient avant notre Chanson de Roland ; mais c'étaient des Chansons analogues, assonancées et en décasyllabes, etc. == VI. Pour les traditions et légendes qui précèdent, nous avons une certitude. Nous n'avons qu'UNE PROBABILITÉ pour les suivantes, aux- quelles il N'EST FAIT AUCUNE ALLUSION dans la Chanson de Roland. Les faits qui sont délayés dans les versions du Renaus de Montau- ban parvenues jusqu'à nous ; ceux qui nous sont offerts, relative- ECLAIRCISSEMENT I 365 ment à la guerre d'Espagne, dans la KaIserscronik du XIIe siècle, dans les branches I et V de la Karlamagnus Saga, dans le second tiers de l'Entrée en Espagne, dans la Prise de Pampelune et dans la dernière partie de notre Girars de Viane, DEVAIENT circuler parmi nous, depuis un temps plus ou moins long, avant le commencement du XIIe siècle. == VII. Notre Chanson de Roland a été remaniée, rajeunie plusieurs fois. On y ajouta certains épisodes. Les uns (comme la prise de Narbonne) ont un fondement dans la tradition ; les autres (comme les deux fuites de Ganelon, son combat avec Othe, l'en- trevue d'Aude et de Gilain, etc.) sont une oeuvre de pure imagina- tion. == VIII. Entre les années 1109 et 1119 sont rédigés les chapitres VI et suiv. de la Chronique de Turpin, d'après des sources romanes que l'on corrompt, que l'on dénature, que l'on cléricalise. Cette oeuvre apocryphe a exercé une influence considérable. == IX. Sur des traditions vagues ont été écrits, au XIIe siècle et postérieurement, toute une série de poëmes qui sont moitié légendaires, moitié fictifs. Sur la donnée de la prise de Rome par les Sarrasins reposent : l'an- cien poëme de Balant que M. G. Paris a reconstitué, notre Fiera- bras et même notre Aspremont, auquel se mêlent quelques autres traditions. == X. Avec quelques Contes universels, et qui se retrou- vent en effet dans tous les pays (le Traître, l'Epouse innocente et réhabilitée, etc.), on a composé la légende de l'Enfance de Charles, et cela depuis la fin du XIIe siècle ou le commencement du XIIIe. Cette légende se retrouve dans les Enfances de Charlemagne de Venise. (fin du XIIe siècle) ; dans la Chronique saintongeaise (commence- ment du XIIIe siècle ) ; dans le Mainet en vers français, dont on a tout récemment découvert quelques fragments (XIIIe siècle) ; dans Berte aux grans piés (vers 1275) ; dans le Stricker de 1230 ; dans la Chro- nique de Weihenstephan (original du XIVe siècle, ms. du XVe; dans la Chronica Bremensis de Wolter (XVe siècle) : dans le Charlemagne de Girart d'Amiens (commencement du XIVe siècle) ; dans la Kar- lamagnus Saga (second tiers du XIIIe siècle) ; dans le Karl Meinet (commencement du XIVe siècle) ; dans les Reali (vers 1350), etc. == XI. Cependant, pour combattre les prétentions des légendaires français, on inventait en Espagne certaines légendes destinées à ruiner la gloire de Roland. Telle est la signification de la Chronica Hispanioe, de Rodrigue de Tolède () 1247), de la Cronica general d'Alphonse X (seconde moitié du XIVe siècle) et de quelques Ro- mances que nous avons citées plus haut. == XII. Enfin, il faut consi- dérer les poëmes suivants comme des oeuvres UNIQUEMENT LITTÉRAIRES et de pure imagination : Jean de Lanson, - Simon de Pouille, - Otinel, - La dernière partie de l' Entrèe en Espagne (Roland en Orient), - Gui de Bourgogne, - Gaydon, - Anseüs de Carthage, - Galien, - La fin du Voyage à Jérusalem et quelques parties de Girars de Viane. == C'est ainsi que s'étagent toutes nos Chansons de geste, DEPUIS CELLES QUI SONT LE PLUS HISTORIQUES JUSQU'A CELLES QUI NE SONT MEME PLUS LEGENDAIRES et qui sont des << romans >> dans l'acception la plus moderne de ce mot. ECLAIRCISSEMENT II HISTOIRE POÉTIQUE DE ROLAND I. NAISSANCE DE ROLAND. 1° Roland, dans toute notre légende épique, est représenté comme le neveu de Charlemagne. == 2° La mère de Ro- land s'appelle Berte dans le Charlemagne de Venise (XIIe-XIIIe siècle), Bacquehert dans Acquin (XIIe siècle), Gille, Gilain, dans la plupart de nos autres poëmes. Si ce dernier nom est un souvenir historique de Gisèle, soeur de Charlemagne, ce souvenir est faux : car Gisèle fut toute sa vie religieuse à Chelles. Quoi qu'il en soit, Gille ou Gilain nous est offerte, dans la plupart de nos vieux poëmes, comme la soeur de Charles. == 3° D'après une légende qui n'apparaît pas avant le XIIe siècle, le père de Roland aurait été Charlemagne lui-même. (V. la Karlamagnus Saga, XIIIe siècle, 1re branche, 36, etc.) Tel est peut-être ce grand péché que l'Empereur omit à dessein dans sa confession à saint Gilles, et dont plusieurs textes parlent avec mys- tère, sans rien préciser. (Légende latine de saint Gilles, Acta sanc- torum septembris, I, 302, 303 ; mais ce texte ne peul s'appliquer qu'à Charles-Martel. - Adam de Saint-Victor : prose Promat pia vox, etc. ; XIIe siècle. - Office de Charlemagne, composé en 1165 ; - Kai- serscronik, XIIe siècle ; - Ruolandes liet, poëme du curé Conrad, XIIe siècle. - Huon de Bordeaux ; fin du XIle siècle ; - Carolinus, de Gille de Paris, poëme latin composé pour l'éducation de Louis, fils de Philippe-Auguste ; - Philippe Mouskes, vers 1240 ; - Lé- gende dorée, XIVe siècle, etc.) == 4° Une autre légende fait naître Roland près d'Imola, de la soeur de Charles et du sénéchal Milon. Charlemagne, de Venise, XIIIe siècle.) == 5° D'autres poëmes enfin semblent croire à la naissance très-légitime et très-pure de notre héros. Le Roland est de ce nombre, et, ici comme partout, c'est encore la meilleure de toutes les sources. II. ENFANCES DE ROLAND. Sur les premières années de Roland, nous n'avons d'autre témoignage légendaire que le Charlemagne de Venise ... Le fiLs de Berte et du sénéchal Milon grandit dans la mi- sère et l'abandon. Un jour, l'enfant rencontre la grande armée de Charlemagne qui revient de délivrer Rome. Roland se précipite dans le palais de Sutri, qu'habite l'Empereur : il y est accueilli, et réjouit ÉCLAIRCISSEMENT II 367 bientôt toute la cour par sa belle humeur et son esprit. Naimes, le sage conseiller, soupçonne que le petit bachelier doit être de bonne race ; on suit l'enfant et Ton découvre la pauvre Berte avec Milon. Charles veut les frapper : car il n'a point pardonné à Berte sa fuite coupable avec le sénéchal. .Mais Roland ne craint pas de défendre sa mère, et fait jaillir le sang des ongles de l'Empereur : << Ce sera le faucon de la chrétienté, >> s'écrie Charles, qui est déjà très -fier de son neveu. C'est alors que Berte et Milon se marient ; c'est alors aussi que com- mencent les véritables << Enfances >> de notre héros. == Ces Enfances ont donné lieu à plusieurs récits, non-seulement différents, mais contradictoires, et il nous faut encore ici montrer les divers courants de la Légende. 1° D'après le roman d'Aspremont (premières années du XIIIe siècle), Charles, défié par Balant, ambassadeur du roi païen Agolant, réunit toutes les forces de son empire et se dirige vers les Alpes. La grande armée passe à Laon. Or c'est là qu'on a enfermé le petit Roland (Rolandin) avec d'autres enfants de noble race : Gui, Hatton, Berengier et Estoult. Mais ces enfants ont déjà le courage des hommes, et ne peuvent supporter l'idée de se voir aussi éloignés du théâtre de la guerre. Sur la proposition de Roland, ils essaient de corrompre leur << portier >>. Celui-ci demeurant incorruptible, ils l'assomment et s'éloignent. Trop fiers pour aller à pied, ils volent des chevaux aux bons Bretons du roi Salomon, et n'ont point trop de peine à se faire pardonner tant d'escapades. Bref, ils sont admis dans les rangs de l'armée : ils iront, eux aussi, à Aspremont. (V. ce poëme, édition Guessard, pp. 15-16.) Le récit de cette guerre est interminable : nous l'abrégerons. Il nous importe uniquement de savoir que Roland en devient bientôt le héros, avec le jeune Yau- mont, fils d'Agolant. Celui-ci, auquel le trouvère prête d'ailleurs les qualités les plus françaises et les plus chrétiennes, est sur le point de triompher de Charlemagne et de le tuer en un combat singulier qui va décider de toute la guerre, lorsque Roland accourt comme un lion et frappe Yaumont d'un coup mortel. Or Yaumont avait une épée admirable nommée Durendal : elle appartiendra désormais au neveu du grand empereur (B. N. ms. Lavall., p. 123, f° 41 v° - 55 v°), et nous la retrouverons bientôt dans le Roland. == 2° Les débuts de Roland, dans Girars de Viane, sont tout charmants. Il accom- pagne son oncle au fameux siège de Vienne. Or c'est sous les murs de cette ville qu'un jour il aperçoit pour la première fois la soeur d'Olivier, la belle Aude, et se prend pour elle d'un violent amour. C'est là qu'il s'ïllustre par ses premiers exploits : c'est là qu'il veut brutalement enlever Aude, et en est empêché par Olivier (Girars de Viane, éd. P. Tarbé, pp. 90-92) ; c'est là enfin que les deux partis désarment, pour confier leur querelle à Olivier d'une part et à Roland de l'autre. (Ibid., pp. 92-186.) On connaît les vicissitudes de ce combat, dont Aude est la spectatrice et dont elle doit être le prix. Roland et Olivier, ne pouvant se vaincre, tombent aux bras l'un de l'autre et se jurent une éternelle amitié. (Ibid., pp. 133-156.) == 3° Tout autre est le récit de Renaus de Montauban. (XIIIe siècle.) 368 LA CHANSON DE ROLAND Les quatre fils Aymon se sont enfermés dans le château de Montau- ban ; Charles les y assiège en vain, et, comme toujours, le vieux duc Naimes conseille au roi de faire la paix, lorsque arrive un valet suivi de trente damoiseaux. Il éclate de jeunesse et de beauté : << Je m'ap- pelle Roland, dit-il, et suis fils de votre soeur. - Tue-moi Renaud, >> lui répond L'Empereur. Roland, qui a de plus hauts desseins, se jette d'abord sur les Saisnes, qui viennent de se révolter, et en triomphe aisément. (Edition Michelant, pp. 119, 120.) C'est alors qu'il revient près de son oncle et que, dans cette grande lutte contre les fils d'Aymon, il apporte au roi le précieux secours de sa jeunesse et de son courage. Son duel avec Renaud est des plus touchants. Renaud, qui n'a jamais eu le coeur d'un rebelle, le supplie de le réconcilier avec Charles, et va jusqu'à se mettre aux genoux de Roland qui pleure. (Ibid., p. 230.) Aussi notre héros se refuse-t-il plus tard à tuer de sa main le frère de Renaud, Richard, qui est devenu le prisonnier de Charles : << Suis-je donc l'Antéchrist, pour manquer ainsi à ma << parole ? Malheur à qui pendra Richard ! >> (Ibid., pp. 261-267.) Et il dit encore : << Je ne veux plus m'appeler Roland, mais Richard, >> et je serai l'ami des fils d'Aymon. >> Comme on le voit, rien n'est ici plus noble que le rôle du neveu de Charles : il efface celui de l'Empereur. == 4° C'est à Vannes que Girart d'Amiens, dans son Charlemagne (commencement du XIVe siècle), place les débuts de Roland. L'enfant se jette en furie sur les veneurs de son oncle, qui ne le connaît pas encore. On l'amène devant l'Empereur : nouvelles brutalités. Charles le reconnaît à ce signe, et tout finit bien. (B. N. 778, f° 110-112.) Cf. les Reali de Francia, la Karlamagnus Saga, et les vers si précieux de notre Roland qui sont relatifs au val de Maurienne et à l'épée Durendal. III. VIE ET EXPLOITS DE ROLAND JUSQU'A SA MORT A RONCEVAUX. Le père de Roland était mort durant l'expédition de Charles dans la Petite-Bretagne. (Acquin, poëme de la fin du XIIe siècle, B. N.2233, f° 18, r° et v°.) == Roland fut un de ceux qui accompagnèrent le grand empereur dans son ridicule voyage à Constantinople. Tout au moins s'y conduisit-il plus noblement que son ami Olivier. Lorsque les douze Pairs se livrent à leurs vantardises, son gab est encore le moins odieux : << Je soufflerai sur la ville et produirai una tempête. >> Voyage de Charlemagne, poëme du XIIe siècle, vers 472-485.) - Dans Jean de Lanson, Roland prend part à cette singulière am- bassade en Calabre, qui est égayée par les enchantements et les plaisanteries de Basin de Gênes. Son épée, sa Durendal, est, comme celles de tous les Pairs, volée par le traître Alori. (Bibl. de l'Ar- senal, B. L. F. 186, f° 121.) Pour se venger, Roland consent à une assez misérable comédie : il contrefait le mort, on l'enferme dans une bière, et il pénètre ainsi dans le château de Lanson, dont les Fran- çais parviennent à s'emparer. (B. N. Fr. 2495, f°4-5.) Les aventures de Roland, dans le reste de ce pauvre poëme, se confondent avec celles des douze Pairs. == Dans Otinel, son rôle est plus beau. Il ECLAIRCISSEMENT II 369 lutte avec le géant païen. Une colombe sépare les deux combattants, et, désarmé par ce miracle, Otinel se convertit. (Otinel, poëme du XIIIe siècle, vers 211-659.) == C'est dans l'Entrée en Espagne (XIIIe- XIVe siècle) que la place de Roland devient tout à fait la première : Roland suit son oncle dans cette fameuse expédition, qui doit pour lui se terminer à Roncevaux. C'est lui qui, après les onze autres Pairs. lutte contre le géant Ferragus. (Ms. français de Venise, XXI, f° 17-32.) Ce combat est plus long que tous les autres, et les adversaires y luttent autant de la langue que de l'épée, théologiens autant que soldats. Ferragus s'entêtant dans son paganisme, Roland le tue. (Ibid., f° 32-79.) Une grande bataille s'engage alors sous les murs de Pampelune, et Roland y prend part. Dans la mêlée brille le courage du jeune Isoré, fils du roi Malceris : Isoré est fait prisonnier, mais ne consent à se rendre qu'à Roland. (Ibid., f° 10-105.) Charles, cependant, contrairement à la parole donnée, veut faire mourir son prisonnier : Roland le défend énergiquement, et, de colère, se retire sous sa tente. Isoré est sauvé. (Ibid., f° 106-125.) Une nou- velle bataille commence, plus terrible que toutes les autres : Roland est placé à l'arrière- garde. (Ibid., f° 125-162.) C'est durant cette bataille que le neveu de Charles, au lieu de secourir l'Empereur en détresse, abandonne le champ de bataille et va s'emparer de la ville de Nobles, que les païens ont laissée sans défense. (Ibid., f° 162-213.) Lorsque Roland revient au camp, il est fort mal accueilli par son oncle, qui même le condamne à mort ; mais aucun des Pairs ne veut exécuter la sentence. L'Empereur alors frappe son neveu au visage, et Roland, indigné de cet affront, quitte le camp français pour n'y plus revenir de longtemps. C'est en vain que les Pairs adressent à l'Empereur les plus rudes remontrances et les pires injures. Lorsque Charles se repent enfin de sa violence et envoie chercher son neveu, on ne peut plus le retrouver. Il est déjà trop loin. (Ibid., f° 213-221.) Où est Roland ? Il se dirige du côté de la mer, et s'embarque sans savoir où il va. Bref, il arrive ... à la Mecque, près du roi de Perse. (Ibid., 1° 221-232.) Or, ce roi est en ce moment menacé par un voisin redoutable, le vieux Malquidant, qui lui a demandé sa fille en ma- riage. Mais la jeune Diones se refuse obstinément à épouser ce vieil- lard. Roland, qui d'ailleurs ne se fait pas connaître, s'écrie que rien ne révolte plus la loi de Dieu qu'un mariage forcé, et qu'il saura bien empêcher celui-là. Il lutte avec le messager de Malquidant, Pe- lias, et ne tarde pas à en être vainqueur. C'est seulement au moment de le tuer qu'il lui crie : << Je suis Roland. >> Mais il demeure encore inconnu à tous les autres. (Ibid., f° 232-254.) Cette victoire le met en lumière. Il devient l'ami du jeune Samson, fils du roi, et, s'il n'eût pas tant aimé la belle Aude, il eût volontiers répondu à l'amour de Diones. Mais, d'ailleurs, il a de quoi s'occuper. Il s'est mis en tête de réformer tout ce pays, et de lui donner une administration à la française. C'est à quoi il s'occupe longuement. Il fait mieux : il convertit toute la maison du soudan, et le roi lui-même. (Ibid., f° 254-271.) Mais il ne pense qu'à revoir Charles, Olivier et les barons 370 LA CHANSON DE ROLAND français. On lui offre en vain le commandement d'une armée destinée à conquérir tout l'Orient. Il s'empresse de faire son pèlerinage au saint sépulcre, et s'embarque pour l'Espagne avec Samson et deux autres compagnons. (Ibid., f° 271-275.) Ils débarquent. Après vingt aventures, - et notamment après qu'un ermite lui a prédit sa mort au bout de sept années, - le neveu de Charlemagne arrive enfin au camp français et tombe dans les bras de Charles et d'Olivier. Ibid., f° 275-302.) == Le siège de Pampelune continue. Celui qui défend la ville contre les Français, c'est encore cet ancien adversaire de Roland, c'est Isoré avec son père Malceris. Dans le poëme con- sacré à cette résistance, dans la Prise de Pampelune (premier quart du XIVe siècle), Roland ne joue réellement qu'un rôle secondaire. Cependant, lorsqu'une lutte sanglante éclate dans le camp français entre les Allemands et les Lombards, c'est Roland qui sépare les combattants, c'est Roland qui les réconcilie. (Vers 1-425.) Il est en- core un de ceux qui refusent d'admettre Malceris dans le corps des douze Pairs. (405-561.) Puis il s'efface, et Isoré prend le premier rang, que son père Malceris lui dispute. (561-1199.) Charles, sur le point de périr, est sauvé par les Lombards. (1199-1963.) Altumajor est vaincu ; Logroño et Estella tombent au pouvoir des Français. (1830-2474.) A Marsile, dernier adversaire de Charlemagne, on en voie tour à tour deux ambassades, et Marsile fait tour à tour mas sacrer les ambassadeurs : d'abord Basan et Basile, puis le bon che- valier Guron. (2597-3850.) Cette fois la paix devient tout à fait impossible et la guerre implacable. Les Français triomphent déci- dément de Malceris, et emportent Tudela, Cordres, Charion, Saint- Fagon, Masele et Lion. (3851-5773.) Roland prend part à ces triom- phes comme au siège dÀstorga, et il ne reste plus devant ce vain- queur que Saragosse à prendre. (5773-6113.) C'est ce que constatent les premiers vers de la Chanson de Roland. == Il est à peine utile de signaler la place qu'occupe notre héros dans le roman de Gui de Bourgogne, oeuvre toute littéraire et qui ne renferme aucun élé- ment traditionnel (XIIe siècle) : nos lecteurs savent déjà comment les jeunes chevaliers de France vinrent un jour rejoindre en Espagne leurs pères absents depuis vingt-sept années. (Vers 1-391.) Gui de Bourgogne était à leur tête, et nous avons ailleurs raconté ses vic- toires à Carsaude (392-709), à Montorgueil et à Monlesclair (1621- 3091), à la Tour-d'Augorie (3184-3413) et à Maudrane. (3414- 3717.) Le jeune vainqueur brise la résistance des païens, triomphe surtout d'Huidelon qui est leur meilleur capitaine, et, tout cou- vert de gloire, rejoint enfin l'armée de Charlemagne. (3925-4024.) Ce Gui, ce nouveau venu, est, comme on le voit, un véritable rival pour Roland, dont il fait un instant pâlir la vieille gloire. Aussi tous deux se disputent-ils l'honneur d'avoir conquis Luiserne : Dieu met fin à cette lutte en engloutissant la ville, et l'on part pour Roncevaux. (4137-4301.) == Nous n'avons pas à revenir sur le rôle que joue le neveu de Charles dans la Chanson de Roland Il en est le centre, l'âme, la vie. La Trilogie dont se compose le vieux ECLAIRCISSEMENT II 371 poëme lui est presque uniquement consacrée : dans la première par- tie, il est trahi ; dans la seconde, il meurt ; dans la troisième, il est vengé. Son importance survit à sa mort et, jusqu'au dernier vers de [fig. p433.jpg] Fig. 1 et 2. - Statues de Roland et d'01ivier, au portail de la cathédrale de Vérone (XIIe siècle.) la chanson, il en est le héros. == Nous avons énurnéré ailleurs les variantes et les modifications principales de la légende en ce qui touche l'expédition d'Espagne et la mort de Roland. Il ne nous reste donc qu'à renvoyer le lecteur à notre Éclaircissement sur l'Histoire poétique de Charlemagne. == Ajoutons seulement que les monu- 372 LA CHANSON DE ROLAND monts figurés ont célébré, tout autant que nos vieux poëmes, la gloire du neveu de Charles. Nous plaçons ici, sous les yeux de nos lecteurs, les deux statues d'Olivier et de Roland qui décorent le portail de la cathédrale de Vérone (la reproduction en est due au crayon de M. Jules Quicherat), et un médaillon du << Vitrail de Char- lemagne >> à la cathédrale de Chartres, où sont naïvement repré- sentés les derniers moments de Roland qui fend le rocher avec sa Durendal. [fig. p434.jpg] Fig. 3. - D'après le << Vitrail de Charlemagne >> à la cathédrale de Chartres XIIIe siècle.) ÉCLAIRCISSEMENT III SUR LE COSTUME DE GUERRE Une étude spéciale sur les armures décrites dans la Chanson de Roland ne sera peut-être pas sans offrir quelque intérêt. Tout d'abord, elle mettra le lecteur à même de saisir plus aisément ces mille passages de notre poëme, où il est question de helmes, d'os- bercs, d'espiez, de gunfanuns, etc. etc. Sans doute, nous avons essayé de rendre notre traduction claire et limpide pour tout le monde, voire pour les femmes et pour les enfants. Même, nous l'avons accompagnée d'un Commentaire où nous avons rapidement décrit les différentes pièces de l'armure. Mais on comprendra encore mieux la vieille chanson, quand, dans un tableau d'ensemble, nous en aurons expliqué de nouveau tous les termes difficiles. Une seconde utilité de ce travail frappera davantage les érudits : la description de ces armures se rapporte évidemment AU TEMPS OU FIT ÉCRIT LE POEME. Et, par conséquent, nous pouvons nous en servir pour fixer cette époque d'une manière plus ou moins précise ... Commençons par décrire l'ARMURE OFFENSIVE. 1° La pièce principale est l'ÉPÉE. L'épée est l'arme noble, l'arme chevaleresque par excellence. On est fait chevalier per spatam (comme aussi per balleum, par le baudrier, et per alapam, par le soufflet ou le coup de paume donné au moment de l'adoubement). Mais c'est l'épée qui demeure le signe vraiment distinctif du chevalier. == L'épée est, en quelque manière, une personne, un individu. On lui donne un nom : Joyeuse est celle de Charlemagne (vers 2989) ; Almace, celle de Turpin (2089) ; Durendal, de Roland (988) ; Hal- teclere, d'Olivier (1363) ; Précieuse, de l'Émir (3146), etc. == Chaque héros garde, en général, la même épée toute sa vie, et l'on peut se rappeler ici la très-longue énumération de toutes les victoires que Roland a gagnées avec la seule Durendal : Si l'en eunquis e Peitou e le Maïne ; - Jo l'en cunquis Normandie la franche, etc. (Vers 2315 et ss.) == L'épée est tellement importante, aux yeux du chevalier, que Dieu l'envoie parfois à nos héros par un messager céleste. C'est ainsi qu'un Ange remit à Charlemagne la fameuse Durendal pour le meilleur capitaine de son armée. (Vers 2319 et suiv.) == Aussi ne faut-il pas s'étonner si nos héros aiment leur épée et s'ils parlent avec elle comme avec une compagne intelligente, comme avec un être vivant et raisonnable ... Mais il faut ici passer aux détails matériels. 374 LA CHANSON DE ROLAND == Il semble que l'épée des chevaliers de notre poëme ait été assez longue. Le Sarrazin Turgis dit quelque part : Veez m'espée ki est e bone e lunge. C'est d'ailleurs le seul texte qu'on puisse citer sur ce point, qui demeure obscur. == Cependant l'épée nor- mande était à lame courte et large (Demay, le Costume de guerre, 441), et, dans presque toute sa longueur, offrait une gorge d'évide- ment. == L'épée se ceignait au côté gauche : Puis ceint s'espéec à l' senestre costet. (Vers 3143.) Elle était enfoncée dans un fourreau (V. la fig. 10) qui est nommé une seule fois dans toute la Chanson. Au moment où Ganelon est insulté par Marsile : Mist la main à s'espée ; - Cuntre doits deiz l'ad de l' FURRER getée. (Vers 444-445.) El Olivier se plaint, dans le feu de la mêlée, de n'avoir pas le temps de tirer son épée : Ne la poi traire. (Vers 1365.) On trouve, dans la tapisserie de Bayeux, cent représentations fort exactes du four- reau. (V. la fig. 7.) == Nulle part il n'est ici question du baudrier. == L'épée est en acier. Pour louer une épée, on dit qu'elle est bien four- bie. (Vers 1925.) Joyeuse, l'épée de Charlemagne, a une clarté splen- dide : Ki cascun jur muet .XXX. clartez (2502) ; Ki pur soleill sa clartet ne muet. (Vers 2990.) Une des qualités de Durendal, c'est d'être << claire et blanche >>.(Vers 1310.) L'acier de Vienne paraît avoir été particulièrement célèbre (Vers 997), à moins que ce mot - ce qui est fort possible - n'ait été placé là pour les besoins de l'assonance. Il est dit ailleurs que les bonnes éppées sonbt de France et d'Espagne (Vers 3889.) = La pointe de l'épée ou du brant est formée par la diminution insensible de la lame. Elle a le même nom que la pointe de la lance: c'est l'amure : De l'brant d'acer l'amure li présentety. (Vers 3918.) == L'épée se termine par un helz et un punt. Précisons la valeur de ces mots : D'or est li helz e de cristal li punz. (Vers 1364). Le helz, ce sont les quillons ; le punz, c'est le pommeau. Ce pom- meau est de cristal, c'est-à-dire orné de pierres précieuses (vers 1364, 3435) ; ou, plus souvent, doré : En l'oret puni l'ad faite manuvrer. (2506 et aussi 2344.) Il est assez considérable, généralement plat et toujours creux, et c'est la coutume des chevaliers d'y placer des reliques : En l'oret punt asez i ad reliques. (Vers 2344, et aussi 2503 et ss.) Charlemagne a fait mettre dans le pommeau de son épée l'amure de la lance avec laquelle Notre-Seigneur a été percé sur la croix. (Vers 2503 et ss.) L'auteur, comme on le voit, ne connaissait pas la légende de la Table Ronde. Asez savum de la lance parler - Dunt Nostre Sire fut en la cruiz naffret. - Carles en ad l'amure, mercit Deu. - En l'oret punt l'ad faite manuvrer. - Pur ceste honur e pur cesle bonlel. - Li nums Joiuse l'espee fut dunet. Quant au pommeau de Durendal, il contient quatre reliques pré- cieuses : du vêtement de la Vierge, une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile et des cheveux de saint Denis. (Vers 2343 et ss.) Bref, le pommeau est ou peut devenir un Reliquaire. == Le helz, avons-nous dit, représente les quillons, lesquels sont très-souvent droits et quelquefois recourbés vers la pointe de l'épée. Ils sont gé- néralement dorés ; d'où l'expression espées ENHELDÉES d'or mier. (vers ECLAIRCISSEMENT III 375 3866.) II paraît plus difficile, au premier abord, de comprendre les mots suivants : ENTRE LES HELZ ad plus de mil manguns. (Vers 621.) Mais le texte de Versailles nous en donne une explication acceptable : ENTRE LE HEUT ET LE PONT qui est en son, - De l'or d'Espaigne vaut dis mile mangons. (Vers 891.) == Entre les helz, ou, pour mieux parler, entre le helz et le punt, se trouve la << poignée >> ou la << fusée >> [fig. p437-01] Fig, 4. - D'après des sceaux des XIe-XIIe siècles. que cache la main du chevalier. Elle est généralement très-étroite, très-grêle, comme on pourra s'en convaincre d'après les figures ci-dessus, qui donneront d'ailleurs une idée suffisante de l'épée de notre Chanson. V. aussi notre figure 16, qui est empruntée à la tapisserie de Bayeux. 2° La LANCE ET L'ESPIET. - D'une étude fort attentive de notre texte, il résulte que les deux mots lance et espiet y désignent tantôt le même objet (vers 1033, 3818, etc.), et tantôt deux objets distincts. (Vers 541, 3080.) Mais, NEUF FOIS SUR DIX, la synonymie est complète, et le mot lance, qui est d'ailleurs bien plus rare dans notre poëme que le mot espiet, a presque partout exactement le même sens. == La lance se compose de deux parties : le bois ou le fût qui s'appelle la hanste, et le fer, dont l'extrémité s'appelle amure. == La hanste est 376 LA CHANSON DE ROLAND en bois de frêne : Entre ses poinz teneit sa hanste fraisnine (vers 720), d pommier : Ardent cez hanstes de fraisne e de pumer. (Vers 2337. Cf. la Chronique de Turpin, cap. IX.) Mais pumer n'est-il là que pour l'assonance ? == La hanste se tenait droite quand on ne se battait pas : d'où l'expression si fréquente : Dreites cez hanstes. Vers 1143 et passim.) Mais, dans le combat, on la boutait pour renverser ses adversaires : d'où le mot plus fréquent encore : PLEINE SA HANSTE de l' cheval l'abat mort. (Vers 1204, 1229, etc.) On la tenait au poing droit : En lur puinz destres unt lur trenchanz espiez (Vers 3868) ; et on la faisait rouler dans la paume de sa main : Sun espiet vait li ber palmciant. (Vers 1155.) == Nous n'avons aucun enseignement dans notre poëme sur la hauteur de la lance : cette hauteur, d'après tous les documents figurés, était considérable. L'au- teur de la chanson indique, comme par exception, que les Lorrains - Bourguignons espiez unt forz e les hanstes sunt cartes (vers 3080) ; telle est, en réalité, la dimension et la forme de l'épieu, qui est l'arme de chasse. C'est également par exception que le poëte signale la hanste de l'épieu de Baligant : La hanste fut grosse comme un tinel ; - De sul le fer fust uns mulez trusset. (Vers 3153, 3154.) La hanste, d'ordinaire, n'était pas si pesante ni si énorme. Elle se bri- sait même trop aisément : Fiert de l'espiet tant cum hansle li duret (vers 1322) ; et l'on se rappelle Olivier n'ayant plus au poing qu'un tronçon de bois ensanglanté, ou plutôt, comme le lui dit Roland, un vrai bâton. (Vers 1351 et suivants.) == L'amure est en acier, en acier bruni : Luisent cil espiet brun, etc. (vers 1043) ; en acier bien fourbi (vers 3482) et bien tranchant. (Vers 1301, 3351.) Mais, par malheur, rien dans notre texte ne nous l'ait connaître la forme et la dimension de l'amure. Les monuments figurés sont plus complets. (V. les figures 5, 6, 7.) On y voit que le fer de la lance était en losange, parfois triangulaire, large et à arête médiane. (V. Demay, le Costume de Guerre.) Nos figures 5, 6, 7 en donneront une idée très-exacte d'après les sceaux, et notre figure 16, d'après la précieuse tapis- serie de Bayeux. == Les meilleures lances se seraient faites à Valence, suivant notre poëme ; mais Valentineis ne joue-t-il pas au vers 998 le même rôle que l'acier viancis au vers 997 ? Affaire d'assonance, peut- être. Il convient néanmoins d'observer ici que Rabelais dit, dans son Gargantua (I, 8) : Son espée ne fui VALENTINIANE ny son poignart sarragossoys. == Bien moins précieuse que l'épée, la lance cependant peut recevoir un nom spécial : du moins l'espiet de l'émir s'appelle Maltet. (Vers 3152.) Le sens de ce mot n'est pas certain. == Au haut de la lance est attaché, est << fermé >> le gonfanon ou l'enseigne. (V. les fig. 5, 6, 7. Le mode d'attache n'est pas spécifié, si ce n'est peut- être dans un passage des manuscrits de Venise IV et de Paris qui comble une lacune évidente du texte d'Oxford. Il y est question << de clous d'or qui retiennent l'enseigne >>. (Edition Müller, pp. 95, 96.) == Ce gonfanon est de différentes couleurs. Ceux des Français, comme ceux des Sarrazins, sont blancs e vermeilz e blois. (Vers 999 et 1800.) Le gonfanon de Roland est tout blanc : Laciet en sum un gunfanun TUT ECLAIRCISSEMENT III 377 BLANC (vers 1157) ; celui de Naimes est jaune (vers 3427), etc. == Les enseignes sont quelquefois dorées : Cil oret gonfanun (vers 1811), c'est-à-dire sans doute brodées ou frangées d'or. Quelques-unes (celles des Pairs et des hauts barons ont, en effet, des franges d'or * [fig. p439a.jpg] Fig. 5. - D'après le sceau de Thi- Fig.6.- D'après le sceau de Guillaume II. baut IV, comte de Blois. 1138. comte de Nevers. 1140. qui descendent jusqu'aux mains du cavalier : Les renges d'or li balent jusqu'as mains. (Vers 1037.) Et telle est l'enseigne blanche de Roland. == Quand les lances sont droites et au repos, les gonfa- nons tombent aisément jusqu'aux heaumes : Cil gonfanun sur les helmes lur pendent. (Vers 3003.) == Le gonfanon, de forme rectangu- [fig. p439b.jpg] Fig. 7. - D'après le sceau de Galeran, comte de Meulan. 1165. laire, est presque toujours à trois pans, c'est-à-dire à trois langues. (V. les fig. 5, 6, 7. Cf. le vers 1228, etc. etc.) Quand on enfonce la lance dans le corps d'un ennemi, on y enfonce en même temps les pans du gonfanon (vers 1228) : El cors li met tute l'enseigne (vers 3427) ; Tute l'enseigne li ad enz cl cors mise. (Vers 3363.) == Ces 378 LA CHANSON DE ROLAND petits gonfanons ne doivent pas être confondus avec la grande En- seigne, avec le Drapeau de l'armée. Geoffroi d'Anjou est le gonfa- nonier du Roi. (Vers 106.) C'est lui qui porte l'orie flambe : Gefreid d'Anjou portet l'orie flambe. - Seint Père fut, si aveit num Ro- maine ; - Mais de Munjoie iloec out pris eschange. (Vers 3093, 3095.) Ce texte est confirmé par plusieurs de nos autres romans, qui représentent Roland comme l'Avoué de l'Église romaine. (V. l'En- [fig. p440.jpg] Fig. 8 et 9. La plus ancienne représentation de l'Oriflamme, d'après les mosaïques du triclinium de Saint- Jean- de-Latran, à Rome. (IXe siècle.) trée en Espagne.) Nous avons traité ailleurs des origines de cette enseigne. (V. la note du v. 3093. == Quant aux Sarrazins, ils font porter en tête de leur armée le Dragon de leur émir, l'étendard de Tervagant et de Mahomet, avec une image d'Apollin. (Vers 3268, 35350, etc.) En outre, Amboires d'Oluferne porte << l'enseigne de l'ar- mée païenne >> : Preciuse l'apelent. (Vers 3297, 3298.) == Enseigne et gunfanun paraissent, d'ailleurs, absolument synonymes. 3° La lance et l'épée sont en réalité les seules armes offensives dont il soit question dans notre poëme. Quand l'Empereur confie à Roland la conduite de l'arrière-garde, il lui donne, comme symbole d'investiture, un arc qu'il a tendu : Dunez mei l'arc que vus tenez el' puign. (Vers 767.) Dunez li l'arc que vus avez tendut ... Li Reis li dunet. (Vers 780, 781.) == Lorsque Marsile s'irrite contre les vio- ÉCLAIRCISSEMENT III 379 lences de Ganelon, il lui jette un algeir ki d'or fut enpenct. (Vers 439, 442.) Comme nous l'avons dit, il s'agit ici de l'ategar ou javelot saxon. == Enfin, pour achever Roland sur le champ de bataille, les hordes sauvages qui l'attaquent lui jettent des darz, des wigres, des, museraz, des giez, des giesers. (Vers 2064, 2075, 2135.) Il s'agit ici de flèches de différentes espèces. Mais ce ne sont pas là, enten- dons-le bien, les armes régulières, même des païens, et, encore un coup, il n'y en a point d'autres que la lance et l'épée. Mais arrivons aux ARMES DÉFENSIVES. Les trois pièces principales de l'armure défensive sont le heaume, [fig. p441a.jpg] Fig. 10. - D'après le sceau de la ville de Soissons. (XIIe siècle.) le haubert et l'écu. (V. la fig. 10.) 1° Le HEAUME est l'armure qui, concurremment avec le capuchon du haubert ou la coiffe de mailles, [fig. p441b.jpg] Fig. 11. - D'après le sceau de Matthieu III, comte de Beaumont-sur-Oise. 1177. est destinée à protéger la tête du chevalier. D'après les monuments figurés, le heaume (V. la fig. 11) se compose essentiellement de trois 380 LA CHANSON DE ROLAND parties : le cercle, la calotte de fer, le nasel. Cette dernière partie est la seule qui, dans notre poëme, soit nommée par son nom ; mais il est implicitement question des autres. == La calotte est poin- tue : Sur l'helme à or agut. (Vers 1984.) Comme tout le heaume, elle est en acier : Helmes d'acier. (Vers 3888.] Cel acier est bruni (vers 3603), et l'épithète que l'on donne le plus souvent au heaume est celle de cler (vers 3274, 3386, 3805) ou flambius. (1022.) Il faut croire que cet acier était souvent doré : c'est du moins la manière d'expliquer les mots de helmes à or vers 3814 et 4954), à moins qu'il ne s'agisse uniquement ici des richesses du cercle et des arma- tures ou arêtes qui se rejoignaient au sommet du heaume. == Le cercle ? On ne trouve pas ce mot dans notre poëme ; mais c'est du cercle peut-être qu'il est question dans ces vers où l'on montre le heaume semé de pierres fines, de << pierres gemmées d'or >>, de perles gemmées d'or (de perles, c'est-à-dire de verroteries) : L'helme li freint à li gemmes reflambent (vers 3616) ; L'helme li freint ú li car- buncle luisent (vers 1326) : Luisent cil helme as pierres d'or gemmées (vers 1452 et 3306), etc. == Non-seulement le cône est bordé par ce cer- cle, mais << il est parfois renforcé dans toute sa hauteur par deux arêtes placées l'une devant, l'autre derrière, ou par quatre bandes de métal ornementées, venant aboutir et se croiser à son sommet. >> (Demay, le Costume de guerre, p. 132.) == Enfin le nasel est clairement et nomina- tivement indiqué par ces vers : Tut li detrenchet d'ici que à l' nasel (vers 1996) ; Tresque à l' nasel li ad freint e fendut (vers 3927), etc. Le << nasel >> était une pièce de fer quadrangulaire, ou d'autres formes (V. la fig. 10), destinée à proléger le nez. L'effet en était dis- gracieux autant que l'emploi en était utile. == Une particularité qui est indiquée très-nettement, qui est vingt et cent fois attestée dans notre chanson, c'est la manière dont le heaume était fermé, attaché sur la tête, ou plutôt sur le capuchon de mailles. Ces deux mots vont souvent ensemble : Helmes laciez (vers 712, 1042, 3086), etc. Et quand Roland va porter secours à l'archevêque Turpin : Sun helme à or li deslaçat de l' chief. (Vers 2170.) Tout au contraire, quand les héros s'arment pour la bataille, lacent lur helmes (vers 2989), etc. == Où se trouvaient ces lacs, qui sans doute étaient des liens de cuir passant d'une part dans une maille du haubert, et de l'autre dans quelques trous pratiqués au cercle ? La question est assez difficile à résoudre, même d'après les monuments figurés. Ce qu'il y a de cer- tain, c'est qu'il y en avait un certain nombre. Naimes reçoit de Cana- beu un coup terrible qui lui tranche CINQ LACS de son heaume. Tout le passage est digne d'attention : Si fiert Naimun en l'helme princi- pal ; - A l' brant d'acier l'en trenchetei cnq des las. - Li capeliers un denier ne li valt ; - Trenchet la coife entresque à la carn. (Vers 3432 et suivants.) La coife, c'est le capuchon du haubert, c'est le capuchon de mailles que l'on portait sous le heaume. On comprend aisément que pour ajuster un casque de fer sur un bonnet de mailles, il était absolument nécessaire de l'attacher. (V. la planche XII de la tapisserie de Bayeux, dans le tome VI des Vetusta monumenta, Londres, 4835. ÉCLAIRCISSEMENT III 381 On y voit un chevalier sans heaume et revêtu du seul capuchon de mailles.) Le capelier, que nous avions à tort confondu avec la coife, doit être, suivant M. Quicherat, << une calotte de fer sous le heaume. >> == Les heaumes de Sarragosse sont renommés. (Vers 996.) Est-ce pour la qualité de leur acier ? Au XVIe siècle, Rabelais, comme nous l'avons dit, parle encore d'un poignart sarragossoys. (Gargantua, I, 8.) == 2° Le HAUBERT, c'est le vêlement de mailles, la tunique de mailles, la chemise de mailles. Sous le haubert on porte le blialt. Quand Roland porte secours à l'archevêque Turpin : Si li tolit le blanc osberc legier. - Puis, sun blialt li ad tut detrenchiet, - En ses granz plaies les pans li ad butet (vers 2172), etc. Et c'est ce qui est encore mieux expliqué par ces vers de Huon de Bordeaux : Li autre Vont main- tenant désarmé ; - De l' dos li ostent le bon osberc saffrè ; - Ens el' bliaut est Hues demorés. (Barstch, Chrestomathie française, 56, 31.) [fig. p443.jpg] Fig. 12. - D'après le sceau de Gui IV. de Laval. 1095. == Pour le haubert, il s'appelle dans notre poëme brunie ou osberc. Quelquefois, il est vrai . brunie paraît avoir un sens distinct : Osbercs vestuz e lur brunies dubleines. (Vers 3088.) Mais la synonymie est presque partout évidente. == A l'origine, la brunie paraît avoir été une sorte de tunique de cuir, sur laquelle on avait cousu un certain nombre de plaques ou de bandes métalliques. Mais au lieu de plaques et de bandes, ce furent quelquefois des anneaux cousus sur l'étoffe (voy. p.-e. la fig. 12) et de plus en plus rapprochés les uns des autres. (V. la tapisserie de Bayeux, pl.. V et XV.) De là au vêtement de mailles il n'y a pas loin.== Suivant un autre système qui ne nous semble pas suffisamment prouvé, les Sarrazins auraient possédé avant nous de ces vêtements, et les auraient fabriqués avec une cer- taine perfection que les chrétiens purent imiter. De là peut-être, dans notre poëme, la célébrité des osbercs sarazineis. == Quoi qu'il en soit, et QUEL QUE SOIT AILLEURS LE SENS DE CE MOT, la brunie de la Chanson 382 LA CHANSON DE ROLAND de Roland est absolument et uniquement un haubert, un vêtement de maillés parfait. Elle se termine en haut par le capuchon de mailles qui se lace au heaume. (Vers 3432 et suivants ) Elle s'attache sur le menton, qu'elle préserve, et cette partie de la brunie s'appelle la << ventaille >> : De sun osberc li rutnpit la ventaille. (Vers 1298, 3449.) Quant à la chemise en elle-même, nous ne trouvons malheureusement aucune indication dans notre poëme qui nous apprenne jusqu'à quelle partie du corps elle descendait. C'est un précieux élément de cri- tique qui nous fait ici défaut. == Dans la tapisserie de Bayeux (Pl.. V, VI, etc.), la partie du heaubert qui recouvre la poitrine est très- souvent munie d'une pièce carrée, qui ressemble à un cadre. Il est probable que cette pièce (dont il n'est pas fait mention dans le Roland), servait à cacher la fente supérieure du haubert. (V. la fig. 16.) == Les épithètes que notre poëte donne le plus volontiers au haubert sont celles-ci : blancs (vers 1022, 1329, 1946, 3484), forz (3864), legiers. (2171, 3864.) Les mailles sont très-distinclement indiquées. Elles sont de différentes qualités. Celles des chefs de l'armée sont très fines : Le blanc osberc dunt la maile est menue. (Vers 1329.) D'autres fois, le poëte fait allusion à l'étoffe ou au cuir dont on doublait encore le tissu de mailles : De sun osberc li derumpit les dubles (Vers 1284.) Païen s'adubent d'osbercs sarazineis. - Tuit li plusur en sunt du- blez en treis. (Vers 994, 995.) Brunies dublées (vers 711, d'après le texte de Venise), ou dubleines (vers 3088.) Ce système de doublure << fut délaissé vers le milieu du XIIe siècle >>. (Demay, le Costume de guerre, p. 123.) == Enfin, il importe de signaler l'épithète de jazezanc, donnée à ce même haubert. Or jazezanc signifie : << qui est fait de mailles. >> Du reste, quand notre poëte veut exprimer que le hau- bert est mis en pièces, il se sert constamment du mot desmailier. (Vers 3387.) == Dans la Chanson de Roland, le haubert est fendu par en bas. Deux fentes le partagent en deux pans, dont il est sou- vent question dans le poëme. Ces fentes étaient pratiquées non pas sur les côtés, mais sur le devant et le derrière du vêlement. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre ce vers : De son osberc li derumpit les pans. (Vers 1300, 1553, 3571, 3465, etc.) == Les pans du haubert étaient parfois ornés, à leur partie inférieure, d'une broderie gros- sière << en or >> ; ils étaient saffrés : Vest une brunie dunt li pan sunt saffret. (Vers 3141. ) De sun osberc les dous pans li desaffret. (V. 3426. V. aussi 3307, 1453, 1032, 2949, etc.) Cet ornement, consistant en fils d'archal entrelacés dans les mailles, ne se trouvait, semble-t-il, que sur les hauberts des grands personnages, des pairs et des comtes. 3° L'ÉCU (voir les fig. 13 et 14) était alors voutis, c'est-à-dire cambré. Il était énorme, de façon à couvrir presque tout le cava- lier, quand il était monté. Sa forme nous est clairement indiquée par les monuments figurés. == L'écu était fait avec des planches assemblées qu'on avait cambrées, et dont on mettait parfois double épaisseur. Sur ce bois on clouait du cuir : Tranchent les quirs e ces fuz qui sunt dubles. - Cheent li clou ... (Vers 3583, 3584.) Le cuir de l'écu (ou l'étoffe grossière, la toile qui le doublait) porte le nom de ECLAIRCISSEMENT III 383 pene : De sun escut li freint la pene halte. (Vers 3425 et aussi 1298.) Il sera très-utile de rapprocher ici le texte de notre chanson de celui de Jean de Garlande : Scutarii vendunt militibus scuta tecta tela, corio et oricalco, leonibus et foliis liliorum depicta. == Le champ de l'écu était, en effet, << peint à fleurs >> (vers 1810, etc.), c'est-à-dire qu'on y peignait des dessins d'enroulement romans ou des rayons fleuronnés. Plus d'une fois, il est revêtu de couleurs vives : L'escut vermeil li freint. (Vers 1576.) Tut li trenchat le vermeill e l'azur (vers 1557) ; le vermeil e le blanc. (Vers 1299.) On va jusqu'à le dorer, du moins en partie : L'escut li freint ki est ad or e à flurs (vers 1354) ; mais il ne s'agit peut-être ici que de la boucle. Enfin, l'écu merveilleux du païen Abisme est chargé de pierres, d'améthystes, de topazes, etc. (Vers 1660 et suivants.) == Au centre de l'écu est la [fig. p445.jpg] Fig. 13 et 14. - D'après deux sceaux du XIIe siècle. boucle (V. les fig. 5 et 9), et c'est à cause de la boucle que l'on dit : escut bucler (vers 1283), et que plus tard on dira un << bouclier >> tout court. La boucle (umbo) est une proéminence au centre de l'écu. Cette proéminence, qui, comme nous l'avons dit, est formée d'une armature de fer, est assez large : Cez bucles lées. (Vers 3570.) La boucle est dorée (vers 1283). Dans les écus riches, on réserve un creux au centre de l'armature de fer, et on y place une boule de métal précieux, ou quelque pierre fine, ou quelque verroterie. Et c'est ainsi, croyons-nous, qu'il faut interpréter les vers suivants : D'or est la bucle e de cristal lislet. (Vers 3149.) La bucle d'or mier. (Vers 1314.) Tute li freint la bucle de cristal. (Vers 1263.) == La Chanson de Roland ne parle pas d'armoiries sur l'écu. S'il est question quel- que part d'escuz de quarters (vers 3867), il ne s'agit ici sans doute que des divisions naturelles de l'écu, de ces divisions que produisaient les bandes de fer destinées à soutenir le cuir sur le fût. == Le che- valier passait son bras dans les anses, dans les enarmes de l'écu, et, pendant le combat, il le tenait serré contre son coeur. Mais, durant la marche, les chevaliers, embarrassés de cet énorme écu, 384 LA CHANSON DE ROLAND de ce grant eseut let (vers 3148), le pendaient à leur cou : Pent à sun col un eseut de Biterne. (Vers 2991, V. aussi 713, 1292, etc.) En lur cols pendent lur escuz de quarters. (Vers 3807.) == La bande d'é- toffe ou de cuir qui servait à suspendre le bouclier (V. la fig. 5) s'ap- pelait la guige : Pent à sun col un soen grant escut let. - La GUIGE est d'un bon palie roet. (Vers 3148, 3150.) == Targes, employé une fois dans Notre Chanson (Targes roeés, vers 3509), nous paraît ici le syno- nyme d'escus. == Nous avons ailleurs parlé des cors et de l'Olifant, et nous faisons de nouveau passer sous les yeux de nos lecteurs la représentation d'un cor d'ivoire d'après un monument du XIIe siècle. [fig. p446.jpg] Fig. 15. - Cor d'ivoire du XIIe siècle. (D'après les Nouveaux Mélanges archéologiques du P. Cahier, t. II, p. 36.) == Quelques mots sur les éperons. Ils se placent sur la chaussure ordi- naire : Esperuns d'or ad en ses piez fermez. (Vers 345 et 3803.) Ils sont toujours << d'or pur >>, ou plutôt << dorés >> : Sun cheval brochet des esperuns d'or mer (vers 1006) ; d'or fin. (Vers 3353.) == Les éperons sont pointus (V. les fig. 5,, 7, 12) et non pas à molettes : Brochent le bien des aguz esperuns. (Vers 1530.) Leur pointe a la forme d'un petit fer de lance, conique ou losange. (V. encore les figures 5,6, 7, 12, etc.) == La plus complète, la plus exacte illustration du Roland devrait, ici comme partout ailleurs, être empruntée à la tapisserie de Bayeux. Ce monument est, en effet, de la même époque que notre vieux poëme et présente la même physionomie normande et anglo-nor- mande. Nous ne désespérons pas de donner un jour la reproduction en couleurs des principales parties de cette fameuse tapisserie. En atten- dant, nous faisons passer sous les yeux de nos lecteurs un des groupes de ce tableau, (fig. 10) où se trouvent heureusement rassemblés les types de toutes les armures que nous avons précédemment décrites. == Après le chevalier, il est très-juste de parler ici du cheval. == Le cheval est l'ami du chevalier ; mais cette affection ne se fait pas jour dans le Roland. En revanche, dans Ogier le Danois, poëme un peu postérieur et dont la légende est à peu près aussi ancienne, cette ami- tié touchante trouve son expression. Quand le héros de ce beau poëme, après de longues années de captivité, demande à revoir son bon cheval Broiefort, on parvient à le lui retrouver, mais épuisé, pelé, la queue coupée : << Ogier le voit, de joie a soupiré. Il le caresse sur les deux flancs : << Ah ! Broiefort, dit Ogier, quand j'étais sur vous, << j'étais, Dieu me pardonne, aussi tranquille que si j'eusse été en- ECLAIRCISSEMENT III 385 << fermé dans une tour. >> Le bon cheval l'entend ; il avise sur-le- champ son bon seigneur qu'il n'a pas vu depuis sept ans passés, hen- nit, gratte le sol du pied, puis se couche et s'étend par terre devant Ogier, par grande humilité. Le duc le voit ; il en a grand'pitié. S'il n'eût pleuré, le coeur lui eût crevé. >> (Vers 10688 et suivants.) Dans Aliscans, Guillaume ne parle pas moins tendrement à son che- val Baucent : << Cheval, vous êtes bien las. Je vous remercie, mon << cheval, et vous rends grâces de vos services. Si je pouvais arriver [fig. p447.jpg] Fig. 16. D'après la tapisserie de Bayeux, fin du XIIe siècle, planche IX des Vetusta monumenta. << dans Orange, je voudrais qu'on ne vous montât plus. Vous ne << mangeriez que de l'orge vanné, vous ne boiriez qu'en des vases << dorés. On vous parerait quatre fois par jour, et quatre fois on vous << envelopperait de riches couvertes. >> Et Renaut de Montauban s'é- crie, dans les Quatre fils Aimon : << Si je te tue, Bayard, puissé-je << n'avoir jamais santé ! Non, non : au nom de Dieu qui a formé le << monde, je mangerais plutôt le plus jeune de mes frères. >> Le héros qui a donné son nom à Aubri le Bourgoing regrette son cheval avec les mêmes larmes : Ah ! Blanchart, tant vous aveie chier ; - Por ceste dame ai perdu mon destrier. == Le cheval, d'ailleurs, rend bien cette affection au chevalier. Il est dit de Bayard, dans Renaus de Mon- tauban : S'a veii son seigneur Renaut, le fil Aimon. - Il le conust plus tost que feme son baron, etc. etc. == Etant donnée cette affection réciproque, il est à peine utile d'ajouter, d'après les textes précé- dents, que le cheval a un nom. C'est Veillantif (Chanson de Roland, 386 LA CHANSON DE ROLAND vers 2160), Tencendur (vers 2993), Tachebrun (vers 347). C'est Saut-Perdu, Marmorie, Passe-Cerf, Sorel, etc. Du reste, si l'on veut avoir le << portrait en pied >> d'un cheval, si l'on veut connaître l'idéal que s'en faisaient nos pères, il faut, relire les vers 1651 et sui- vants : << Pieds copiez, jambes plates, courte cuisse, large croupe et flancs allongés, haute échine, queue blanche, crinière jaune, petite oreille, tête fauve. >> == Les chevaux célébrés dans nos poëmes étaient des chevaux entiers, et l'on regardait alors comme une honte de monter sur une jument. == Le chevalier se rappelait volontiers où et comment il avait conquis son bon cheval : Il le conquist es guez de sut Marsune, etc. (Vers 2994.) == Malgré son amour pour la bête, le chevalier ne lui ménage pas les coups d'éperon : Mult suvent l'espe- ronet. (Vers 2996.) Le cheval brochet. (Vers 3165, etc.) Ces mots re- viennent mille fois dans notre poëme : ce sont peut-être les plus souvent employés. Et il l'éperonne jusqu'au sang : Li sancs en ist luz clers. (Vers 3165.) == Avant la bataille, il lui laschet les resnes et fait son estais (vers 2997, 3166), c'est-à-dire qu'il se livre à un << temps de galop >>. Quelquefois, dans cet exercice, il fait sauter à son che- val un large fossé. C'est un petit carrousel. (Vers 3166.) == Le cheval de guerre s'appelle << destrier >>. Le cheval de somme s'appelle sumier, palefreid (paraveredus), et l'on emploie aussi les mulets à cet usage : Laissent les muls e tuz les palefreiz. - Es destrers muntent (vers 1000, 1001. V. aussi les vers 755, 756.) == Notre vieux poëme nous parle plus d'une fois des étriers, mais sans nous en préciser la forme, et c'est ici que les monuments figurés viennent à notre aide. (V. les fig. 5, 6, 7, 12.) == Pour faire honneur à quelqu'un, et particulière- ment au Roi, on lui tient l'étrier : L'estreu li tindrent Naimes e Jo~ cerans. (Vers 3113.) == Les selles étaient richement ornées, gemmées à or (vers 1373), orées (vers 1605). La Chanson nous parle souvent des auves (v. 1605), et aussi des arçons, qui sont primitivement les deux arcs formant la charpente principale de la selle. (Vers 1229, etc.) Mais déjà nous avons vu ailleurs quels sont les éléments de la selle : : << des arçonnières étroites et recourbées ; des quartiers coupés car- rément et brodés ; deux sangles, distantes l'une de l'autre ; une bande de cuir formant le poitrail et qui est garnie de franges, et enfin les étriers. >> (Demay, le Costume de guerre, p. 163 des Mé- moires de la Société des antiquaires de France, 1874-1875.) == << Le frein, dit le même érudit, est à branches droites ou coudées ea arrière, et ces branches sont reliées ensemble par une traverse qui est percée d'un trou où les rênes sont arrêtées >>. (V. les figures 5, 6, 7, 12.) == Et maintenant, de tous ces passages de notre Chanson que nous avons soigneusement recueillis, pouvons-nous véritablement tirer quelques éléments de critique sur la date précise de cette oeuvre célèbre ? Le défaut de tous les vers que nous avons cités plus haut, c'est leur manque de précision, et rien n'est d'ailleurs plus facile à comprendre dans un poëme. D'un autre côté, nous avons vu les sceaux des XIe et XIIe siècles, conservés aux Archives de ÉCLAIRCISSEMENT III 387 France. Or on peut dire, d'après ces documents figurés, que depuis la fin du XIe siècle jusqu'à la seconde moitié du XIIe, il n'y a pas eu dans nos armures un seul changement véritablement radical. Les modes ne changeaient pas alors comme aujourd'hui, et les artistes qui gravaient les sceaux se contentaient trop souvent de copier des types antérieurs. == Quoi qu'il en soit, si nous avions, d'après de si vagues documents, une conclusion à tirer, nous la formulerions en ces termes : << Il est absolument certain que les armures décrites dans notre poëme sont antérieures au règne de Philippe-Auguste. Et comme il n'est pas question de chausses de mailles dans le Ro- land, il est possible qu'il soit antérieur à l'époque où ces sortes de chausses ont pénétré dans notre costume de guerre. >> Cette époque est la seconde moitié ou le dernier tiers du XIe siècle, et il y a déjà plusieurs chausses de mailles très-nettement indiquées dans la ta- pisserie de Bayeux. (Vetusta monumenta, Londres, 1835, pl. XI et XII.) Mais nous avouons que cette attribution n'a rien de rigoureux. Notre poëme lui-même ne nous permet pas d'aller plus loin. _______________ ÉCLAIRCISSEMENT IV SUR LA GEOGRAPHIE DU ROLAND I POSITIONS OCCUPÉES PAR LES DEUX ARMÉES AU DEBUT DE LA CHAN- SON DE ROLAND : SARAGOSSE ET CORDRES. Lorsque commence l'action de Notre poëme, Marsile et l'armée païenne occupent Saragosse. (Vers 10 et suivants.) D'un autre côté, Charlemagne et l'armée fran- çaise sont devant Cordres (vers 71), qui est emportée d'assaut. (Vers 96 et suivants.) == Où est Cordres ? Faut- il, comme tous les traducteurs du Roland, traduire ce mot par << Cordoue >> ? On a déjà montré, avec raison, qu'une telle assimilation ne saurait être ri- goureuse. == En effet, quand les messagers de Marsile vont en am- bassade de Saragosse à Cordres (vers 96), et quand Ganelon se rend avec eux de Cordres à Saragosse (vers 366), ils ne paraissent pas mettre un long temps à faire le chemin. == M. G. Paris (Revue cri- tique, 1869, n° 37, p. 173) prétend que ce voyage ne dure qu'un jour. Le texte ne confirme pas très-nettement cette allégation (St. VIII) ; mais il est évident que la chose se fait assez rapidement, sans fatigue, et que les ambassadeurs de Marsile et Ganelon n'ont pas, comme s'il s'agissait vraiment de Cordoue, à traverser toute l'Espagne. == On pourrait donc admettre que Cordres, dans l'idée de notre poëte, EST PRES DES PYRÉNÉES. == Mais il est évident que, dans son esprit, il s'agissait d'une très-grande ville ; - qu'il avait vague- ment entendu parler de Cordoue, boulevard important de la puis- sance musulmane ; - et que, par un effet de cette ignorance dont on trouve tant de preuves dans nos vieux poëmes, il place brave- ment cette grande ville non loin de Saragosse. Dans le roman du cycle de Guillaume que nous avons découvert et intitulé la Prise de Cordres, c'est bien, en effet, de Cordoue qu'il s'agit. == Quoi qu'il en soit, nous avons, dans cette traduction, interprété ce mot par << Cor- dres >> pour mieux respecter notre texte. == Il y a ici tout un ordre de documents que l'on n'a pas encore consultés au sujet de notre géographie épique : ce sont les cartes des XIe-XIIe siècles. Il est évi- dent que, pour certains de nos pères, l'Espagne finissait à peu de distance de Saragosse. En d'autres termes, ils ne connaissaient pas ECLAIRCISSEMENT IV 389 la profondeur réelle de l'Espagne, et entassaient dans la petite zone de l'Espagne du Nord toutes les villes célèbres dont le nom était venu jusqu'à eux, Cordoue, Tolède et les autres. (V. une carte du XIe siècle, conservée à la Bibliothèque nationale.) == Formulons en deux mots notre conclusion : << Au début de la Chanson de Roland, deux points topographiques sont mis en lumière : Saragosse, dernier refuge du roi Marsile ; Cordres, dernière conquête de Charlemagne, que le poëte s'imagine à quinze ou vingt lieues de Saragosse au N.-O., ville imaginaire sans doute et née du souvenir de la véri- table Cordoue. >> II. ITINÉRAIRE DE CHARLES DEPUIS CORDRES JUSQU'AUX PYRÉNÉES : GALNE. Charlemagne n'attend pas à Cordres le retour de Ganelon, son messager près de Marsile. Il se met en route vers la France, il aproisrnet sun repaire. (Vers 661.) Il arrive sur les ruines de Galne, que Roland a jadis détruite, et qui, depuis cet exploit, fut cent ans déserte. (Vers 662-664.) C'est là que Charles attend Ganelon et le tribut promis par Marsile. (Vers 665-666.) Il nous paraît impossible de dé- terminer la situation de Galne, et nous y avons véritablement épuisé nos efforts. == Charles cependant ne tarde pas, après avoir vu Gane- lon, à quitter Galne. (Vers 701 : Franc desherbergent.) Il reprend la route de France (vers 702 : Vers dulce France tuit sunt achiminez), et fait UNE JOURNEE DE MARCHE. Puis, les Français se reposent, ils campent dans un lieu innommé (vers 709 : Franc se herbergent par tute la cuntrée), et c'est là que l'Empereur a ses rêves lugubres (vers 718-736) qui lui donnent le pressentiment de Roncevaux. Le lendemain matin, en s'éveillant, Charles montre à ses barons les dé- filés qu'ils ont à traverser. (Veez la porz e les destreiz passages, 741.) Donc, ils sont au pied des Pyrénées ; donc, il ne leur a fallu qu'un jour de marche pour aller de Galne aux Pyrénées ; donc Galne serait, tout au plus, à une quinzaine de lieues S.-E. du pied des Pyrénées. == Or nous avons déjà supposé Cordres à quinze ou vingt lieues N.-O. de Saragosse. Il ne reste plus à préciser que la distance entre Galne et Cordres. Elle doit être peu considérable : car de Saragosse à Ron- cevaux il n'y a guère, en totalité, que trente ou trente-cinq lieues. III. LE DÉSASTRE DE RONCEVAUX A EU LIEU DANS LA NAVARRE, ET NON PAS DANS LA CERDAGNE. La question a été soulevée par M. d'Avril dans une note de sa Chanson de Roland. (P. 277 de son édition in-18.) Frappé de ce double fait que les Français passent par Narbonne à leur retour en France (vers 3683), et que les Sarrazins, au moment de fondre sur l'arrière-garde chrétienne, chevauchent par tere Cer- teine e les vals e les munz (vers 856), M. d'Avril n'a pas craint de formuler ses conclusions en ces termes : << Le détail de ce voyage de Charles et la mention de la Cerdagne indiquent que le lieu du désastre, d'après notre poëme, serait la Cerdagne. C'est sur cette route que l'on trouve une localité appelée la Tour de Karl. ON SE SERAIT DONC TROMPÉ EN CHERCHANT LE RONCEVAUX DE ROLAND DANS LE 390 LA CHANSON DE ROLAND RONCIVALS QUI EXISTE SUR LA FRONTIÈRE DE LA NAVARRE. >> == Un tel système devait trouver de nombreux contradicteurs : MM. P. Ray- mond, G. Paris et François Saint-Maur répondirent à M. d'Avril. M. P, Raymond le réfuta dans un article de la Revue de Gascogne (septembre 1869, t. X, p. 365) ; M. G. Paris, dans la Revue critique (11 septembre 1869, n° 37) ; M. François Saint-Maur, dans une bro- chure intitulée : Roncevaux et la Chanson de Roland, simple ré- ponse à une question de géographie historique. La question nous paraît aujourd'hui suffisamment éclairée, et il est très-nettement démontré que le Roncevaux de notre épopée est celui de la Navarre. == PREMIER ARGUMENT. - Charlemagne, d'après notre Chanson, tra- verse plusieurs fois les ports ou défilés de Sizer (vers Î3S3, 719, 2939), et il est aisé de voir que Sizer, d'après les assonances, doit se pro- noncer << Sizre >>. Ces mêmes défilés sont appelés Cisre dans le ma- nuscrit de Venise ; Portus Ciserei dans la << Chronique de Turpin >> ; Portae Caesaris dans la Kaiserscronik. Or il ne peut être douteux pour personne, après le travail de M. P. Raymond, que ces ports de Cizer ou de Cizre, ces portus Ciserei, ces portae Coesaris ne soient identiques avec cette partie de la Navarre française qui touche à Roncevaux et qui s'appelle ENCORE AUJOURD'HUI du nom de Cize. C'est ce même pays qui, dans une charte de 980, s'appelle Vallis Cirsia ; qui, au XIIe siècle, reçoit les noms de Cycereo, Sizara, Cizia, Cisera, Cisara ; que l'historien arabe Edrisi appelle en 1154 << la porte de Cizer >>, qui, au commencement du XIIe siècle, se- nomme Ciza ; Cizie, en 1253 ; Cisia, en 1302, et Sisie, en 1472. Et M. P. Raymond ajoute : << La voie romaine d'Astorga à Bordeaux traversait la vallée de Cize, qui correspond au val de Roncevaux en Espagne. >> Le doute n'est plus possible, et, comme notre vieux poëme NE SÉPARE PAS RONCEVAUX DES DÉFILÉS DE SIZER, il faut conclure que, ces derniers étant en Navarre, l'action de notre Chanson s'est, passée en Navarre. == DEUXIÈME ARGUMENT. - La partie de la Navarre espagnole qui longe le pays de Cize s'appelle encore aujourd'hui le Val Carlos. Cette appellation est ancienne, et M. Raymond cite des textes de 1273 et 1333 (Archives des Basses-Pyrénées, G., 204, pp. 4 et 11), où il est question de l'église et de l'hôpital sancti Salvato- ris Summiportus in Valle Caroli. Celait l'ancienne localité nom- mée Summum Pyrenoeum : on y voit aujourd'hui la petite chapelle nommée Ibagneta (le lieu de Jean ?), dont nous donnons ici le des- sin, et près de laquelle M. J. Quicheral placerait volontiers le théâtre de la grande bataille. Quoi qu'il en soit, dans la Chronique du Faux Turpin, il est question de la Vallis Caroli, près de Roncevaux, et c'est dans le Val Charlon, près des défilés de Sizer, que Charles, d'après la Kaiserscronik, réunit une armée de 53,000 jeunes filles. << Le Val Carlos, dit M. G. Paris, est marqué sur la carte de l'Es- pagne arabe qui fait partie de l'atlas historique de Sprunner, et qui est dressée surtout d'après les documents arabes. >> Il est, d'ail- leurs, indiqué dans la carte de Cassini, etc. == Concluons que Ron- cevaux étant inséparable du Val Carlos, et le Val Carlos, d'après ÉCLAIRCISSEMENT IV 391 tous les documents, faisant partie de la Navarre, Roncevaux est en Navarre. == TROISIÈME ARGUMENT. - M. d'Avril cite en Cerdagne << la tour de Karl ou de Carol >> ; mais on lui fait observer avec raison que Charlemagne a laissé des souvenirs dans toute la région des Pyrénées. Or ces souvenirs sont autrement profonds et vivants dans la Navarre. << Outre le Val Carlos, dit M. P. Raymond, il existe d'au- tres vestiges de la tradition : sur l'ancien chemin d'Orthez à Sauve- terre, qui s'appelait lo cami Romiu ou << de Saint-Jacques >>, et qui [fig. 453.jpg] Fig. 17. Vue de la chapelle d'Ibagneta et du passage où l'on suppose qu'a eu lieu le désastre de Roncevaux. conduisait à Roncevaux, il y a un carrefour nommé << la Croix-de- Roland >>. (Ce carrefour est sur la commune d'Orion ; il était ainsi désigné, au moins dès le XIIe siècle.) D'ailleurs, on retrouve le nom de Roland sur tous les chemins de ce pays. Dans la commune d'It- zassou, il y a le Pas-de-Roland, etc. etc. Toutes ces localités, qui sont voisines de Roncevaux en Navarre, ayant gardé de tels souve- nirs de Roland, on a tout au moins une présomption en faveur de la situation de Roncevaux en Navarre. == A ces arguments, l'école de M. d'Avril fait deux objections. Au vers 856 de la Chanson de Ro- land il est dit que les païens, pour surprendre l'arrière-garde fran- çaise, traversèrent Tere Certeine e les vals e les munz. << Vous voyez bien, dit M. d'Avril, qu'il s'agit de la Cerdagne. >> On a répondu 392 LA CHANSON DE ROLAND que << la Cerdagne était alors beaucoup plus étendue, ou qu'il s'agit ici d'une autre Cerdagne >>. Mais d'ailleurs, et encore une fois, il ne faudrait pas demander trop d'exactitude géographique aux auteurs de nos Chansons. Notre poëte savait vaguement qu'il y avait, non loin des Pyrénées, un pays nommé Cerdagne. Et il y fait bravement passer une armée païenne avant d'arriver aux défilés de Sizer. == Il en est de même de Narbonne. Quand Charlemagne rentre en France par la Gascogne et Bordeaux, il est dit que les Français passent Nerbone par force et par vigur. (Vers 3683.) Or Narbonne n'est pas sur le chemin des Pyrénées à Bordeaux. Qu'en conclure ? Tout sim- plement que notre trouvère ignorait la géographie. Il savait, par une tradition poétique très-ancienne, que Charlemagne, en revenant de Roncevaux, s'était rendu maître de Narbonne. Et même ce récit fut un jour intercalé dans le Roland de Venise. Sans penser à mal, le poëte a donc écrit le nom de Narbonne, et peut-être les mots par force e par vigur indiquent-ils que l'auteur de notre Roland pensait vaguement à la légende d'un siège et d'une conquête par Charlemagne. Mais voici une raison plus décisive : dans une Apocalypse du XIIe siècle, appartenant à M. Ambroise Firmin Didot, Nerbona est placée tout près de Cesaraugusta, et sur le chemin même qu'ont dû suivre les Français. Encore un coup, on n'a pas assez remonté aux cartes du moyen âge, et elles sont d'une autorité irrécusable IV. LE RETOUR DE CHARLEMAGNE EN FRANCE. M. Gaston Paris a très-clairement exposé la marche et énuméré les étapes de Charle- magne, depuis la mort de Roland jusqu'au procès de Ganelon : << Appelé par le cor de Roland mourant, l'Empereur revient à Ron- cevaux le soir de cette journée si remplie. (Vers 2398.) A deux lieues en avant, du côté de l'Espagne, on voit encore la poussière des Sarrazins qui se retirent (vers 2425, 2426) ; les Français se mettent à leur poursuite ; mais ils n'auraient pas le temps de les atteindre, car la nuit tombe, si Dieu ne renouvelait pour Charles le miracle de Josué. La journée dure encore assez longtemps pour que les chrétiens, qui ont barré aux païens le chemin de Saragosse vers 2464), les bloquent contre l'Èbre et les forcent de s'y jeter et de s'y noyer tous. Les païens morts, Charlemagne trouve qu'il est bien tard pour retourner à Roncevaux (vers 2483), et les Fran- çais, accablés de fatigue, campent sur la terre déserte. (Vers 2489.) C'est pendant cette même nuit que la flotte immense amenée à Mar- sile par Baligant, l'émir de Babylone, remonte l'Èbre à la lueur de mille fanaux (vers 2643), et aborde non loin de Saragosse. Au matin, dèa l'aube, Charles se lève, et les Français retournent, par cez veies langes e cez chemins mult larges, voir à Roncevaux le << merveilleux dornmage >>. (Vers 2852, 2853.) C'est là que les messagers de Bali- gant viennent défier Charles, et, le soir de la même journée, l'Em- pereur victorieux arrive à Saragosse et s'en empare. Quand il y entre, clere est la lune, les esteiles flambient. (Vers 3659.) Il re- tourne en France le lendemain, sans doute par le même chemin, puisqu'il ECLAIRCISSEMENT IV 393 traverse de nouveau la Gascogne, et arrive à Bordeaux (vers 3684) et à Blaye (vers 3689), d'où il va directement à sa chapelle d'Aix. (Revue critique, 1869, n° 37, pp. 174, 178.) == Nous avons essayé de résoudre en leur lieu les autres difficultés de la Chanson. V. la carte qui sert de frontispice au tome II de notre première édition du Roland, et qui offre le théâtre de la guerre avec l'itinéraire com- plet de Charlemagne. _______________